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Le mythe d’Oedipe à la lumière du mythe du Sphinx

01.04.1993

à Mme le Dr. A. Watillon

Argument

Le mythe oedipien en contient un autre : le mythe du Sphinx. Entre ces deux mythes se joue toute une dynamique, et il fut un temps où le mythe du Sphinx porta le mythe oedipien dans son sein.

Dans une première partie se posera la question de savoir si l'évolution historique dont ces formations sont le résidu, a des analogies avec notre histoire interne personnelle ou encore si le Sphinx peut être utilisé comme image d'un objet interne.

Une seconde partie est consacrée à l'énigme du Sphinx. Devant cette énigme, deux attitudes sont possibles : l'attitude préoedipienne (prégrecque), faite d'expérience et l'attitude oedipienne (grecque), faite de conquête. Ceci servira de modèle pour une approche par deux pistes différentes, dont la psychanalyse reste de nos jours le témoin.

Le mythe du Sphinx et ses origines

Freud trouva une forme pour son propre conflit : le mythe oedipien. Après quoi il se rendit compte que cette structure de l'inconscient dépassait de loin sa problématique personnelle, et devait être considérée comme une donnée universelle.

D'un autre côté, nous connaissons tous l'incapacité et même le refus de Freud d'aborder par son auto-analyse les couches nommées préoedipiennes. En outre, la façon de penser l'évolution en phases consécutives, surtout après Freud (ex. Fenichel), ont pour conséquence que les structures non-oedipiennes du psychisme furent considérées comme primitives.

J'ai été frappé par la façon dont les mêmes phénomènes se sont produits dans l'histoire. Notre histoire à nous commence aussi bien avec l'histoire oedipienne grecque. Ce qui existait avant cette période, nous l'appelions la préhistoire, le primitif. Mais en y regardant de plus près, nous arrivons à la constatation pour le moins remarquable qu'il existe pour cette période une lacune importante. Concernant la période entre 900 et 1200 av. J.C. on ne sait quasi rien. Pour les anciens grecs la même lacune semble avoir existé, et la période antérieure à 1200 av. J.C., ils l'expliquent par leur panthéon de Dieux. Ce n'est qu'en 1900 (l'année de l"'lnterprétation des rêves" de Freud) qu'Evans découvrit qu'avant 1200 av. J.C. il n'y avait pas une culture primitive, comme on l'avait toujours supposé, mais une culture très riche : la culture minoienne-mycénienne, différente et d'un certain point de vue, plus riche que la culture grecque. Cette culture a disparu, balayée pour des raisons encore inconnues (Van Effenterre, 1985). Dans l'histoire oedipienne grecque, seul un élément fait référence à cette culture-là, à savoir le Sphinx. Du point de vue analytique, on peut s'attendre à ce que cet élément ait été sérieusement déformé.

Il y a, en effet, quelque chose d'étrange concernant le Sphinx comme nous le connaissons depuis l'histoire de Sophocle : d'un côté, il s'agirait d'un monstre tout-puissant, qui tient Thèbes en son pouvoir ; d'un autre côté, ce soi-disant monstre saute du Mont Phikeon, parce qu'Oedipe résout une petite devinette quelconque. Différents arguments nous amènent à penser que dans la culture minoienne-mycénienne, le Sphinx n'était pas du tout un monstre. Au contraire, la symbolique du Sphinx (queue de serpent pour l'eau, corps de lion pour la terre, ailes pour l'air) démontre qu'il était plutôt un modèle de beauté, de sagesse et de toute-puissance.

En plus, il y a une relation directe entre le Sphinx et le culte de la fertilité et de la mère divine toute-puissante (Rentmeister, 1978). Dans la plupart des représentations on voit les Sphinx, par paires, protéger la Grande Mère (ce qui explique probablement, que plus tard, l'Alma Mater, est entourée de deux lions). Ou encore les Sphinx entourent un pilier qui, selon Evans, est aussi un équivalent de la divinité féminine dans le culte crétois. On les retrouve également à côté de grottes et de portes qui à leur tour renvoyent à la fécondité du sein maternel (en analogie avec les Dolmens). Ces lieux étaient strictement interdits aux hommes : le secret de la fécondité y était gardé, les enfants y prenaient naissance.

Le fait que les Sphinx protégeaient les lieux saints de la Mère Toute-Puissante offre une signification possible pour l'énigme du Sphinx : c'est-à-dire d'où viennent les enfants ? En tout cas, Freud (1907, 1917), Rank (1926) et Reik (1920) se trouvaient d'accord pour cette explication de l'énigme. Ceci n'est pas trop inconcevable, puisque encore aujourd'hui dans certaines cultures orientales les hommes et les femmes ne vivent pas réellement en couple, et aussi longtemps que le rôle de l'homme dans la fertilité resta obscur, seul le lien entre mère et enfant était clair et net. Ceci explique aussi pourquoi les noms n'étaient pas importants dans les cultures matriarcales. C'est seulement après avoir compris l'énigme de la fertilité que les hommes deviendront aptes à prétendre un droit sur leurs enfants en leur donnant leur nom. A ce moment il devient possible de passer du droit maternel au droit nuptial.

Fertilité et secret féminin nous rapprochent d'un autre aspect du Sphinx, occulté par les Grecs, la sexualité, une sexualité active, réservée dans les cultures postérieures uniquement aux hommes.

Laistner (1889) voyait, dans cette perspective, le Sphinx comme un incubus féminin, c'est-à-dire un être qui choisissait des hommes pour cohabiter avec eux. Delcourt (1981) suit cette hypothèse et a retrouvé huit représentations de Sphinx en mouvement, ensorcelant des hommes paralysés par la fascination. Cette image fait penser aux sirènes, sorcières et femmes fatales telles qu'elles ont été peintes au tournant du siècle par Franz von Stück.

Il ne semble pas impossible que la représentation monstrueuse du Sphinx soit une déformation, un "cover-up", pour ce qui s'est passé à la transition de la Crète matriarcale à la Grèce patriarcale. C'est-à-dire que la Mère omnipotente est détruite, mais représentée par la suite comme un monstre qui s'est suicidé. En même temps, on voit apparaître une autre image féminine, une image où ce n'est plus la fertilité ou la féminité primitive qui prend le devant, mais une image féminine créée par l'homme. La même dynamique se reflète d'ailleurs dans le mythe grec de la création (Kraakman, 1979). Nous y trouvons l'histoire de Zeus, dieu indo-européen qui fait irruption en Crète pour envahir Typhon (le serpent comme symbole féminin) et pour posséder la Mère Terre. De là naquit un autre type de femme : Athèna. Elle naquit de la tête de Zeus et est représentée avec un Sphinx sur la tête. On ne pourrait pas le représenter plus clairement !

Nous pouvons nous demander si un tel revirement se retrouve aussi dans notre histoire personnelle. Freud (1931) en tout cas ne cessait de se demander si c'était le complexe d'Oedipe qui était bien au centre de notre évolution, ou si les relations primaires avec la mère n'étaient pas prioritaires. Concernant cette question, il fit explicitement la comparaison avec la découverte en 1900 de la culture minoienne-mycénienne derrière la culture grecque.

Interprétations du Sphinx par quelques pionniers de la psychanalyse

Au sujet du Sphinx lui-même, on ne trouve chez Freud qu'une seule phrase (1928) ; il postule que triompher du Sphinx représente le parricide ! Ceci est assez étonnant, si nous savons que Freud s'était entouré dans son cabinet de consultation de Sphinx aux formes féminines prononcées : une reproduction du tableau d'Ingres et un vase en forme de Sphinx. On peut penser avec Raphael-Leff (1990) que Freud gardait inutilisé l'accès qu'il avait au domaine préoedipien et se contentait de s'entourer d'antiquités énigmatiques de cette période. On pourrait y voir un clivage plutôt qu'une intégration de sa connaissance latente de la mère archaïque créative/destructive.

Jung, au contraire, s'arrêta nettement devant l'imago maternelle cruelle. Dans "Wandlungen und Symbole der Libido" (1912) il voyait le Sphinx comme une représentation de la mère terrifiante. En psychothérapie il apparaît, en effet, souvent qu'une image maternelle terrifiante ne dépende pas de la mère réelle. Ainsi, des enfants qui ont une relation affectueuse avec leurs parents rêvent souvent, par compensation, de ceux-ci comme animaux terrifiants. Le Sphinx est une personnalisation d'une telle image maternelle terrifiante et dévorante. La partie supérieure représente la partie humaine attirante ; la partie inférieure représente la partie bestiale transformée par l'inceste en une partie cruelle.

En ce qui concerne l'énigme du Sphinx, Jung affirme qu'Oedipe ne s'est pas rendu compte que l'intelligence n'était pas le moyen adéquat pour résoudre le problème. La solution de l'énigme est notamment le Sphinx lui-même, la terrible imago maternelle dont Oedipe négligea les avertissements. En surestimant son intelligence, Oedipe tomba dans le piège, d'une façon typiquement masculine, et commit l'inceste.

Dans "Das Inzest-Motiv in Dichtung und Sage" (1912), Rank estime que dans de vieux poèmes épiques, le Sphinx et Jocaste sont considérés comme une seule et même personne. Rank suppose que le clivage de l'image maternelle se fait plus tard, comme la conséquence du refoulement des désirs incestueux déplaçant l'anxiété sur le Sphinx. Il admet que, d'un point de vue historique, le Sphinx représente probablement la conquête des Grecs sur l'ancienne croyance orientale en la Mère. Dans les trouvailles archéologiques plus tardives, on trouve en tout cas des indices compatibles avec cette hypothèse.

Le fait qu'Oedipe est mis, après sa naissance, à la mer dans une boîte, et aussi le fait que le Sphinx saute dans la mer, reflètent pour Rank sa théorie du traumatisme de la naissance. Dans ce contexte, il rappelle également que la punition de l'inceste au Moyen Age consistait à noyer le coupable dans la mer.

Les organes génitaux masculins peuvent être expliqués selon lui par la théorie freudienne de la sexualité infantile, c'est-à-dire la première représentation du père est une mère avec un pénis. Pour lui, ceci est simultanément un temps de transition au cours duquel la peur de la mère est transférée au père.

En 1920 Reik fit une étude extensive du Sphinx dans son ouvrage sur "Oedipe et le Sphinx". Il défendit Freud et critique Jung. C'est une illustration remarquable à cette époque là, des tabous concernant une image maternelle terrifiante.

"The image of the "terrible mother" constructed by C.G. Jung – even if we ignore his anagogic interpretation – is by no means primary, and it presupposes definite changes in the psychic relations of the mother. Tremendous revolutions must have occured, attribuable perhaps to a decisive modification of living conditions and their repercussions on the primitive human family, resulting in a radical transformation of domestic emotions, before the image of the loved and cherished mother could change into the terrifying figure evoked by Jung" (Reik, 1920, p. 46).

Reik distingue deux phases dans l'évolution du mythe du Sphinx : en premier lieu, le Sphinx était un animal totémique, projeté ultérieurement dans le ciel comme Dieu-Soleil, et enfin transformé d'une façon anthropomorphique en une représentation masculine du Sphinx. Le meurtre du Sphinx signifie donc pour Reik comme pour Freud inévitablement le parricide dans sa forme la plus cruelle puisqu'il s'agit du meurtre d'un Dieu. Dans une deuxième phase, il y a transformation du Sphinx en une image maternelle, et de ce moment Reik est d'accord avec Rank : les désirs incestueux appellent l'angoisse de castration et font en sorte que la mère devienne angoissante. En conclusion, Reik voit le Sphinx comme un animal combiné (une notion qui sera chère aussi à Klein). Le sphinx est aussi bien homme que femme, et dans les phantasmes sado-masochiques de l'enfant concernant le coït, jouir et tuer coïncident.

Fromm (1957) reprend les idées originales de Bachofen, concernant le matriarcat. La réponse d'Oedipe à la question du Sphinx : l'homme, signifie pour Fromm qu'Oedipe place le matriarcat au-dessus de l'état, de la loi et du patriarcat. L'idée de la fraternité universelle est enracinée dans les principes maternels. Aussi, selon Fromm, Oedipe doit-il être considéré comme un représentant du matriarcat, plutôt que comme un conquérant patriarcal, tel qu'il est le plus souvent présenté. On peut trouver une confirmation supplémentaire à cette thèse dans le fait qu'Oedipe, à la fin de sa vie, trouve repos à Colone, le sanctuaire des déesses Demeter et les Erinnyes.

Le Sphinx du point de vue kleinien et postkleinien

A l'exception de Freud et Reik, le Sphinx est interprété comme une mère préoedipienne. Dans la première partie de cet article, il apparaît que sous l'angle historico-archéologique, le Sphinx peut être considéré comme une représentation préoedipienne (pré-grecque) de la Mère-Déesse. Il va presque de soi d'évaluer cette représentation par rapport avec ce que nous savons de la représentation préoedipienne de la mère à partir des théories kleiniennes et post-kleiniennes.

Les idées de M. Klein concernant la féminité, exposées dans ses publications de 1928 à 1945, peuvent être comparées aux caractéristiques du Sphinx telles qu'elles ont été envisagées dans les pages qui précèdent. Dans la comparaison qui suit, les caractéristiques seront citées entre parenthèses.

Pour M. Klein, le complexe d'Oedipe avec sa pulsion typiquement sexuelle existe déjà pendant les phases orale et anale. Les pulsions sexuelles sont d'ailleurs projetées sur la mère, de telle sorte qu'elle est perçue comme sexuée (le Sphinx est un incubus, un être sexué qui prend les hommes). Mais pendant ces phases, les caractéristiques orales et anales sont également projetées sur la mère, de sorte qu'un Surmoi maternel est mis en place, Surmoi mordant et dévorant (le Sphinx est un monstre terrifiant). Dans la phase pré-oedipienne la mère est composée d'objets partiels (le Sphinx est constitué de différentes parties, d'origine humaine aussi bien que d'origine animale). Tôt dans la phase préoedipienne l'enfant n'a pas encore accès au langage, alors que par ailleurs, il se pose beaucoup de questions, du fait que l'oedipalité est déjà là aussi bien que la curiosité sexuelle. Cette situation provoque l'éclosion d'un état d'ignorance et de mystère (le mystère, l'énigme du Sphinx). Ce sentiment d'ignorance coïncide, en outre, avec le complexe de castration de la période de l'Oedipe précoce (si l'énigme du Sphinx n'est pas résolu, la mort s'ensuit). D'un autre côté, dans cette période, les pulsions épistémophiliques de l'enfant sont intimement liées au sadisme des phases orale et anale (la résolution de l'énigme signifie la mort du Sphinx). La pulsion épistémophilique se dirige surtout sur le corps de la mère, exprimé par le désir de s'approprier son contenu (le Sphinx est représenté dans les images comme le gardien du secret féminin, le gardien des grottes, symboles de la matrice et des lieux saints où les femmes accouchaient). Le désir de s'approprier le corps de la mère est suivi d'un sentiment de culpabilité oedipienne et, en réaction, l'enfant s'identifie à la mère (la réponse à l'énigme : l'homme lui-même). Cette identification se fait dans les deux sexes et M. Klein parle à ce propos de phase féminine.

Du fait que dans cette phase, le désir d'avoir des enfants et la pulsion épistémophilique vont de pair, le petit garçon trouve la possibilité de déplacer son désir d'enfant dans la sphère intellectuelle (suivant la version de Sophocle, le Sphinx fut vaincu par l'intelligence). Dans son désir de s'approprier le contenu du corps de la mère, l'enfant y met en phantasme non seulement les faeces, vécus comme des enfants, mais aussi le pénis du père. Dans la phase féminine, il n'y a donc pas seulement l'angoisse de la matrice, mais aussi l'angoisse du pénis du père (le Sphinx a un bas-ventre animal masculin).

On peut voir combien le modèle Kleinien concernant la mère préoedipienne coïncide avec l'image du Sphinx dans un autre texte décrivant une thérapie de jeux avec un enfant psychotique (Klein, 1929), texte où Klein décrit la prépondérance d'un Surmoi maternel cruel dans la psychose. L'enfant psychotique emploie inconsciemment les mêmes images que nous trouvons rassemblées autour du Sphinx ; c'est-à-dire une mère féérique (la partie supérieure, le visage du Sphinx) par rapport à une mère lionne (l'animal, la partie lionne du Sphinx).

L'alliance de la beauté fascinante (la partie supérieure du Sphinx) et du côté menaçant (la partie inférieure du Sphinx) propre à la mère préoedipienne est décrite d'une façon prégnante par Meltzer. La citation suivante concernant la mère préoedipienne évoque fort bien l'image du Sphinx :

"Her (from the mother) outward beauty concentrated as it must be in her breast and her face, complicated in each case by her nipples and her eyes bombards him with an emotional experience of passionate gravity, the result of his being able to see these objects as beautiful. But the meaning of his mother's behaviour, of the appearance and disappearance of the breast and the light in her eyes, of a face on which emotions pass like the shadows of clouds on a landscape, are unknown to him. He has after all, come into a strange country of which he knows neither the language, nor the customary non verbal cues and communications. The mother is enigmatic to him" (Meltzer, 1988, p. 22).

Quelques réflexions cliniques

Si nous considérons le Sphinx comme l'image d'un objet interne, alors cette image est constituée d'une image maternelle fascinante, telle que Meltzer la décrit, et d'une image maligne de la mère préoedipienne, décrite par M. Klein. Il y a des arguments historiques pour penser que l'image du Sphinx n'est devenue monstrueuse que dans la culture grecque, à l'occasion de l'émergence de l'image féminine Athèna-Jocaste. Il n'est pas clair si dans notre histoire personnelle, la mère préoedipienne a aussi été déformée après-coup, c'est-à-dire au moment de la révolution oedipienne. Selon Stern (1985), il existe en tout cas de nombreux arguments pour accepter que l'image que nous nous formons du fonctionnement infantile précoce (par exemple la symbiose), s'applique plutôt aux adultes, et est donc formée après-coup, plutôt qu'elle ne coïncide avec le fonctionnement précoce réel de l'enfant. On peut donc dire qu'il est presque impossible de savoir quelle est la vraie image de la mère dans les premiers mois de la vie.

Mais en tout cas, le Sphinx semble être une image qui convienne pour la mère préoedipienne interne telle que nous la rencontrons dans les analyses. J'ai pourtant l'impression qu'il y a une différence entre hommes et femmes. Chez les hommes, cet objet interne Sphinx se reflète plus facilement dans leurs relations hétérosexuelles, alors que chez les femmes un tel objet se montre plus facilement dans les relations qu'elles ont avec elles-mêmes. Chez les femmes, on trouve, en effet, souvent une attitude de fascination face à leur image réfléchie dans le miroir : image créée (réparée, dirait Klein) et en même temps, une servilité exagérée devant les demandes excessives de cette image interne. D'autre part, il y a l'image oedipienne avec laquelle la femme s'identifie. Cette image n'est pas créée par la femme elle-même, mais paraît être souvent formée de l'extérieur, née des fantaisies masculines, et transmises à la fille par la mère.

L'image du Sphinx apparaît d'une autre manière chez l'homme. Cliniquement, je suis frappé de voir combien souvent on retrouve une telle image féminine sous d'autres apparences : des hommes qui parlent d'une abondance de femmes, ce qui pourrait donner l'impression d'un donjuanisme oedipien. En y regardant de plus près, toutes ces femmes différentes répondent ensemble à une grande image féminine, une Femme, présente partout, séductrice et en même temps très dangereuse, primitive et culpabilisante. Le patient se vit presque comme une sorte d'esclave. L'interchangeabilité de ces femmes et le clivage sont évidents. La conséquence en est que ces patients restent dans un certain marasme, fuyant ainsi leurs sentiments de culpabilité envers une femme dans leur aveuglement pour une autre. C'est le Sphinx interne qui se reflète à l'extérieur dans une variété de relations partielles complexes.

Chez les psychotiques, ce Sphinx interne est souvent présent dans sa forme la plus atroce : on y retrouve une tendance immense à la fusion, fascination et état amoureux ; la femme est une sirène pour laquelle tout est sacrifié (littéralement pour le psychotique) et ceci va de pair avec un sentiment partout présent d'expulsion, par exemple des images de décapitation à cause de la masturbation. Ici la menace de castration n'émane pas du père. C'est comme si l'objet Père manque ou n'a pas réussi à rendre vivable la menace meurtrière de la mère préoedipienne et à la transformer en une menace de castration tolérable. Dans une problématique psychotique, cette image interne de mère préoedipienne est transformée d'une façon hallucinatoire (Bion, 1965). Le résultat en est que cette image, fort transformée, se retrouve partout, elle envahit la totalité du monde interne et externe, de sorte que le temps psychique semble s'arrêter et que l'espace psychique n'existe plus.

A partir de l'interprétation du Sphinx comme mère préoedipienne, on peut interpréter différemment l'histoire d'Oedipe. Oedipe tue sa mère préoedipienne, le Sphinx, et assassine son père, mais déçu par sa mère-femme oedipienne il s'aveugle pour retrouver la mère préoedipienne. Il termine en errant à la main de sa fille à Colone où les déesses féminines règnent.

En ce sens, "le démon de midi" peut être compris comme la résurrection du Sphinx qui s'apprête à briser la vie oedipienne organisée. La destruction est-elle vraiment nécessaire, comme dans l'histoire d'Oedipe, pour rentrer en contact avec le Sphinx et la vitalité ? Ou est-ce le résultat du fait de s'isoler de ces flux préoedipiens ? N'est-ce pas le danger d'analyses unilatéralement centrées sur l'Oedipe. Pour approcher ce problème, on peut utiliser la métaphore de l'énigme du Sphinx.

La solution de l'énigme du Sphinx : métaphores d'attitudes analytiques

La solution de l'énigme du Sphinx est souvent employée comme métaphore pour décrire la victoire de la pensée logique, où le Sphinx-Monstre est vaincu. Oedipe est alors idéalisé comme combattant au service de la vérité. C'est pour cette raison que l'image de la confrontation entre Oedipe et le Sphinx a été choisie, il me semble, comme logo de la première revue psychanalytique : Imago. Mais la victoire d'Oedipe est-elle réellement un tel exploit ? Il y a différentes versions de ce mythe d'Oedipe. Dans une variante, Oedipe est présenté bien moins glorieusement ; à la question du Sphinx, il regarde ennuyé ses pieds et balbutie la première chose qui lui vient à l'esprit : "Oh, moi, l'homme…" (Delcourt, 1983). Steiner (1985) parle d'Oedipe comme d'un homme qui savait depuis le début que Laios était son père et Jocaste sa mère, mais qui "turns a blind eye" vers ce savoir. Bion aussi montre comment Oedipe trompe les dieux d'une façon arrogante et stupide (Bion, 1957). En tout cas, l'exploit fabuleux d'Oedipe ne l'a pas mené bien loin. Il est condamné à errer comme un invalide, tenu par la main par sa fille Antigone, jusqu'à ce qu'il trouve enfin la paix dans le sanctuaire des Erinnyes.

L'alternative, que suggère Jung, est de ne pas résoudre l'énigme mais de rester dans l'énigme comme une source de connaissance. Nakagawa (1988) illustre subtilement la différence entre la pensée "éprouvée" et la pensée "conquérante" dans sa comparaison de deux façons différentes d'écrire une biographie : Kobayashi sur Mozart et P. Valéry sur Leonardo da Vinci. Kobayashi raconte qu'au milieu d'une foule, il entend soudain un passage de la quarantième symphonie de Mozart. Il resta perplexe. Cette musique surgit spontanément à sa mémoire et il compare ceci avec l'expérience que Mozart décrit lui-même : "des images apparaissent en moi comme un torrent limpide, je n'y peux rien, ça advient spontanément, je ne sais pas d'où et pourquoi elles viennent". Cette expérience sert de point de départ à l'écriture de cette biographie. Valéry, par contre, rassemble d'abord le plus de données possibles concernant Da Vinci, essaye de les comprendre et de reconstruire ainsi sa vie. Alors que Kobayashi subit l'objet et en fait l'expérience, Valéry au contraire tente de le comprendre et de le maîtriser. Cette pensée "éprouvée", faite d'expériences utilisées pour écrire une biographie, est magistralement présente chez Anzieu quand il écrit sur Beckett (Anzieu, 1992).

Comme l'énigme du Sphinx, la base de la psychanalyse est également une énigme que l'on peut traiter de différentes manières. La source de tout énoncé théorique et de toute pratique est en effet l'attitude devant l'Inconnu, l'Inconnaissable : l'Inconscient chez Freud, le Réel chez Lacan, O chez Bion. L'attitude face à cet Inconnaissable peut être toutefois très différente : on en trouve l'illustration la plus parlante en faisant la comparaison entre l'attitude de Freud et celle de Bion.

Freud était dans sa façon de penser un conquérant par excellence. Il essayait de préciser l'inconscient par déduction, en décodant ses manifestations. Les métaphores qu'il employait sont parlantes : il se comparait à Oedipe qui résout l'énigme du rêve, et il décrivait l'activité psychanalytique comme l'assèchement du Zuyderzee, un jeu d'échecs, le travail du chirurgien, de l'archéologue. Evidemment il ne nia pas l'importance de l'intuition dans sa méthode, de là sa technique de l'attention flottante.

Chez Bion (1970) , par contre, l'expérience de l'inconnu se retrouve au premier plan. Pour désigner l'inconnu il se sert d'un signe abstrait, O, pour le préserver de la conceptualisation. Au lieu d'essayer de comprendre les manifestations de l'inconscient, il essaye de vivre cet inconnaissable, être en O. Plus le thérapeute est en O, mieux il peut reconnaître ce qui se passe dans son patient. On peut devenir O, on ne peut pas le connaître. La connaissance ne touche O que d'une façon tangentielle en ce sens qu'à partir de l'expérience de O, une pensée peut surgir spontanément.

Quand une telle pensée, une pensée en O est formulée, il y a possibilité de croissance pour l'analyste et pour l'analysant, mais après-coup ceci n'est plus reconnaissable (Bion, 1970).

Pour mieux élaborer cette attitude d'expérience on peut faire appel aux auteurs japonais parce qu'ils sont moins empreints de l'attitude conquérante grecque. Kimura (1989), par exemple, fait appel à une notion de Nishida, "la contemplation agissante" pour montrer ce que signifie de vivre une expérience pure en psychothérapie. Il affirme que le soi-disant inconscient ou la dimension profonde du psychisme ne se compose pas seulement de ce qui a été vécu consciemment auparavant et réprimé ensuite, mais en même temps d'expériences de la plus tendre enfance qui, de par leur nature, restent préverbales. Cette expérience pure précéderait toute expérience individuelle, et c'est le fait d'être en contact avec cette expérience pure qui rend possible l'expérience individuelle. Etablir ce contact est donc une tâche importante pour tout psychothérapeute. Mais cela ne devient possible que lorsque le thérapeute, grâce à son propre contact avec le début de la vie, peut partager cette expérience avec son client. Etre en contact avec cette expérience pure devient quelque peu possible par la contemplation agissante, qui devient part de l'expérience pure et ne peut donc être objectivée ou verbalisée. Cette "contemplation agissante" peut être le mieux comparée avec la coïncidence de la perception et de l'action, comme cela apparaît dans l'activité créatrice. Kimura donne l'exemple d'un musicien qui ne peut pas jouer s'il n'écoute pas en même temps ce qu'il joue, et quand il joue en groupe il doit écouter simultanément sa partie, le groupe en entier et sa partie dans le groupe, pendant qu'il joue. Cette coïncidence de l'action et de la perception rend impossible la réflexion et fait ainsi partie de l'expérience pure.

On retrouve la même chose chez Bion quand il nous conseille de nous concentrer sur le O de la séance : "The reality of the psychic experience – the O in the human personality – is such that the more the analyst is in contact, the more real will be the part he has been able to interpret. It will be clear to him that he formulated only one aspect of a multidimensional experience. Once he has interpreted it, the facet that he has interpreted ceases to be of moment" (Bion, 1970, p. 71).

L'impossibilité de saisir le O de la réalité psychique d'une façon rationnelle est proche ainsi d'une notion développée par Matte-Blanco (1988), la multidimensionnalité de la réalité psychique. Il démontre comment les phénomènes physiques sont sérieusement déformés quand ils sont représentés en moins de dimensions qu'ils n'existent. En physique on s'accorde aujourd'hui à dire que la réalité physique peut être conçue en quatorze dimensions, mais seulement trois dimensions peuvent être visualisées. En psychanalyse, l'espace mental, par exemple, est encore toujours représenté en trois dimensions, bien que les caractères de l'inconscient et certains phénomènes comme par exemple l'identification projective nous incitent à employer plus de dimensions. Pour pouvoir manier la dimensionnalité d'une manière vécue, Bion (1970), comme d'habitude, donne des avis techniques clairs et nets. Il conseille comme instrument l'intuition qu'il considère comme le sens privilégié pour la perception de la réalité psychique. En comparaison avec un microscope, une "binocular vision" est nécessaire pour être en mesure de percevoir à différents niveaux. Pour que l'expérience soit aussi pure que possible il importe de laisser tomber tous préjugés pendant les séances, ce qu'il formule ainsi : "travailler sans mémoire et sans désir". Il fait la comparaison avec la "negative capability" dont parle Keats et à laquelle Milner se référait déjà en 1937 : "I mean Negative Capability, that is, when aman is capable of being in uncertainties, mysteries, doubts, without any irritable reaching after fact and reason" (in Tustin, 1988). La manière conquérante et contrôlante de penser peut être ainsi dépassée. Ce qui reste est un état de foi : "faith in O". Bion compare cet état avec ce qu'il nomme la "patience", dans le sens littéral du terme, puisque c'est un état qui va de pair avec la douleur et la souffrance. C'est en ce sens que Bion dit que l'attitude basale de l'analyste est une position anxieuse. Il la compare aussi avec la position schizo-paranoïde. Cet état doit être entretenu jusqu'à ce qu'un modèle advienne spontanément. En analogie avec les mathématiques intuitives, Bion nomme ceci "a selected fact". A ce moment-là advient un état de sécurité et d'angoisse moindre, suivi souvent immédiatement par une certaine tristesse. Ceci peut être compris comme analogue à la position dépressive. Le processus analytique est alors au fond une oscillation entre "patience" et "security" et le fait qu'une telle oscillation se produise est, selon Bion, le signe que du bon travail est fait. Cette notion d'oscillation entre deux pistes est le noyau principal de la théorie de Bion concernant la pensée analytique et la créativité.

Nous retrouvons le modèle à deux pistes fréquemment dans la théorie analytique de nos jours. Dans ce texte-ci nous le retrouvons dans les notions d'attitude conquérante face à une attitude faite d'expérience éprouvée vis-à-vis de l'énigme. Nous retrouvons également ce modèle dans l'accent mis dans une analyse sur le relationnel face à celui centré sur l'interprétation (Van Lysebeth, 1990 ; Treurniet, 1993), ou en travaillant le transfert narcissique face au transfert oedipien (Godfrind, 1993). Dans son modèle à deux pistes Bion ne méconnaît aucune des deux pistes, il ne préfère pas l'une ou l'autre, il ne les réconcilie pas. Selon lui c'est en gardant la tension entre les deux pistes que naît l'oscillation, et c'est là la créativité.

Un avantage à s'occuper du O de la séance à la façon bionnienne d'expérience, consiste en ce que le thérapeute prend plus contact avec la situation globale, l'atmosphère, le parfum de la séance. Cette manière de vivre la situation globale en y participant est décrite d'une façon ou d'une autre par différents auteurs : la fieldtheorie (Baranger, 1983 ; Langs, 1976), total transference (Joseph, 1985), l'apparition de l'affect dominant auprès duquel les rôles peuvent être interchangeables (Kernberg, 1992). Une telle attitude facilite chez l'analyste le dépassement de l'idéalisation d'une attitude contenante, métabolisante, désintoxicante.

En plus, une telle attitude favorise souvent qu'un autre processus se fasse jour sous le tissage formé dans le transfert. Dans le tissage transférentiel s'intègrent les éléments du roman personnel et les manières anciennes de communiquer avec les sentiments et les objets internes. A côté de ces éléments, l'autre processus comporte une grande valeur de changement et semble lié avec ce qui est décrit ci-dessus comme "expérience pure". Il est difficile de le formuler en termes d'expérience individuelle.

Une patiente, par exemple, est submergée d'une chaude tristesse chaque fois qu'elle entre en séance, et seulement alors. Elle n'en a aucune explication, c'est quelque chose qui advient et qui remplit l'espace et moi-même. Après elle dira : c'est comme si j'étais un container vide (sic) qui est maintenant rempli d'un oeuf. Quelqu'un d'autre disait après une expérience pareille : c'est comme si l'image de moi-même s'est maintenant colorée. Les quelques fois où j'ai constaté cette sorte d'expérience, j'ai toujours remarqué quelques éléments communs : un sentiment intense, incompris, remplit la séance et sans que rien ne soit verbalisé, on assiste à une sorte de saut dialectique ; après quoi le client constate un plus grand sentiment d'authenticité. Mon sentiment n'était pas toutefois la tristesse comme le décrit Bion mais plutôt un sentiment de joie. Le client n'avait pas une plus grande connaissance de soi, mais une confiance accrue dans sa propre créativité ; c'est comme si un cadre interne, innommable, était installé. Pourrait-on supposer qu'en se concentrant sur le O du champ interpersonnel, une différenciation vivante moi-non moi, surgit paradoxalement et cela à partir de l'expérience d'union avec le client plutôt qu'à partir d'une expérience de séparation ?

Peut-être qu'en conclusion nous pouvons voir une telle attitude comme une alternative à l'attitude conquérante par l'intelligence phallique devant l'énigme (l'inconnu) du Sphinx (la mère préverbale) dans l'analyse. On pourrait formuler cette alternative avec les dernières phrases de "Attention and Interpretation" (Bion, 1970, p. 129). Ces phrases apparaissent à présent moins énigmatiques : "What is to be sought is an activity that is both the restoration of God (the Mother) and the evolution of God (the formless, infinite, ineffable, non-existant) which can be found in the state in which there is no memory, desire, understanding".

Mais comme nous avons tenu compte de deux pistes dans ce texte et l'oscillation entre eux, nous pouvons nous demander quel est le rôle du père vis-à-vis de cette Sphinx-Mère. On pourrait trouver une réponse possible en paraphrasant ce que dit Bion (1970, p. 82) concernant les groupes : "The function of the preverbal Mother is to create a genius (mystic) creativity ; the function of the father is to take up and absorb the consequences so that the personality is not destroyed". En ces deux citations bionniennes, l'argument de notre texte est reflété : la signification de la Mère-Sphinx créatrice-destructrice et la dynamique entre les attitudes analytiques qu'on peut avoir vis-à-vis de cet objet interne.

Je tiens à remercier C. Van Hees et A. Alsteens qui ont assuré la traduction de cet article.

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