Éditorial: Laplanche et la clinique d’aujourd’hui

Blandine Faoro-Kreit

Revue Belge de Psychanalyse

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En écho au colloque de la Société Belge de Psychanalyse qui interroge l’œuvre de Jean Laplanche 1, la Revue Belge de Psychanalyse vous propose de réfléchir à l’impact de Jean Laplanche sur la clinique d’aujourd’hui.

Laplanche est une figure incontournable de la psychanalyse qui occupe toujours une place de choix dans le paysage psychanalytique international. Traducteur de nombreux textes de Freud, il produit en collabo- ration avec Pontalis le fameux Vocabulaire de la psychanalyse (1967) avant de s’atteler avec d’autres, à la non moins célèbre traduction française des Œuvres psychanalytiques complètes de Freud (PUF, 1987). Grand connaisseur de Freud donc, il ne demeure pas prisonnier de cet héritage et développe sa propre pensée. Comme il le dit lui- même: «C’est au sein de l’expérience inaugurée par Freud- expérience indissolublement clinique et théorique- je dirai: philosophique- que se situe ma pensée ; non pas pour en polir les angles ou en perfectionner les détails, mais pour la faire travailler et, au plein sens des mots, lui faire «rendre l’âme». (1997)2

Laplanche développera plusieurs thèmes de recherche qu’il retravaillera sans discontinuer. Ainsi : l’origine du sexuel dans la vie psychique, la séduction généralisée, l’originaire, les pulsions, les fantasmes …

Cet auteur infatigable a déjà fait l’objet d’interview et d’articles au sein de notre revue 3 que tout lecteur aura du plaisir à relire. Pour ce numéro, nous vous incitons à repenser la pratique clinique psy- chanalytique d’aujourd’hui enrichie des concepts développés par Jean Laplanche.

Pour mieux cerner ce psychanalyste et son œuvre, Marc Hebbrecht, en guise d’introduction, va nous le présenter dans sa double appartenance, de terrien vinicole d’une part et d’intellectuel jamais assouvi d’autre part. Seront survolées les grandes lignes de son œuvre permettant au lecteur de réaliser d’emblée combien cette pensée est riche et toujours porteuse d’enseignement aujourd’hui.

Marie-France Dispaux dans un article intitulé « Quand la question de la pulsion déchaine les passions » va s’appuyer sur la querelle qui opposa Laplanche et Green, ces deux mentors de la psychanalyse, pour engager à la suite de leurs différends, une réflexion sur les origines et la complexité du psychisme. Marie-France Dispaux nous montre avec clarté comment Jean Laplanche a voulu, par trop, généraliser sa théorie de la séduction au risque de perdre en chemin la complexité du psychisme. Il n’en reste pas moins que Laplanche apporte un éclairage capital dans son développement de la séduction originaire pour mettre en mouvement les processus de symbolisation.

De façon très personnelle et généreuse, Claire De Vriendt-Goldman dans son article: «Sous la peau» les traces de l’énigme de la séduction, va nous confier comment les développements théoriques de Laplanche lui ont été utiles dans sa pratique clinique. Ce sont «Les nouveaux fondements» de la théorie de la séduction de l’infans par l’adulte qui serviront de guide à cette réflexion. L’exposé de deux situa- tions cliniques illustre de façon convaincante l’impact des messages énigmatiques dans le psychisme de chacun et permet également de saisir combien l’asymétrie de la relation analytique reproduit le pro- cessus de séduction originelle généralisée provoquant l’énigme et le transfert.

Arlette Lecoq dans son article : « Jean Laplanche, un héritage fécond » se tourne d’emblée vers les héritiers de celui-ci en s’intéressant à deux auteurs particulièrement. Il s’agit de Dominique Scarfone et de Christophe Dejours. L’ «actuel impassé» de Scarfone sera mis en exergue pour saisir, à l’écoute des patients, la différence entre le présenté et le représenté, tandis que la pulsion sexuelle de pouvoir proche de la pulsion d’emprise ( décrite plus loin sous le titre: Le sexuel et l’omnipotence par l’auteur lui-même) se montre d’un apport précieux pour comprendre la violence et la sexualité d’aujourd’hui. De façon toujours très vivante, Arlette Lecoq va poursuivre en développant la notion d’inconscient amential développée par Christophe Dejours abordant ainsi les notions de clivage et de vulnérabilité somatique. Outil précieux pour la clinique.

Dominique Scarfone nous a fait le plaisir de nous confier ce texte très riche intitulé «Le sexuel et l’omnipotence» qui dans la lignée de Laplanche se met en recherche d’une explication pour comprendre le trouble causé par la pulsion sexuelle. L’auteur avance que comme pulsion hétérogène au moi, le Sexuel est inséparable de la violence. Il se manifeste comme trouble de par sa liaison avec la visée narcis- sique de toute-puissance. C’est l’occasion de revisiter la notion dite de maitrise – d’emprise – ou encore de pouvoir ainsi que de décrire le mécanisme de la spirale allodynamique mue par le conflit sans fin des interprétations. Cette déambulation métapsychologique est un vrai plaisir pour le lecteur qui ne peut que se laisser emporter par la pulsion épistémophilique de l’auteur au point qu’il s’en trouvera contaminé à son tour.

Avec le côté facétieux que nous lui connaissons, Francis Martens nous offre «La psychanalyse en une page – Pourquoi payer plus cher?» Pari tenu et pleinement réussi ! Fort de sa connaissance de Laplanche, Francis Martens se penche sur la métapsychologie freudienne «revisitée et refondée par Laplanche». C’est l’occasion de repréciser le champ de la psychanalyse qui ne peut être comparé à nulle autre science quand de l’inconscient on ne peut tout maitriser ni tout comprendre. Offre cependant de s’approcher au plus près de ce qui nous fonde comme humain; ces pulsions sexuelles transmises, acquises, refoulées…qui nous animent et qui nous renvoient au travail délicat de leur traduction.

Paraphrasant la célèbre déclaration de Winnicott: «Un travailleur, ça n’existe pas, sans son environnement au travail», Géraldine Castiau et Éveline Ego nous livrent ici un article d’une criante actualité: « Souffrance au travail : sur quels concepts analytiques s’appuyer pour l’écouter ». La clinique quotidienne, en effet, amène les psychanalystes à rencontrer de plus en plus de patients exprimant une souffrance au travail, avec leurs lots de décompensations psychiques, voire même physiques. Le constat pour ces auteurs que l’écoute et le positionnement analytique traditionnel ne satisfaisaient plus entièrement, à comprendre, explorer et analyser cette souffrance, les a fait se tourner vers les travaux de Jean Laplanche, avec la « centralité du sexuel » et les «messages intromis», et ceux de Christophe Dejours, collègue et condisciple de Jean Laplanche, avec le concept de « double centralité du sexuel» et la théorie de la «Psychodynamique du Travail». Cet article bien utile pour les cliniciens confrontés au «burnout» de leurs patients nous présente des concepts et une grille de lecture psychana- lytique plus aptes à saisir les enjeux de cette souffrance. Revisiter le caractère sublimatoire du travail et sa richesse pour le psychisme est une ouverture pour comprendre ce que le travailleur est prêt à donner dans son travail, dans son investissement et son déploiement person- nels, mais ouverture également pour saisir, si les conditions ne sont plus remplies pour son accomplissement, à quel point cela devient nar- cissiquement délétère et traumatique par la perte de sens qui s’opère.

Dans la partie hors thème de ce numéro, nous suivrons avec plaisir Jean-Yves Tamet dans ses réflexions «À propos de la construc- tion». La démarche de l’auteur est de rendre palpable la perception en séances des objets supposés. Ceux-ci dans le transfert « s’invitent insensiblement avant de pouvoir être nommés… Les figures primordiales d’un patient dans la cure s’organisent de bric et de broc … Ce qui finalement se construit comme objet est le produit inédit d’une histoire écoutée par l’inconscient de l’autre ». L’originalité de ce texte est de nous convier à réfléchir sur les écrans de la mémoire de l’ana- lyste, en séance d’une part et dans un deuxième temps dans l’écriture de celle-ci qui est une exigence pour l’auteur. La vigilance est de mise cependant « si l’on veut savoir ce que l’objet y gagne et ce qu’il y perd.» Reste alors l’embarrassante question de la fiction: le «mentir vrai » pour que l’objet advienne inscrit tant dans le discours du patient que dans le récit de cure qu’en propose l’analyste. Réalité? Fiction? L’écoute en séance crée un espace où le chemin hasardeux et tortueux de la construction peut advenir.

«La forme masochique de la perversion narcissique» est la réflexion que nous proposent Jean-Pierre Caillot et Philippe Saielli en insistant sur la forme pathologique agie de celle-ci, autant sadique que maso- chique. À l’aide de vignettes cliniques 4 éclairantes, les auteurs nous décrivent les aspects offensifs contre autrui (forme sadique) et les aspects défensifs contre soi (forme masochiste) de ce type de per- version. La difficulté pour l’analyste à rejoindre la souffrance de ces personnes, bien mise en évidence ici, a pu trouver, grâce aux apports de Racamier, une aide précieuse pour saisir les enjeux psychiques à l’œuvre. Cette perversion narcissique dans ses deux types d’agissements sadique et masochique est le produit de traumatismes familiaux continus le plus souvent, dans le registre du meurtre, de l’inceste, de l’«incestuel» et du «meurtriel».

Pour terminer, grâce au travail clinique délicat de Sylviane Baert, qui nous est rapporté ici, nous pouvons pleinement comprendre ce que veut dire chez Winnicott «L’utilisation de l’objet». Seront ainsi revi- sitées les différentes étapes qu’implique cette utilisation, à savoir la relation à l’objet, sa destruction, sa nécessaire survivance, et enfin son utilisation. Cet article s’avèrera bien utile pour transmettre aux plus jeunes collègues combien se laisser utiliser, au sens «Winnicottien» du terme, est la seule issue pour qu’un travail psychique, chez cer- tains, puisse advenir dans la rencontre avec l’objet.

Blandine Faoro-Kreit

 

1. Colloque de la SBP 7 octobre 2023 à Kortenberg : « Pourquoi Laplanche aujourd’hui, de la théorie à la clinique ».2. In Le primat de l’Autre, Jean Laplanche, Rééd. Champs/Flammarion, 1997, Présentation.

3. «Entretien avec Jean Laplanche» in Carrefour psychanalytique, par Marie France Dispaux. RBP n°39 Automne 2001. «Jean Laplanche; l’inconnu du texte», RBP n° 63, 2013-2

4. Pour toutes les vignettes cliniques présentées dans cette revue, un soin particulier a été apporté par les différents auteurs à respecter l’anonymat des cas évoqués afin qu’ils ne soient reconnus ni par des tiers ni par les intéressés eux-mêmes.