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Bion et Beckett: les jumeaux imaginaires

01.10.2015

Cet article est dédié à la mémoire de mon jumeau imaginaire et célèbre le travail joyeux et enrichissant que Katy Bogliatto et moi-même avons réalisé pour le colloque Bion.

INTRODUCTION

Wilfred Bion et Samuel Beckett étaient deux géants du XXsiècle, chacun bouleversant son domaine, de la psychanalyse ou de la littérature, en y apportant des façons nouvelles de penser et de s’exprimer. Ils ont consterné, secoué et finalement touché et convaincu ceux qui se sont donné la peine de tenter d’aller profondément à leur rencontre.

Leurs parcours, dans la réalité extérieure et dans l’imaginaire, semblent se croiser et se nourrir à beaucoup de niveaux différents. Pour nous, ils sont, en quelque sorte, de véritables jumeaux imaginaires, en prenant comme fil rouge ici le titre du premier article de Bion, présenté à la Société Britannique en 1950.

Mon texte ici est à la fois le fruit de nombreuses lectures, de réflexions et de discussions et une mise en mots de mes rêveries. Je souhaite les partager avec le lecteur dans l’espoir qu’il y trouve un terrain de conversation avec moi, puis avec lui-même et avec Bion et Beckett.

Beaucoup d’auteurs ont publié des textes fascinants sur nos deux B et sur les rapports entre eux – les uns de façon académique, les autres (et ils sont plusieurs !), de façon rêvée, imaginaire, personnelle. Ils se retrouveront dans la bibliographie, mais d’emblée je les remercie de leur apport dans mes propres recherches. Last but not least, je remercie les collègues de notre groupe « Bion, Beckett et beyond… » pour la richesse et le plaisir que nos rencontres m’apportent. Ce sont Katy Bogliatto, Eliane Feld, Géraldine Castiau, Theresa Spadotto et Cathy Causanschi.

Une esquisse biographique de nos deux protagonistes, mettant l’accent sur des parallèles entre eux et surtout sur leur période de rencontres professionnelles, sera suivie par un résumé de ce que nous savons de leur relation. Ensuite, je développerai des réflexions sur les apports et les influences mutuelles des deux maîtres que nous pouvons suggérer à partir de leurs écrits et de nos recherches. Ce sera plutôt comme un rêve, incomplet, imaginaire et pourtant se basant sur des expériences vécues, à la fois personnelles et partagées. Un rêve, comme tous les rêves, dont on doit se réveiller et auquel on revient maintes fois et qui se prolonge dans les rêveries inconscientes sans fin.

WILFRED RUPERT BION (1897 – 1979)

Bion est né le 8 septembre 1897 à Mathura en Inde. Son père était ingénieur et de fait représentait la classe dominante, coloniale, de l’Empire Britannique. Ils habitaient dans le nord de l’Inde, assez loin d’une vie urbaine, cultivée intellectuellement. Bion avait une sœur 3 ans plus jeune que lui.

À 8 ans, il quitte l’Inde avec sa mère par bateau, jusqu’en Angleterre. Là, elle le dépose dans un pensionnat, puis repart en Inde. Il se souvient d’avoir vu son chapeau par dessus la haie comme un petit bateau rebondissant sur les flots, lorsqu’elle s’éloignait de l’école en le quittant. Il ne verra plus sa famille pendant trois années. Le choc est immense – non seulement la séparation d’avec sa famille, mais aussi la perte du soleil de l’Inde, de son Aya, de la cuisine indienne – toutes les couleurs, parfums et goûts qui lui étaient familiers. Il n’est pas comme les autres garçons et s’en trouve mal. Il est moqué et harcelé très souvent. Le seul lieu de refuge est son lit, la nuit, où il pleure toute sa détresse, mais silencieusement, pour que les autres garçons ne l’entendent pas.

Quelques années plus tard, il intègre un collège privé où il se fait quelques amis, et où, surtout, il se découvre excellent athlète. Et là, sa réputation grandit et se transforme. Il pratique le rugby, le tennis, la natation, le water-polo…

En quelque sorte, c’est le sport qui le sauve d’un naufrage de désespoir. Le sport et la masturbation, car les rapports avec les filles, et même plus tard, avec les femmes, étaient source d’inquiétude voire de panique pour lui.

Il termine ses études secondaires en 1915. Il rate les examens de demande de bourse à Oxford, une première d’une longue série d’expériences d’échec ou de demi réussite qui l’accompagneront sa vie durant, en même temps que des succès retentissants et de nombreux éloges. Mais comme nous le verrons, il gardera toujours un profond sentiment de doute concernant sa vraie valeur, combiné avec une conviction également profonde qu’il est dans le bon chemin.

C’est la guerre. Ne pouvant pas accéder à l’université, il décide d’entrer dans l’armée, mais (évidemment) comme officier (les classes sociales démarquent clairement les destinées des hommes à cette époque ; tout cela va commencer à changer pendant cette guerre et encore plus dans l’entre-deux guerres et durant la 2Guerre Mondiale). C’est grâce à une connaissance de son père qu’il s’engage en janvier 1916, passe par de nombreuses formations (dont la plupart semblent, d’après l’autobiographie de Bion, assez peu pertinentes par rapport

à ce qui l’attend sur le continent). Il est envoyé en Flandre avec une brigade de tanks (c’était son choix, les tanks), en juin 1917. Il décrit de façon extraordinaire (et bouleversante pour le lecteur) le manque de matériel militaire adéquat, la confusion totale qui régnait souvent, les ordres impossibles à exécuter mais obligatoires à suivre qui menaient tant d’hommes à leur mort… Il décrit aussi les hommes qui meurent, quasi dans ses bras, en appelant Maman et les corps de camarades avec qui il causait 10 secondes plus tôt, tout déchiquetés. Il est promu au commandement de sa section à l’âge de 20 ans ! et reçoit le DSO (Distinguished Service Order), dont il dira plusieurs fois qu’il pensait ne pas le mériter, mais que ça lui faisait plaisir. Mais quelle succession de trauma a-t-il subie ?

Après la fin de la guerre, en janvier 1919, il se retire de ce commandement et la même année commence ses études d’histoire à l’Université d’Oxford, recevant son diplôme de B.A. (Bachelor of Arts) en 1922. De là, il est engagé à son ancien collège, Bishop’s Stortford, comme professeur. Il n’y reste que deux ans. La mère d’un des élèves l’accuse de comportement inacceptable avec son fils ; Bion nie qu’il y ait eu quoique ce soit et refuse son renvoi. Le compromis est qu’il quitte l’école à la fin de l’année scolaire. Tout en ressentant l’accusation humiliante et injuste, il écrit que c’est sans doute cela qui l’a sauvé d’une carrière misérable de professeur insatisfait. [Cela nous amène à penser aussi à Beckett, qui s’échappe rapidement d’une carrière de professeur. Mais aussi au Beckett qui écrit qu’il est arrivé en France juste à temps (pour ne pas pouvoir retourner en Irlande chez sa mère)].

Dans son livre The Long Week-end sur ses années de formation et de guerre, Bion écrit quelques passages sur sa mère, où on peut ressentir à quel point leurs relations étaient primordiales et difficiles, d’où son besoin de s’en éloigner, ce qui ne peut que rappeler les rapports de Beckett avec sa mère. Bion décrit quelques rencontres brèves avec sa mère pendant ces années, où elle a tenté de créer un lien avec lui en faisant maladroitement de l’humour et dont il dit : « Ma réponse était un silence de pierre tellement hostile que j’en ai eu peur. » (p.90) Et puis :

Des relations avec quiconque pour qui j’avais du respect étaient intolérables, en particulier avec ma mère : je ne voulais rien de plus que de retourner au Front, juste pour m’amener loin de l’Angleterre et de ma mère. Je ne peux qu’espérer qu’elle voulait autant se débarrasser de moi. » (p. 266)

Il passe quelque temps en France, à Poitiers, pour améliorer son français. Puis, fait les démarches pour commencer des études de médecine (à University College London). Encore une fois, il écrit qu’il semble qu’il allait être refusé jusqu’à ce qu’il parle de ses exploits en rugby et en natation durant ses études à Oxford et soudain les portes de la faculté se sont ouvertes à lui. Il a écrit qu’il savait déjà qu’il voulait faire de la psychanalyse. Comment la connaissait-il ? Ou est-ce un souvenir remanié ? Toujours est-il que les cauchemars et difficultés durant ses études semblaient à plusieurs de ceux qui l’ont fréquenté être une manifestation du choc subi pendant la guerre. Post-traumatic shock, dirions-nous aujourd’hui, sans doute. En tous les cas, il s’est rendu compte, pendant ses études de médecine, qu’il avait besoin d’aide psychologique. Il a trouvé un psy (qu’il n’a jamais nommé à part par l’épithète « Feel-it-in-the-Past »), qui proposait 12 séances à 100 £ (une petite fortune !). Il s’est payé quelques séances supplémentaires, mais de toute évidence y a trouvé peu de soulagement.

Il termine ses études de médecine en 1930. En 1932, il commence les 7 années de formation à la Tavistock, devenant membre du Senior Staff déjà en 1933. Il commence sa première psychanalyse avec John Rickman en 1938. C’est aussi à la Tavistock qu’il rencontre Wilfred Trotter, chirurgien cérébral, qui a écrit Instincts of the Herd in Peace and War (1916) et qui influencera la pensée de Bion concernant les groupes. C’est aussi Trotter qui le motivera dans son choix de faire de la psychanalyse.

Ces dates nous intéressent particulièrement parce que c’est tout à la fin de 1933 que Beckett commence sa thérapie avec Bion, trois fois par semaine. Donc, à peine au début de la formation de Bion comme psychothérapeute ! Et pourtant Bion est déjà promu au Senior Staff à la Tavistock en 1933. Certaines personnes du monde psy ont dû se rendre compte qu’il avait quelques qualités remarquables. En comparaison, à cette époque, malgré le fait qu’il était plus jeune que Bion, Beckett avait déjà eu plusieurs succès de publications.

Bion a donc commencé sa psychanalyse en 1938, mais elle fut de courte durée. La guerre, de nouveau. Il est appelé au Royal Army Medical Corps en avril 1940. Il passe dans plusieurs services, rencontre et travaille avec des collègues de la Tavistock et développe avec eux un travail sur le groupe qui l’amènera à écrire son premier livre : Experiences in Groups, ou Recherches sur les petits groupes.

Juste avant la guerre, il rencontre une jeune comédienne, belle et charmante, Betty Jardine, avec qui il se marie en 1940 (Il a 43 ans). Leur vie de couple est perturbée par ses obligations militaires (travaillant notamment avec des soldats shell-shocked dans différents hôpitaux), mais aussi par les activités théâtrales de Betty. Le peu d’informations les concernant suggère tout de même un couple plein de promesses. Il souhaite ardemment avoir une famille. Elle est enceinte ; lui il est appelé sur le continent. Elle met au monde une petite Parthenope et meurt en couches. Et s’il avait été là ? Cette question le hantera toute sa vie. On est en 1945.

Bion commence une psychanalyse avec Mélanie Klein en 1946, jusqu’en 1952. Ce qu’il en dit démontre à la fois sa gratitude et son ambivalence à l’égard de Klein.

Il rencontre sa deuxième femme, Francesca, à la Tavistock, en 1951. Ils se marient quelques mois plus tard. Il a 54 ans, elle 29. Bien que psychothérapeute elle-même, Francesca semble avoir surtout pris sur elle de soutenir, promouvoir et protéger Bion et son travail, aussi bien durant la vie de Bion que depuis sa mort. Ils auront deux enfants ensemble : Julian en 1952 et Nicola en 1955.

En 1968, ils partent à deux en Californie, où Bion est dégagé de toute responsabilité institutionnelle et peut penser et écrire à sa guise. Donc, comme Beckett, Bion devient un expatrié. Ils voyagent assez bien, notamment en Amérique du Sud : Bion est très demandé pour des séminaires et conférences (dont plusieurs ont été enregistrés et publiés). Ils restent en Californie jusqu’en 1979, année de leur retour en Angleterre (à Oxford). Il a plein de projets en préparation, notamment un premier voyage en Inde depuis ses 8 ans, lorsqu’on lui diagnostique une leucémie myéloïde en octobre 1979. Il meurt trois semaines plus tard.

Francesca a continué à rassembler et publier les écrits de Bion et à écrire sur lui. En 1994, elle écrit :

« Il a souvent parlé avec moi de son impression d’être dans l’obscurité, incapable de trouver comment comprendre le comportement d’un patient. Parfois, il avait l’impression d’avoir un petit aperçu d’une compréhension, pour retomber presque immédiatement dans des doutes quant à la possibilité de trouver un quelconque traitement efficace. Il dirait : « Je me suis trompé de métier » ou « Cela me dépasse » ou « Je ne peux rien y comprendre ». Quelquefois, il émergeait de son cabinet, où il avait été plongé dans ses pensées, aux prises avec ce qui semblaient être des problèmes intraitables, avec un visage pâle et un regard que je ne peux décrire que comme ‘absenté’. C’était alarmant jusqu’à ce que je me rende compte qu’il avait creusé si profondément dans la nature de l’esprit psychotique qu’il était devenu ‘at-one’ avec l’expérience du patient. »

Francesca a aussi écrit, en 1999, que leur fille Parthenope, qui était devenue psychanalyste, membre de la Société italienne de psychanalyse, s’apprêtait à écrire un livre qui devait s’intituler Bion and His Books – Pathways to the World of Bion. Elle a inscrit les premiers mots : « Today, at the age of 53 years, I start to write my book on the life and work of my father, W.R.Bion. » Il n’y a pas eu de suite car Parthenope et sa plus jeune fille ont perdu la vie dans un accident de voiture peu après.

SAMUEL BECKETT (1906 – 1989)

Samuel Beckett est né le jour du vendredi saint, en 1906, en banlieue de Dublin. Il était donc 9 ans plus jeune que Bion. Il avait un frère, 4 ans plus âgé que lui. Sa mère était à la fois sévère, dictatoriale et hyper anxieuse. Mais aussi très proche de lui. Son père était calme et solide, mais pas du tout intéressé par la chose littéraire. à deux, ils prenaient énormément de plaisir à marcher à travers les champs et collines autour de Dublin.

Beckett était un garçon sensible, renfermé, recherchant la solitude. Comme pour Bion, ce qui l’a sauvé (de lui-même, peut-être) était le sport. Il était un excellent athlète : la course à pied, la boxe, le cricket, la natation et par la suite, le golf, le tennis et les échecs.

Pendant la lutte pour l’indépendance en Irlande (1918-1921), la décision fut prise d’envoyer Sam en pensionnat dans le nord (son frère y était déjà), pour l’éloigner des troubles. Comme Bion (mais plus âgé que lui – il avait 13 ans), Beckett a souffert de ne plus être dans sa famille tous les soirs.

À 17 ans, en 1923, il entre à Trinity College Dublin pour étudier le français, l’italien et la littérature anglaise. Il plonge dans ces études avec passion, notamment pour les surréalistes, les poètes, Dante… Il continue à vivre chez ses parents jusqu’en 1926, puis en kot à Dublin. Il jouait du piano – en a joué toute sa vie – et se passionnait pour le théâtre, la musique sous toutes ses formes, la peinture (il va souvent au musée). Ce qu’il écrit dans ses lettres au sujet des concerts auxquels il a assisté et des tableaux qu’il a vus sont des textes profonds, sensibles, pleins de détails de ses observations et de ses impressions personnelles.

À partir de 1926, Beckett commence à souffrir de problèmes psychosomatiques : insomnie, tachycardie, sueurs nocturnes, attaques de panique. En même temps, il réussit brillamment aux études ; il est un des seuls 16 élèves de toute sa promotion dans toutes les branches qui a réussi à avoir une bourse universitaire. Le fait de vivre en ville le met en contact direct avec la souffrance des habitants : la pauvreté, la mort, la détresse des soldats revenant de la guerre (où ils se sont battus à côté des anglais). Il en résulte encore plus d’isolement et de dépression chez Beckett. C’est durant cette période et en étant profondément touché par toute cette souffrance que Beckett perd la foi religieuse (tout comme Bion pendant cette même guerre).

On propose à Beckett de postuler pour le poste de lecteur nominé par Trinity College à l’École Normale Supérieure à Paris. Il est entendu qu’il aura le poste, mais il doit encore attendre une année. Alors il part en Italie visiter les musées et perfectionner son italien, puis rentre à Dublin pour ses examens finaux, dont il ressort premier des premiers

???? Pendant l’année d’attente pour l’École Normale, il fait de la recherche en littérature, puis accepte un poste de professeur dans un collège à Belfast. Comme pour Bion, il devient vite clair que l’enseignement n’est pas sa vocation.

En 1928, Beckett se trouve à Paris ! Il devient très ami avec Thomas MacGreevy, son prédécesseur au poste de l’École Normale et c’est MacGreevy qui le fait rencontrer James Joyce (c’est aussi MacGreevy qui a conservé maintes lettres de Beckett, source inestimable de transmission des pensées et des impressions de Beckett). Joyce devient le personnage principal dans la vie de Beckett ; ils passent énormément de temps ensemble, Beckett aidant Joyce, dont les yeux étaient de plus en plus défaillants, notamment dans ses recherches préparatoires à Finnegan’s Wake et Joyce encourageant Beckett dans ses premiers écrits. La relation devient difficile lorsque la fille de Joyce s’éprend de Beckett ; Beckett se rendait tous les jours chez Joyce pour le voir lui, pas elle, mais elle ne l’acceptait pas et au début son père non plus. C’est seulement quand la maladie mentale de Lucia est devenu évidente que Joyce a accepté qu’une relation de couple entre ces deux-là était inimaginable. Plus tard, Beckett a écrit :

«Quand j’ai rencontré Joyce pour la première fois, je n’avais nullement l’intention de devenir écrivain. Cela n’est arrivé que quand j’ai découvert que je n’étais pas bon du tout pour l’enseignement. »

Encouragé par Joyce et MacGreevy, Beckett commence à écrire. Une de ses premières œuvres publiées, un long poème intitulé Whoroscope, date de 1930. Knowlson en dit : « Whoroscope est drôle, spirituel, érudit, voire arcane. On devait être un spécialiste de Descartes ou avoir lu les livres que Beckett avait lu pour pouvoir reconnaître certaines des allusions les plus obscures. » [Peut-être pourrions-nous voir ici, déjà, une caractéristique que partagent nos deux protagonistes]. Certains critiques et éditeurs s’intéressent déjà à Beckett et son essai sur Proust est accepté pour publication avant d’être écrit. Ses écrits de cette époque sont tous en anglais.

Fin 1930, Beckett rentre à Dublin pour enseigner le français à Trinity College. Il ne supporte pas bien la proximité de sa mère, les exigences de son travail et le manque de temps laissé pour l’écriture. À partir de 1931, la vie de Beckett est une succession de périodes en Irlande (où il a vécu une explosion de furie et de dégoût de la part de sa mère, qui apparemment a lu quelques passages des écrits en cours de Beckett, ce qui l’a amenée à le mettre à la porte de la maison !), des voyages en Allemagne et en France, des séjours à l’hôpital… La rupture d’avec sa mère a duré des mois ; entre-temps, il voit son père à Dublin qui essaie de calmer les esprits. Il vit aussi des états amoureux avec plusieurs femmes et (depuis Paris) des visites aux bordels. À la grande détresse de sa famille (et surtout de son père, qui était très fier de lui), Beckett donne sa démission à Trinity College et part vivre à Paris jusqu’à l’été 1932, où il se retrouve sans le sou et doit demander à ses parents de lui payer le voyage de retour au bercail, « la queue entre les jambes ».

Finalement, il consulte des médecins pour les problèmes physiques qui le troublent depuis longtemps : kystes au cou, orteil en marteau, des infections qui ne guérissent pas. Il n’a pas d’argent. Sa cousine Peggy, dont il a été amoureux quelques années plus tôt, meurt de tuberculose. En juin 1933, son père meurt d’une crise cardiaque. Beckett est effondré. Sa santé se détériore : à nouveau des kystes, un accident de vélomoteur, de la tachycardie avec sueurs nocturnes et attaques de panique… et puis un jour, il ne peut plus continuer à marcher dans la rue. Il cherche refuge dans un pub et boit pour se calmer. Puis, il se rend au cabinet médical de son ami Geoffrey Thompson (celui qui deviendra psychanalyste plus tard). C’est cet ami qui lui recommande de faire une psychanalyse, chose interdite en la très catholique Irlande à cette époque. Et donc quelques mois plus tard, Samuel Beckett part à Londres pour commencer une psychothérapie. Geoffrey Thompson lui propose d’aller à la Tavistock. Là, on lui désigne un des jeunes thérapeutes de l’équipe, Wilfred Bion, avec qui il commence une thérapie trois fois par semaine. Plus tard, il dira qu’il a fait une thérapie pendant 6 mois ; en fait, cela a duré deux années. Il est intéressant de noter que dans ses lettres il parle toujours de son analyse, n’utilisant jamais le mot thérapie.

Très rapidement, les contours du reste de la vie de Beckett : Beckett termine Murphy en 1936, (et le publie enfin en 1938), le roman qu’il écrivait pendant ses années d’analyse. De 1936 à 1938, il voyage en Allemagne, en France et de retour en Irlande. Il traduit Murphy en français. Il s’installe à Paris en 1938 et dira qu’il est arrivé juste à temps (avant la guerre). Il y rencontre Suzanne Dechevaux-Dumesnil qui deviendra sa compagne jusqu’à la fin de leurs vies. Il entre dans la Résistance en 1940 et, suite à une dénonciation, fuit à Roussillon, dans le Vaucluse, avec Suzanne, en 1942. Il continue à être actif dans le maquis.

Il écrit son premier roman en français en 1946 (Mercier et Camier) et àpartir de cette date rédige tous ses livres d’abord en français et les traduit ensuite lui-même en anglais. Ou du moins jusqu’à la mort de sa mère. Par la suite, il écrit parfois d’abord en anglais. En attendant Godot (1953) est le chef-d’œuvre qui lui procure la reconnaissance et la gloire. Il s’engage de plus en plus dans le domaine du théâtre, comme auteur et comme metteur en scène. Il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1969. Il meurt à Paris en 1989, quelques mois après la mort de Suzanne.

CE QUE NOUS SAVONS DE LA RELATION ENTRE BION ET BECKETT

Bion et Beckett venaient tous les deux de familles relativement aisées (mais non fortunées), ils ont donc été éduqués dans des écoles privées (pensionnats). Ils étaient excellents athlètes, mais aussi très sensibles, avec une tendance intravertie et dépressive ; ils étaient très intéressés par la littérature, la philosophie, les choses intellectuelles, les langues (et en particulier, le français). Ils avaient tous les deux une intelligence hors du commun.

Leur sens de l’humour, de la beauté, de la recherche de la vérité, était vif. Ils partageaient une passion pour l’art et la musique. Si Beckett jouait du piano, Bion peignait et faisait des croquis, notamment dans ses lettres à ses enfants, mais aussi comme « prises de notes » pointues avec des caricatures et des petites annotations sur les patients, qui bien sûr ne seront jamais publiées.

La Tavistock Clinic en 1933-35 était très éclectique, empruntant des idées autant à Freud qu’à Jung et Adler, mais surtout non-doctrinaire et prônant un esprit empirique et ouvert. Le premier analyste de Bion, J. A. Hadfield, était une figure très influente à la Tavistock à cette époque. Il prônait une « analyse réductive », c’est-à-dire qui cherchait à découvrir les liens entre les symptômes et des événements du passé (vraisemblablement était-il le Docteur Feel-it-in-the-past …)

Beckett a donc consulté Bion pour des symptômes aigus d’angoisse : une arythmie cardiaque, des sueurs nocturnes, des tremblements, des sentiments de panique, de l’essoufflement et quelquefois une sorte de paralysie totale. Dans un entretien avec son biographe James Knowlson, Beckett écrit:

« J’avais l’habitude de m’allonger sur le divan et d’essayer de retourner à mon passé. Je pense que cela a probablement aidé. Je pense que cela m’aidait peut-être à contrôler le sentiment de panique. J’ai certainement produit quelques souvenirs extraordinaires d’être dans l’utérus. Des souvenirs intra-utérins. Je me souviens de me sentir piégé, emprisonné, incapable d’y échapper, de crier afin d’être libéré, mais personne ne pouvait m’entendre, personne n’écoutait. Je me souviens de ma douleur et de ne rien pouvoir y faire. J’avais l’habitude de rentrer chez moi et de prendre des notes sur ce qui s’y passait, sur ce que j’avais trouvé. Je ne les ai jamais retrouvées. Peut-être qu’elles existent encore quelque part. Je pense que tout ça m’aidait à comprendre un peu mieux ce que j’étais en train de faire et ce que je ressentais » (p. 177)

Ces souvenirs de son analyse nous amènent à la notion de césure, ici le passage entre le prénatal et le postnatal. C’est un concept très important dans le développement de la pensée de Bion, représentant le passage d’un état à un autre, que ce soit un état d’esprit ou un changement d’expérience corporelle ou relationnelle. Ce sont des moments de transition, de choix, aussi importants dans la vie de chacun que dans le déroulement d’une psychanalyse (Bion, 1977).

«Bion is now a dream habitué », écrit Beckett à MacGreevy en 1935. Il était profondément engagé dans l’expérience analytique (malgré – ou comme le démontrent – ses résistances et ses réactions négatives) :

« C’est la seule chose qui m’intéresse pour le moment », écrit-il à son cousin, « et c’est ainsi que cela doit être, parce que ce genre de chose exige que l’on s’y consacre à l’exclusion virtuelle de toute autre chose » (1934).

Knowlson nous apprend que Beckett semble s’être beaucoup intéressé à la psychologie et la psychanalyse, lisant beaucoup de livres, entre autres, sur le comportementalisme, la Gestalt, Freud, Jung, Adler. Il a pris des notes considérables en étudiant le livre Contemporary Schools of Psychology de R.S. Wordsworth (ces notes ont été conservées) ; il y a un passage dans Murphy qui révèle, avec beaucoup d’humour, ses connaissances de l’école de Külpe, qu’il a pu découvrir dans ce livre.

Il lit et prend des notes du livre Papers on Psychoanalysis d’Ernest Jones, (qu’il appelle « Erogenous Jones ») et écrit un commentaire sur le texte de Freud (qu’il appelle « Freudchen ») intitulé Traitement des Névroses. Dans ses notes, dont il y a 20 pages tapées à la machine en simple interligne, il ajoute des commentaires personnels du genre

« comme chez moi » et des lignes à l’encre rouge dans les marges pour ajouter de l’emphase.

Il a remarqué en particulier le texte d’Otto Rank parlant de « l’angoisse de l’enfant laissé seul dans une chambre sombre, angoisse due au fait que son inconscient se rappelle ainsi la situation intra-utérine qui se termine par la séparation effrayante d’avec la mère ». Ou encore la phrase d’Adler, « L’insomnie du névrosé signifie la tentative symbolique d’échapper à l’état sans défense du sommeil ».

Beckett a écrit des petites choses passionnantes et révélatrices sur son travail avec Bion, notamment dans ses nombreuses lettres à son grand ami Tom MacGreevy, dont quelques extraits sont repris ici. Mais il faudrait souligner deux choses : 1il y a énormément d’éléments de son expérience analytique et de ses lectures qui se retrouvent dans ses écrits de fiction, ses pièces de théâtre, et ses poèmes. 2Après la fin de son analyse avec Bion, il n’en parle presque plus. Sauf dans une ou deux lettres à Tom MacGreevy, citées elles aussi ici. Puis, plus rien. Comme si toute cette expérience, toute sa relation avec Bion, s’étaient intériorisées et étaient devenues parties de lui-même.

Voici quelques extraits2 : Août 1934 (de Dublin) :

« C’est seulement maintenant que je commence à me rendre compte ce que l’analyse a fait pour moi… Et maintenant je suis obligé d’accepter toute la panique comme étant psychonévrotique – ce qui me rend pressé de rentrer [à Londres] et continuer. »

Septembre 1934 :

« Je vais bien, filant à toute vitesse avec le ‘covey’ (le gars) avec la grande liberté de l’indécence et de la conviction. Pas un effort pour moi. »

Janvier 1935 (après les congés de fin d’année à Dublin) :

« J’ai repris avec Bion et me sens mieux, malgré tous les symptômes qui m’avaient laissé plus ou moins tranquille pendant les fêtes, mais qui se sont hâtés de revenir. C’est une sorte de confirmation de l’analyse. »

8 février 1935 (en fin d’une lettre) :

« Je sens que j’ai besoin de me disputer avec Bion. Et donc je le fais. Lundi, j’y vais pour la 133 fois. »

14 février 1935 :

« Je ne vois aucune prévision de la fin de l’analyse. Mais je me rends compte à quel point je serais perdu si je n’avais plus mon incapacité. Quand est-ce que le vieux sub [subconscient] renoncera ? »

20 février 1935 :

« Je continue avec Bion… histoire d’élan acquis. Je ne vois aucune raison pour que cela s’arrête un jour. Le vieux cœur rebondit de temps en temps, comme pour me consoler pour les symptômes intolérables d’une amélioration. »

Mars 1935 (plus longuement) :

« Pour moi, la position est vraiment simple et évidente, ou elle l’était jusqu’à ce qu’elle ne soit compliquée par l’analyse, de toute évidence nécessairement. Pendant de longues années, j’étais malheureux, consciemment et délibérément, depuis que j’ai terminé l’école et suis entré à T.C.D. [Trinity College Dublin], en m’isolant de plus en plus, entreprenant de moins en moins, et me prêtant à un crescendo de désobligeance vis-à-vis d’autres et de moi-même. Mais dans tout cela, il n’y avait rien qui me semblait morbide. La misère et la solitude et l’apathie et les ricanements étaient les éléments d’un index (complexe ? sentiment ?) de supériorité et garantissaient le sentiment d’une arrogante ‘différence’ qui me semblait juste et naturelle et aussi peu morbide que les façons par lesquelles elle n’était pas tellement exprimée que suggérée et gardée en réserve pour une articulation possible à l’avenir. Ce n’était que quand cette manière de vivre, ou cette négation de vivre, eut développé des symptômes physiques tellement terrifiants que cela ne pouvait plus continuer, que je suis devenu conscient de quelque chose de morbide en moi. Bref, si le cœur n’avait pas mis la peur de mourir en moi, je serais toujours en train de me saouler et de me moquer et de traîner en ressentant que j’étais trop bon pour quoi que ce soit d’autre.
Et c’était avec cette peur en particulier et cette plainte spécifique que je suis allé voir Geoffrey, puis Bion, pour apprendre que ‘la peur et la plainte spécifiques’ étaient les symptômes les moins importants d’une condition maladive qui a commencé à une époque dont je ne pouvais me souvenir, dans ma ‘pré-histoire’, une bulle sur la flaque ; et que les tourments stupides auxquels j’accordais tant de valeur comme dénotant un homme supérieur faisaient tous partie de la même pathologie. C’est cela l’image que j’étais obligé d’accepter, et c’est encore le cas […] Si le cœur fait encore des bulles, c’est parce que la flaque n’a pas encore été drainée, et le fait qu’il bouillonne plus férocement que jamais signifie peut-être qu’il est ouvert à recevoir consolation des déchets qui éclaboussent le plus, quand le bain est presque vide. Si je me berne avec tout ceci, je me berne et c’est tout. Cela aura été uncanular coûteux. J’ai essayé de considérer la possibilité que cela échoue à rendre tolérable le fait de rester en vie, et je n’y suis pas arrivé. Elle [l’analyse] revendique de faire plus, mais si elle arrive déjà à faire cela, l’année ????? de deux ou trois peurs me semblera mieux vécue que toute autre jusqu’à maintenant. »

Septembre 1935 :

« Les douleurs intestinales sont pires que jamais. Elles n’intéressent pas Bion. Geoffrey dissimule un sourire. Je suis absolument certain que je n’arriverai pas plus loin que cela avec l’analyse, que dorénavant, c’est de l’argent jeté par les fenêtres. Mais je n’ai pas le courage de l’arrêter. »

Dans la même lettre, il parle de leur ami Geoffrey Thompson qui avait commencé à travailler à l’hôpital Bethlem Royal Hospital (mieux connu comme Bedlam, mot qui est entré dans le langage commun comme signifiant un lieu de bruit, de chaos et confusion), où Beckett lui a rendu visite à de nombreuses occasions. Il écrit :

« Je suis allé à Bedlam encore cette semaine et pour la première fois j’ai visité toutes les salles, presque sans sentiment d’horreur, bien que j’ai tout vu, d’une dépression légère jusqu’à une démence profonde. » Il y a pris de nombreuses notes [Knowlson pp. 208-209].

Octobre 1935 :

« J’ai dîné un soir avec Bion, une bonne sole, en vitesse, à l’Etoile dans Charlotte St., puis on est allé écouter Jung à l’Institut de Médecine Psychologique. Il m’a frappé comme étant une sorte de super AE [pseudonyme d’un éditeur de Dublin], l’esprit infiniment plus ample, plus provocateur et pénétrant, mais [avec] la même décharge de seiche ??? et les mêmes façons d’éviter le sujet en fin de compte. Néanmoins, il lâche quelquefois des choses remarquables. Il proteste avec une telle véhémence qu’il n’est pas un mystique, qu’il doit en être un de la sorte la plus nébuleuse. Certainement, il ne peut s’empêcher d’introduire la terminologie [sic] dans son discours, mais je suppose que cela est vrai de tout le monde. […]. Bion hors cadre du travail est plaisant, mais dans un contexte de « camps de dents et arrachements » [tooth & yank camps – une référence aux luttes entre les différentes écoles de psychanalyse, déjà!] qui me fait trembler. J’espère qu’il ne nous a pas rendu un mauvais service en m’invitant à le rencontrer de cette façon. Je ne pense pas que je vais continuer l’analyse après Noël. Je ne m’attends pas à ce que les troubles dont j’avais premièrement (d’abord ?) espéré me débarrasser via l’analyse aient disparu davantage que ce n’est le cas actuellement. Tant pis. Je dois m’y habituer. [Et plus loin, dans la même lettre:] Je dors très mal. Je suppose à cause du livre. [Murphy, qu’il est en train de terminer]. »

Janvier 1936 (de Dublin, après la fin de l’analyse avec Bion) :

« Bion dans son ultime reconnaissance de l’immonde [the filthy], espère bien que j’ai maintenant repris mon travail avec plaisir et satisfaction, en même temps qu’il était sûr que je n’étais pas entièrement libéré de mes névroses ! » [Plus loin, dans la même lettre : ] « La solitude ici, peut-être plus sobre qu’avant, semble être le résultat de la ‘London Torture’. De fait, je ne vois pas ce que l’analyse a changé. Les relations avec M. [sa mère] toujours aussi épineuses et les nuits ne vont pas mieux. Une crise cardiaque hier soir aurait fait honneur à il y a 3 ans. Le seul domaine où je ressens que ma défaite n’est pas prouvée est la littérature. Warte nur… [Goethe : attendons !] […] Maintenant qu’il semble que je me suis engagé à rester ici quelques mois, Londres, Geoffrey et toi me semblent le sanctuaire et la réalité. Peut-être que la fuite arrivera plus vite que prévu, mais plus de Bion. Pendant que j’écris, pense, bouge, parle, loue et blâme, je me vois vivre comme le spécimen que ces 2 années m’ont appris que je suis. »

Et puis, en décembre 1936 :

« J’ai envoyé une carte de vœux pour Noël à Bion, la déesse de la terre Subarair au Musée Tell Halaf, complète avec calice pour la pluie fertilisante et sourire archaïque. Geoffrey [Thompson] est bien installé à Harley Street, avec plus de patients qu’il ne peut gérer. Bion est son ‘superviseur’ à la clinique, me fait l’honneur de se rappeler de moi, regrette mon départ inopportun, juste quand j’étais sur le point de devenir l’uomo universale et se réjouirait de mettre ses crochets en moi encore une fois. Quien sabe ! »

Et finalement, en août 1938 :

« J’ai déjeuné avec Geoffrey et Ursula en traversant [Londres]. Il travaille de 8 heures jusqu’à 22 heures, avec des petites interruptions pour avaler quelque chose et se plaint d’être pauvre. Bion et lui prennent des leçons de piano. »

BECKETT ET BION, ET LA RENCONTRE AVEC JUNG

Développons un peu plus ce qu’on sait et ce qu’on pourrait penser de cette sortie ensemble, de Bion et Beckett, pour écouter Jung, le 2 octobre 1935 :

Deux choses sont frappantes. Il semble que Jung ait parlé d’une jeune patiente de 10 ans qui est morte avant d’être vraiment née. Il la décrivait comme ayant une sensibilité vivace et extraordinaire dans ses rêves d’archétypes profonds, mythologiques. Jung en aurait dit : « elle n’est jamais complètement née. » C’est aussi comment Beckett se décrivait – et on retrouve quelque chose de cette image dans beaucoup de ses livres.

Pour relier encore plus les différents fils en présence ici, Beckett a raconté à Knowlson (son biographe désigné) que Lucia, la fille de James Joyce (qui s’était éprise de lui) était très perturbée mentalement, bien que semblant quelquefois « parfaitement normale ». Beckett parlait de l’époque où ses rapports avec Joyce étaient empoisonnés par ce qui se passait avec Lucia. Il disait que Joyce voulait toujours essayer différents traitements. Lucia a été hospitalisée à Ivry, puis près de Toulouse. Il dit :

>« Tout le monde pensait qu’il n’y avait rien à faire [pour Lucia]. Joyce a tenté tellement de choses. C’est Joyce qui s’est arrangé pour qu’elle voie Jung à la Clinique Tavistock. Je pense que c’est possible que ce soit à elle que Jung pensait lors de la conférence à laquelle j’ai assisté à Londres, quand il a parlé d’une fille qui n’était jamais vraiment née. » (!!)

Nous devons cependant nous rappeler que Beckett a livré ces confidences tout à la fin de sa vie, et nous méfier de la fiabilité absolue de ses souvenirs de ce passé lointain.

Jung a aussi parlé lors de cette conférence, des complexes symptomatiques, en disant qu’ils sont « des groupes autonomes d’associations qui ont tendance à se mouvoir d’eux-mêmes, de vivre leur vie à part de nos intentions. Je pense que notre inconscient personnel, aussi bien que l’inconscient collectif, est fait d’un nombre indéfini, parce qu’inconnu, de personnalités complexes ou fragmentaires. »

Ian Miller, dans son livre On Minding and being Minded : Experiencing Bion and Beckett, suggère que « cette formulation [jungienne] de personnalités fragmentaires indéfinies et inconnaissables pourraient, avec l’expérience clinique conjointe de Bion et Beckett, de soi et de l’autre, être un aïeul conceptuel des petits morceaux d’expérience qu’on rencontre dans les écrits de Beckett, ainsi que des intuitions des scansions multiples au sein de la musique du matériel psychanalytique rencontré chez Bion. »

On peut voir un fil conducteur entre les idées mises en avant par Jung lors de cette conférence, les écrits de Beckett Murphy puis la Trilogie et les premiers articles de Bion : The Imaginary Twin (1950), Differentiation of the Psychotic from the Non-Psychotic Personalities (1957), et Attacks on Linking (1959), pour aboutir à son livre Learning from Experience (1962).

On est amené, bien sûr, à réfléchir à ce qui a poussé Bion à inviter son patient à assister avec lui à la conférence de Jung (et au préalable à aller au restaurant à eux deux !). Peut-être était-il encore dans une manière de penser éclectique, voire expérimentale, à la façon dont la Tavistock se situait dans le paysage psy à Londres à cette époque. Avait-il peur de perdre Beckett (qui devait déjà attaquer Bion pendant ses séances en parlant de son impression de l’inutilité de son analyse et de son projet d’arrêter à la fin de l’année) ? Cherchait-il à renforcer le lien avec Beckett, avec qui l’identification et le contre-transfert (tout comme le transfert de Beckett) étaient très investis ?

RÉFLEXIONS SUR BION ET BECKETT

En lisant les textes de Bion et Beckett de cette première période, on est confronté à des mots épars et des pensées embryonnaires, dont le lecteur devient en quelque sort le conteneur.

La différence ici est peut-être que Bion cherche à créer une possibilité de transformation et, par là, un soulagement de la souffrance, alors que Beckett chercherait plutôt à mettre en mots et en images une lutte semblable entre espoir et désespoir, intégration et désintégration, la tension entre le développement psychique et la résistance au développement. Tous les deux sont pleinement aux prises avec ces difficultés et cherchent la survie de l’individu dans un monde de turbulences et de grandes souffrances.

Après la fin de son analyse, Beckett se retire en Irlande, chez sa mère, non sans difficultés, comme nous l’avons vu… Mais il termine Murphy en juin 1936. Puis en septembre, il repart voyager sur le continent.

Ses rapports avec l’anglais, comparés avec ceux qu’il avait avec le français, mais aussi dans une certaine mesure avec l’italien et l’allemand, sont clairement liés à sa relation avec sa mère. Mais il y a plus et plus profondément. En juillet 1937, il écrit à Axel Kaun, un éditeur

à Berlin (le brouillon a été conservé, la lettre définitive n’a pas été retrouvée) 3 :

« C’est en effet de plus en plus difficile, voire inutile, que j’écrive dans un anglais formel. De plus en plus, ma langue me paraît comme un voile que l’on doit déchirer afin d’atteindre les choses (ou le néant) tapies là-derrière.
Grammaire et style ! Ils me semblent aujourd’hui aussi inutiles qu’un maillot de bain de Biedermeier ou l’imperturbabilité d’un ‘gentleman’. Un masque. On peut espérer que le temps viendra, Dieu merci, dans certains cercles cela est déjà le cas, où le langage sera le mieux utilisé quand il sera le plus efficacement abusé. Comme nous ne pouvons pas nous débarrasser de tout en une fois, au moins nous ne voulons rien laisser non fait qui pourrait contribuer à son discrédit. Y forer trou après trou jusqu’à ce que ce qui se terre derrière, que ce soit quelque chose ou rien, commence à s’y infiltrer. Je ne peux pas imaginer un objectif plus élevé pour l’écrivain d’aujourd’hui. » cite(Beckett, Letters 1929-1940cite, p. 518) (ma traduction)

Ne peut-on pas entendre Bion dans ces paroles de Beckett ? Bion qui cherche à se dégager du langage psychanalytique trop saturé afin de créer une façon plus épurée de penser et de dire l’expérience psychanalytique.

D’autres ressemblances importantes entre Bion et Beckett – et sans doute des réminiscences de leur travail ensemble – se trouvent dans l’importance du dialogue ; dans les écrits de Beckett (autant dans ses romans que dans ses pièces de théâtre), et pour Bion dans ses multiples rencontres et séminaires publiés et dans l’essence même de la psychanalyse et surtout, peut-être, pour les deux, leurs dialogues internes.

Beckett, dans les premières pages de son livre de 1961, Comment c’est (How It Is, 1964) écrit :

« Comment c’était je cite avant Pim avec Pim après Pim comment c’est trois parties je le dis comme je l’entends
voix d’abord dehors quaqua de toutes parts puis en moi quand ça cesse de haleter raconte-moi encore finis de me raconter invocation
instants passés vieux songes qui reviennent ou frais comme ceux qui passent ou chose chose toujours et souvenirs je les dis comme je les entends les murmure dans la boue
en moi qui furent dehors quand ça cesse de haleter bribes d’une voix ancienne en moi pas la mienne
ma vie dernier état mal dite mal entendue mal retrouvée mal murmurée dans la boue brefs mouvements du bas du visage pertes partout
recueillie quand même c’est mieux quelque part telle quelle au fur et à mesure mes instants pas le millionième tout perdu presque tout quelqu’un qui
écoute un autre qui note ou le même. »

Comment c’est crée un sens des rythmes, des envolées de pensées, d’associations improvisées, comme des riffs d’un musicien de jazz. On pourrait dire que Bion fait de même, mais avec patience, « un slowmotion model » :

« Le patient saisit l’essentiel de ce que je dis. La totalité de mes remarques, y compris l’implication que je suis l’analyste, est évacuée (le mécanisme représenté par la théorie de l’identification projective). Il s’identifie à l’analyste et grâce à son intuition est capable de ‘voir’ le sens de mon interprétation. » ( Learning from Experience, cite1962, p. 12)

Miller commente :

« Le modèle en slow-motion de Bion décrit la séquence beckettienne commençant avec ce qui est mal dit, continuant avec ce qui est mal entendu et procédant à ce qui est mal rappelé. Beaucoup se perd. Mais le gain est dans l’intuition, amenée au champ partagé du patient et de l’analyste, par l’acte public de la verbalisation, même quand c’est marmonné indistinctement. » cite(p. 50)

Autre commentaire : la psychanalyse traditionnelle dans la période qui nous concerne se basait sur un fondement narratif, et notamment le désir de retrouver dans le passé l’explication des troubles actuels. Comme un roman du 19siècle. Mais Bion, dans son évolution clinique et théorique est concerné par le présent dans toutes ses convolutions, interruptions et liens tous azimuts, tout comme Beckett dans ses textes, et notamment dans la Trilogie (Connor, p. 3).

On pourrait dire que Bion et Beckett cherchent tous deux à enlever les excès, le descriptif, pour se focaliser sur l’essentiel, sans fioritures, sur le moment même. On dit que contrairement à James Joyce, qui ajoutait encore et encore des éléments, Beckett élaguait, dépouillait. Bion, aussi, essayait d’éliminer les détails distrayants, éblouissants, pour pouvoir parler en termes abstraits (le Grid), pour se focaliser sur l’essentiel, ce qui se passe au moment même. Dans cette recherche de l’essentiel, dépouillé de fioritures, voire même de mots (dans un idéal irréalisable), commune aux deux B, ne voit-on pas aussi la recherche de l’O de Bion, la chose en soi, l’essence même de l’expérience ?

Lawrence Harvey (1925-1988), professeur à Dartmouth College et ami de Beckett, rapporte de ses conversations avec lui en 1961-62 des réminiscences qui vont dans le même sens. Harvey écrit :

« Beckett aspire à ce qu’il reconnaît comme une tâche impossible, d’éliminer la forme, pas seulement la démanteler ou œuvrer contre elle, mais l’éliminer. Il a dit qu’une éjaculation serait peut-être la plus parfaite expression d’être. […]. Il a parlé d’arriver à ressentir le besoin d’une forme désordonnée, d’une forme cassée. La tâche la plus importante d’un artiste est d’exprimer [l’expérience d’] être, et il voit cela comme une collection de ‘mouvements’ sans signification. Être est chaotique, l’opposé de forme ordonnée. […]. Il est conscient du paradoxe de chercher à éliminer la forme alors que le langage lui-même est forme, mais c’est ce point de vue qui sous-tend son démantèlement des formes traditionnelles de langage. » (Knowlson & Knowlson, pp.133-4)

On a l’impression, même s’ils ne se sont plus jamais rencontrés, ni écrit, que Bion et Beckett ont interagi, l’un et l’autre, à un niveau inconscient, dans la profonde et intense évolution créatrice que chacun a vécu. Un dialogue psychanalytique interne, en quelque sorte. Comme Bion écrit dans Attention and Interpretation« L’analyse peut être considérée comme un moment dans le temps étiré à travers une période d’années, une membrane extrêmement mince d’un moment. » Et encore, « L’espace mental étant infini, les fragments du lien sont dispersés instantanément à travers l’espace infini. » (p. 14)

Cette dispersion des fragments du lien nous ramène encore une fois à la notion de césure. Ian Miller suggère qu’à travers cette césure, Bion et Beckett se tendent et se prennent la main (comme Beckett avec son père) et continuent à avancer. Beckett, relisant Molloy 20 ans plus tard, peut en dire : « I am no longer at home there ». Tout comme les commentaires de Bion sur ses premiers textes des années 50 montrent les transformations profondes dans sa façon de penser la psychanalyse.

Beckett parle de « plodding on » et de « failing and then, failing better ». Bion dit à ses supervisés, en parlant d’un patient

« Je peux en fait dire de ce patient que je pense que l’expérience à laquelle j’étais exposé, malgré le fait que je n’étais pas capable de transmettre une interprétation qui me satisfaisait, sans parler du patient, je pense que probablement les fondations étaient posées pour une interprétation subséquente. Nous en avons eu, des interprétations subséquentes. Le patient a continué à exister et à venir à ses séances. Mais la situation immédiate, où l’on ressent, vous voyez, que si on était un suffisamment bon analyste ou si on en connaissait assez, on aurait dû pouvoir y faire quelque chose. On devrait pouvoir être capable de donner une interprétation qui pourrait rendre la situation plus supportable pour le patient et pour soi. Bien sûr, on dit on devrait, mais alors on se demande pourquoi quiconque d’entre nous devrait pouvoir gérer les patients avec lesquels nous nous trouvons. Après tout, l’échec doit exister autant en psychanalyse que dans tout autre domaine d’activité humaine. Mais c’est une idée très alarmante quand vous êtes confronté à une situation… Soit vous vous divorcez de la réalité vous-même, soit vous devez être exposé à un traitement qui irait à l’encontre de pouvoir donner une interprétation. » (Bion, Los Angeles Seminars, citep. 85)

Et encore, en parlant de l’interprétation :

« Un autre critère […] que l’on devrait considérer comme un signe que l’on est dans le bon chemin, que l’interprétation [choisie] a quelque chose qui n’est pas seulement là par hasard ni n’est seulement particulier à l’épisode qu’elle est censée décrire ; et ça, c’est si elle semble, en plus, décrire ou illuminer des évènements qui n’ont pas encore eu lieu. » (p. 95)

POURQUOI LE JUMEAU IMAGINAIRE ?

L’article de Bion, Le jumeau imaginaire, est le premier travail présenté, en 1950, à la Société britannique de psychanalyse, par ce nouveau membre. Il tient en 19 pages. Son commentaire (1967) en occupe autant !

Bion y développe ses réflexions sur trois patients qu’il avait analysés des années auparavant. D’emblée, dans ses commentaires, il explique qu’il a beaucoup déguisé et déformé les histoires de ses patients, afin que non seulement des proches mais même les patients eux-mêmes ne pourraient se reconnaître. Mon hypothèse est non seulement que Beckett et Bion ont pu être des jumeaux imaginaires l’un de l’autre, « d’une façon et à un autre niveau », mais que ces trois patients contiennent tous des éléments de Beckett dans sa rencontre avec Bion. La lecture de ces deux textes est interpellante.

Un exemple : constatant que les personnages dans le récit de son patient pouvaient aussi bien être réels qu’imaginaires, et que le patient se plaignait de ses interventions, tout en continuant à faire lui-même (le patient) des interventions de type association – interprétation – association, Bion suggère à ce moment qu’il était, lui-même, un jumeau pour le patient, ce qui leur permettait de continuer le jeu réciproque entre eux. L’effet de cette interprétation était frappant (une soudaine chute dépressive). À la séance suivante, le patient apporte un rêve menaçant et terrifiant que Bion interprète comme représentant un

« jumeau » qui l’empêcherait de naître, comme lui empêche ce jumeau de naître, puisqu’il n’est qu’imaginaire. Cette image du jumeau imaginaire représentait à la fois la difficulté du patient de pouvoir réellement naître, de devenir libre et autonome et son désir d’empêcher aussi son analyste de devenir réel. Dans son Commentaire, Bion trouve cette élaboration théorique sans grand intérêt, juste une manipulation des théories. Par contre, il souligne son « souvenir » de ce qu’il appellerait une « évolution », c’est-à-dire un rassemblement, par une « intuition précipitante soudaine », d’une masse de phénomènes apparemment incohérents et sans rapport qui par-là deviennent cohérents et sensés (p.127). Néanmoins, les images d’une situation où il y a empêchement d’une naissance doivent évidemment nous ramener aux écrits de Beckett concernant la conférence de Jung et ses propres associations subséquentes.

CONCLUSION :

Les chemins de Bion et Beckett se sont croisés, dans la réalité extérieure et concrète, pendant deux années, de 1933 et 1935, au moment où tous les deux commençaient à peine leurs longues carrières professionnelles. Mais, au-delà de ce croisement, de cette rencontre psychanalytique – profonde, intime, bouleversante – je propose l’hypothèse que leurs chemins se croisent et se recroisent encore, dans leurs imaginaires, leurs inconscients et en filigrane dans leurs écrits. Tous les deux écrivent des textes denses, difficiles mais profondément riches de signification. Tous les deux cherchent à élaguer le superflu, à s’approcher de l’essentiel, peut-être ce que Bion appelle O. Pour finir, je trouve que le titre de Bion Le Jumeau imaginaire est le plus juste, mais au pluriel, pour parler de nos réflexions sur leur relations réelles, inconscientes et imaginaires.

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