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Réflexions sur l’activité graphique d’une patiente tout au long de sa cure analytique

01.04.2001

Les quelques réflexions rassemblées ici sont le fruit d’élaborations concernant une cure analytique longue et difficile mais qui a été très stimulante et très gratifiante. Cette patiente, que j’appellerai Madame B, très douée sur le plan artistique, s’est mise à dessiner et à peindre lors de la deuxième séparation prévue dans son analyse.

Elle m’a apporté son premier dessin à la reprise de nos séances. Elle a réalisé tout au long de notre travail analytique une quinzaine de dessins et de peintures ainsi que quelques sculptures. Ses productions, toujours figuratives, ont mis en scène ses rêves et ses fantasmes.

Madame B a eu une histoire infantile très traumatique, parsemée d’abandons et de maltraitances psychiques, physiques et sexuelles.

Dans sa situation, les interactions précoces mettant en jeu les mécanismes d’identification projective en tant que moyen premier de communication (cfr. Bion) indispensables à la santé psychique de l’enfant, ont été défaillantes.

Elle n’a pas pu projeter l’excès de sa souffrance, de son angoisse, dans un objet contenant pour développer ses capacités de pensée. Ainsi, ses angoisses de séparation ont pris une allure catastrophique, un danger de mort psychique portant directement sur la relation contenant-contenu assurant sa sécurité de base.

Il s’est produit chez elle une réelle impossibilité d’élaborer de manière satisfaisante la phase de séparation-individuation et la position dépressive.

Cependant Madame B n’est pas psychotique, elle a présenté un fonctionnement en état limite, bien accrochée à la haine tout en la méconnaissant.

J’ai été très admirative de ses forces d’accrochage à la vie, même si elles se sont parfois exprimées dans un terrorisme de l’affect, dont elle ne se doutait même pas.

Dans la cure, nous avons rencontré :

– ses vécus catastrophiques lors des séparations

-   les failles récurrentes de l’objet maternel amenant des disqualifications permanentes physiques et psychiques

– les effets du fonctionnement familial pervers.

La concrétude des relations sexuelles incestueuses a marqué du sceau de la réalité ses fantasmes originaires.

1. Dessins – peau commune – créant un espace d’élaboration des schèmes et des contenants défaillants

La distorsion du cadre analytique infligée par ses productions graphiques a été le révélateur de l’organisation pathologique de ses enveloppes psychiques.

Je ferai appel à différents notions théoriques conceptualisées par G. Rosolato, D. Anzieu, B. Gibello et S. Tisseron.

Guy Rosolato, dans "Destin du Signifiant"  (Eléments de l’interprétation – 1985) a élaboré la notion du "signifiant de démarcation" qu’il distingue des signifiants linguistiques et qu’il rapproche des représentations de choses selon Freud.

Les signifiants de démarcation s’originent dans la petite enfance et peuvent être antérieurs à l’acquisition du langage ; ils assurent la mise en mémoire d’impressions, de sensations, d’épreuves trop précoces ou trop intenses pour être mises en mots. Ceux-ci donnent sens à la communication non-verbale. Pour Rosolato, la traduction de ces signifiants de démarcation énigmatiques (en référence à la théorie de J. Laplanche concernant la transmission des fantasmes inconscients de la mère au bébé), grâce à la parole, par des signifiants linguistiques est la fonction majeure de la psychanalyse. Il suggère que le signifiant de démarcation est délimité (démarqué) comme une figure sur un fond et qu’il met en jeu la dimension spatiale qui est caractéristique de ce registre.

Il décrit, pour ces signifiants de démarcation, la liste suivante de paires d’opposition : plaisir/déplaisir-douleur ; bon/mauvais ; présence/absence ; dedans/dehors ; passivité/activité ; soi/autres.

Il nous dit "ce sont les signifiants qui font pour nous les objets dans une interaction continuelle entre les sensations qui prennent leur impact perceptuel, les réponses initiales innées de l’Enfant et l’attention anticipatrice de la mère sur les signifiants de démarcation". Il insiste sur l’importance de la gestualité analogique qui permet de se comprendre sans mots, qui assure d’une communauté avec d’autres, par le jeu de sympathies, d’adhésions.

Reprenant la célèbre observation de Freud de son petit-fils Ernst, concernant le jeu de la bobine, il dit : "c'est l’absence de la mère qui est métaphorisée par les petits objets jetés, par la bobine (…). Le seul point commun analogique est celui d’un corps (d’un objet) qui disparaît. L’objet ainsi marqué est un signifiant de démarcation".

L’activité mentale métaphorique échange d’abord une paire d’oppositions (apparition/disparition) par une autre (présence/absence), en emprise dans un système non verbal (rejet des objets) puis pré-verbal (modulation sonore du O dans le Fort-Da), elle substitue ensuite une paire de signifiants linguistiques (phonèmes O et A) à la paire des signifiants de démarcation (bobine qui disparaît et réapparaît).

""Le représentant de la représentation" (vorstellung représentant de Freud), en tant qu’élément matériel (…) et support formel de la représentation (représentant qui donne la représentation) est le signifiant de démarcation".

A partir de ces signifiants de démarcation, Didier Anzieu a élaboré les signifiants formels s’apparentant aux pictogrammes de Piera Aulagnier (La violence de l’Interprétation – 1975) et s’étayant sur toute sa théorie du Moi-Peau (Dunod 1985).

Le signifiant formel a une structure différente du fantasme qui lui, est construit sur le modèle de la phrase avec un sujet, un verbe et un complément d’objet. Le fantasme met en images et est contemporain ou postérieur à l’acquisition du langage, il se situe dans un espace à trois dimensions et fait appel à un spectateur.

Par contre, les signifiants formels :

– "sont constitués d’images proprioceptives, tactiles, kinesthésiques, posturales, coenesthésiques, d’équilibration, ne se rapportent pas aux organes des sens à distances (vue, ouïe)

– leur mise en mots se limite à un sujet et un verbe, sans complément

– le verbe est souvent réfléchi

– le sujet est une forme isolée ou un morceau de corps

– il s’agit d’une transformation, d’une caractéristique géométrique ou physique d’un corps entraînant une déformation ou une destruction de la forme

– cette transformation se fait sans spectateur et est souvent ressentie par le sujet comme étrangère à lui-même

– elle se déroule dans un espace bi-dimensionnel

– ces transformations relèvent de confusions dedans/dehors

– ils sont monotones, répétitifs, identiques chez un patient donné

– le signifiant formel pathologique subit une déformation ressentie comme irréversible, qui nourrit la réaction thérapeutique négative".

Didier Anzieu a classé ses signifiants formels en six catégories ("Les signifiants formels et le Moi-Peau" dans Les enveloppes psychiques – 1987).

Ils sont pertinents pour décrire la construction du Moi et du Soi, ils sont métaphorisables et permettent le repérage des enveloppes psychiques et de leurs altérations. Les signifiants formels sont investis par la pulsion d’attachement et la pulsion d’autodestruction. Leur identification est utile au psychanalyste pour interpréter avant le conflit pulsionnel, les altérations de l’espace psychique et des fonctions du Moi.

Voici quelques exemples de signifiants formels "Une peau pour deux" "Une peau se rétrécit" "Un bras s’allonge" "Une surface se tord".

Pour Madame B, je formulerai ceci "mon esprit se dissout ou s’emballe et explose lorsque vous vous éloignez”.

Le premier dessin, présenté plus loin, va illustrer cet énoncé.

Serge Tisseron, poursuivant ses recherches à partir des travaux de D. Anzieu et de B. Gibello sur les représentants de transformation, a décrit des        "schèmes" d’enveloppe et de transformation. Dans la mesure où les signifiants, précédemment décrits, sont radicalement étrangers à l’univers linguistique, Tisseron a choisi de les nommer schèmes.

Il s’est également inspiré des travaux de Kant, de Piaget et de Wallon.

Le plaisir rencontré avec la mère dans la réalisation des schèmes relationnels interactifs, favorise par introjection, l’installation dans le Moi de schèmes psychiques, structures de comportement. Les schèmes de transformation correspondent aux opérations mentales d’union/désunion et les schèmes d’enveloppe aux opérations de contenance.

Dans le dialogue psychocorporel tonique entre le bébé et son environnement, les deux types de schèmes sont stimulés dans une dialectique subtile. Les schèmes de transformation permettent de figurer la réunion et les mouvements de séparation d’avec la mère et amènent donc à la constitution d’une limite, d’une enveloppe.

Autour de la naissance, la bouche tient un rôle prépondérant dans le frayage de ces schèmes. C’est un réceptacle actif qui s’applique, épouse et transforme ses contenus tout en éprouvant de très nombreuses sensations. Tout en opérant une libidinalisation de ses contenus, elle transforme les sensations en matériaux pour la pensée. Les schèmes de transformation reçoivent un frayage à travers les multiples interactions entre le bébé et son environnement. Les schèmes d’enveloppe reçoivent un frayage à travers les comportements de blottissement, de contact et cette proximité cutanée participe à la constitution des enveloppes. Tout cela concourt à la constitution, pour le bébé, d’une double perception de lui-même : de soi-même comme enveloppe et de soi comme agent de transformation actif sur le monde extérieur.

"Entité à qui il arrive des choses et qui peut faire arriver des choses" dit Tisseron.

Ces schèmes ne sont pas des images mais des modèles dynamiques aux confins des possibilités innées, des expériences passées et de plan d’action pour les expériences futures.

Pour Serge Tisseron, les schèmes sont actifs dans la constitution de toutes les images psychiques isolées ou organisées selon un scénario, depuis les images archaïques jusqu’aux fantasmes complexes oedipiens.

Donc, ces schèmes ont une fonction de modèles stables et fiables d’agencement des contenus mentaux. Ceci est à relier à la notion de contenants de pensée ainsi définie par B. Gibello : "Systèmes dynamiques par lesquels des contenus de pensée peuvent prendre sens, être compris, mémorisés et communiqués".

Pour B. Gibello les contenants archaïques sont fantasmatiques, cognitifs et narcissiques, ils sont élaborés par le langage en contenants symboliques complexes et retravaillés par les contenants groupaux, sociaux et culturels (La pensée décontenancée – 1995).

La défaillance des schèmes d’enveloppe et de transformation en tant que structure amène la présence imagée de ceux-ci dans les représentations mentales du patient, en particulier dans les rêves. Je rapprocherai ce phénomène du phénomène de Silberer décrit par Freud dans l’Interprétation des rêves (tentative de la psyché de s’autoreprésenter).

Ainsi, la psyché tente de se donner la possibilité d’introjecter des schèmes qui n’ont pu s’établir faute de réponses adéquates de l’environnement.

Normalement, les images de schèmes d’enveloppe se transforment en fantasmes dont la fonction contenante assure le sujet de sa capacité à contenir ses représentations de lui-même et du monde. Les images de schèmes de transformation laissent la place à des structures fanstasmatiques complexes où interviennent de nombreuses opérations de transformation.

Cette évolution dérive de la mise en oeuvre de la musculature striée volontaire notamment dans le contact relationnel avec l’environnement (jeux, activité physique) et du développement du langage. Ainsi apparaissent des scénarios impliquant une succession d’images et une action impliquant un sujet et un ou des compléments d’objet.

Le dessin d’enfant apparaît comme le reflet de cette évolution. Les schèmes d’enveloppe se retrouvent dans la fonction contenante du dessin, assurant le sujet de contenir lui-même ses fantasmes et les schèmes de transformation s’effacent derrière la mise en scène de multiples transformations présentes dans toute figuration.

Ainsi, les carences précoces rencontrées par Madame B me semblent avoir joué un rôle déterminant dans son investissement d’une communication graphique dans sa cure analytique.

Tisseron introduit à partir du matériau imagé (quelle qu’en soit sa nature), une recherche selon trois axes : son sens c’est-à-dire sa fonction de représentation, mais également une réflexion sur sa fonction d’enveloppe et sa fonction de transformation.

L’image dans sa possibilité de représenter un objet, avec toutes les transformations de soi, de l’image ou du monde y afférentes, a donc une fonction de premier contenant. Mais elle peut également contenir l’objet et les spectateurs dans une illusion de même enveloppe acquérant ainsi une fonction d’enveloppe intersubjective.

L’image psychique naît dans l’indifférenciation de la dyade mère-bébé et les premières images contiennent ensemble les sensations confuses du touchant/touché, suçant/sucé avant que ne se différencient les deux protagonistes.

L’image, au service de l’illusion de l’unité primitive, continue à envelopper la pensée. "La pensée crée l’image qui à son tour porte la pensée, dans une relation de complétude et de partage réciproque telle qu’elle caractérise les fonctionnements psychiques intriqués du nouveau-né et de sa mère" nous dit S. Tisseron.

L’image a donc une triple fonction :

1° d’enveloppe par l’illusion de continuité primitive, mais aussi

2° car elle constitue un premier écran permettant au psychisme de se protéger des effractions du monde extérieur, en référence à la double boucle contenante et subjectivante de la vision décrite par G. Lavallée (Enveloppe visuelle du Moi – Dunod 99) et

3° parce que les images familières participent à un imaginaire de la continuité et de la permanence.

L’image spéculaire elle aussi, a un rôle de confirmation narcissique et d’expérience partagée simultanément.

Utilisant ses concepts de schèmes et partant de la bande dessinée et de l’établissement progressif de l’activité graphique chez les petits enfants, Serge Tisseron définit deux types de traces.

Les traces-contact ayant fonction de contenance

Ces traces sont établies par seul contact sans autre mouvement : c’est la preuve du contact partagé. La certitude de ce "touchant-touché" participe à la constitution de peau commune à la mère et à l’enfant (le Moi Peau D. Anzieu). La feuille serait l’équivalent d’une mère idéale qui se laisse imprimer (psychiquement) par son enfant.

Cet écho, cette trace assure l’enfant du fait que le psychisme maternel constitue bien un contenant pour son psychisme en voie de formation. Cette fonction de miroir tactile jouée par la trace-contact se prolonge dans la recherche de la ressemblance de l’image à son modèle.

Dans les dessins de Madame B, cette ressemblance a toujours occupé une place importante.

Elle a toujours accordé une grande priorité à la similitude entre la réalité externe et sa représentation graphique.

Les traces-mouvements élaborant la séparation mère-bébé

La trace résulte du mouvement qui aboutit à la séparation. Le va et vient sur la feuille mettant en scène les allées et venues de la mère, permet à l’enfant la maîtrise imaginaire des situations de séparation (jeu de la bobine).

Les traces-mouvements se prolongent dans les pouvoirs d’évocation de l’image, les mouvements et les transformations qu’ils appellent.

Pour Tisseron, il y a complémentarité entre ces deux types de trace comme dans les deux types de schèmes décrits précédemment.

Ainsi par ses multiples productions graphiques, Madame B a établi entre nous une peau commune faite d’images d’elle, de moi, de nous ensemble ou séparées réalisant un premier contenant et permettant l’élaboration des schèmes défaillants dans son psychisme. Les avatars d’un holding, d’un handling et d’un object presenting catastrophiques avaient amenés chez elle une non-élaboration des schèmes d’enveloppe et de transformation.

Le travail psychique réalisé à partir de ses dessins a permis l’introjection et l’installation dans le Moi des schèmes psychiques correspondants. Le geste graphique alliant les traces-contacts et les traces-mouvements lui a donc rendu possible l’accès à une image-représentation d’elle et de nous (comme celle du miroir) organisée à partir de l’investissement sensori-moteur, sorte de symbolisation en acte.

J’ai choisi de vous montrer son 7ème dessin pour illustrer mon propos, ceci avec l’accord de Madame B. Elle l’a réalisé après deux ans d’analyse.

Toute séparation renvoie ma patiente au gouffre narcissique : ne plus être aimée, n’avoir aucune valeur, ne plus exister. Dans ce dessin, sont figurées sa détresse hémorragique ou mortelle de l’abandon (le squelette qui pleure) et la rage destructrice que cet abandon suscite en elle. Devant ses sentiments agressifs à mon égard, elle tente d’utiliser des mécanismes de contention, notamment la figuration graphique ; car, à l’aube de l’intégration d’un bon objet contenant et narcissisant, la destructivité déclenchée par mes absences remet tout en question. Cette destructivité menace ses objets internes précaires et notre relation.

Le centre du dessin est occupé par ma maison, fermée d’une grille, symbolisant les vacances de Noël. Je suis absente pour "une cause inavouable" (ma relation de couple) : c’est ce qui est écrit sur le panneau jouxtant la boîte aux lettres. Juste au-dessus, devant mon couple, mon sapin de Noël est grand et beau et le sien est petit et ridicule.

Dans la guerre du Golfe, nous bataillons mais elle me tourne le dos et elle porte le drapeau de l’analyse, fait du même tissu que celui qui recouvre mon divan (en haut à gauche, malheureusement très mal visible sur la reproduction). Le chemin de terre est apparu dans ses rêves comme le chemin d’arrivée chez moi que j’avais modifié en son absence. Il est boueux car teinté de ses "sales" sentiments.

Une énorme masse détruit notre mur. Le mur que nous construisions ensemble pour contenir ses pulsions. C’est sa destructivité réveillée par mes vacances, mon autonomie et la présence du tiers, symbolisée par le serpent et l’homme du couple.

Le squelette, représentant sa mort psychique, tombe dans le gouffre de l’absence et pleure des larmes de tristesse mais il a les yeux rouges de rage.

Elle m’a dessinée découragée, laissant tomber tous ses écrits, déposés dans ma boîte aux lettres pendant mes vacances. En bas, je suis la putain de ses fantasmes, près d’un magasin de farces et attrapes, lorsque je m’absente.

A ma gauche, un rêve où je suis accompagnée d’une série d’enfants et de personnes dans une montgolfière entourée de deux ballons. Ceci m’a évoqué l’utérus rempli des bébés rivaux entre les deux seins, tout cela rouge comme sa colère. Chaque saison est représentée, c’est la continuité de l’analyse. Je suis habillée et elle est nue dans cette image de construction du mur ; évoquant ainsi sa mise à nu psychique dans le travail analytique.

Ce dessin met en scène ses fantasmes mêlés à quelques rêves. C’est le premier dessin où elle s’est figurée avec un visage. L’expression de sa rage, dans ses premières productions graphiques et dans tout le travail analytique, a permis de la contenir, de la détoxiquer, lui permettant peu à peu d’exister comme personne.

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Ainsi, la création de formes, dans ses dessins, a eu un rôle sédatif sur l’angoisse par la projection d’objets psychiques mais a aussi permis la constitution du système psychique comme espace contenant, déterminant un dedans et un dehors.

Nous avons beaucoup travaillé les processus de pensée localisés à l’intersection entre intérieur et extérieur d’une part et entre l’inconscient et le système préconscient-conscient d’autre part, dans le droit fil de ce que décrit André Green de la double limite. La puissance d’expression du dessin a aussi favorisé la contention de la violence de ses affects.

Les dessins de Madame B peuvent également être conçus comme des "opérateurs psychiques" au sens de Jack Doron ("Les modifications de l’enveloppe psychique dans le travail créateur" dans les Enveloppes psychiques D. Anzieu et coll. Dunod 1987) c’est-à-dire des objets créés par le sujet ou par d’autres, supports de projection. L’exemple qu’il en donne est un tableau qu’il peint lui-même.

Ces objets interfaces sont saisissables dans une double inscription artistique et psychologique. Pour Doron, la création d’opérateurs psychiques développe chez le sujet une capacité à transformer ses enveloppes selon trois dimensions différentes :

1°   l’opérateur est un différenciateur créant une limite dedans-dehors

2° il renforce l’enveloppe psychique en recevant les projections internes

3°   en retournant l’enveloppe psychique, il permet de créer de nouveaux contenants de pensée tout en facilitant la communication avec le soi.

2. Fonction transitionnelle

Cette fonction est évidemment en continuité directe avec la fonction contenante et ses multiples facettes évoquées plus haut. Les dessins de Madame B réalisés pendant les interruptions dans la cure lui ont permis de garder un contact fantasmatique avec moi.

Dessiner, pour elle, me semble avoir eu une valeur visuelle, perceptive et motrice, en identité de perception, qui la rassemblait dans la séparation.

Le dessin est un processus paradoxal qui représente une action, une scène et en même temps se réalise par le corps propre pulsionnel du dessinateur, sublimation autoérotique à la charnière du dedans et du dehors.

Ses réalisations graphiques – espace de compromis – dans l’espace psychique commun peuvent être considérées comme un objet transitionnel ayant favorisé l’expression de ses désirs conflictuels de fusion et d’autonomisation et la négociation de ses divers mouvements pulsionnels.

Elle a parfois dessiné ses rêves car elle ne se sentait pas capable de me raconter ses fantasmes. Ses fantasmes vécus comme trop excitants car trop directement transférentiels ont dû être médiatisés par ce mode de communication. En cela, je conçois ses dessins comme une sorte d’étayage transitionnel – médium malléable parexcitant – ayant amené un allégement de la charge pulsionnelle transférentielle.

Le cadre de la feuille renvoie au cadre de l’analyse, favorisant et limitant les mouvements pulsionnels.

Son 11ème dessin, réalisé la quatrième année de sa cure, montre son usine à fantasmes, bien défendue par une armée de petits soldats casqués.

Je ne suis qu’une pauvre mendiante de fantasmes qui porte un bébé tyrannique affamé.

Il y a trois cuves pour les fantasmes : le présent, le passé et son intérieur bouillonnant.

L’usine est surveillée par un couple de gardiens et un énorme cerbère protège le tapis rouge, représentant la voie royale des rêves.

A gauche, une foule bigarrée comme dans beaucoup de ses dessins.

A l’avant-plan, mon armée moderne (chars – mitraillettes – bazooka) se bat contre son armée antique, qui ne possède que des boucliers.

Ce dessin met donc en scène tout son arsenal défensif pour empêcher l’accès à ses fanstasmes. Elle ne s’est représentée que sous la forme du bébé tyrannique affamé.

Le couple de gardiens me paraît témoigner de l’avènement, dans son psychisme, d’une nouvelle fonction du couple. Je mettrai cette image en rapport avec sa reconnaissance progressive de la nécessité d’un cadre dans l’analyse ; un cadre protecteur et limitant, qui l’oblige à discipliner ses pulsions débordantes. Donc un certain accès à la fonction paternelle structurante et protectrice de par l’évolution dans le transfert et dans la relation analytique.

Les objets concrets créés ainsi : dessins et peintures ont occupé une place dans mon espace psychique mais aussi une place bien réelle dans mon cabinet de consultation. Ils ont été repris, laissés à plusieurs occasions dans un jeu de la bobine maintes fois répété sous divers prétextes.

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3. Fonction symbolisante et indication d’une zone de contact transférentiel privilégié

Ce moyen, très investi, d’expression picturale m’a indiqué la zone de contact transférentiel privilégiée par elle : le visuel ramenant au perceptif et à un engagement moteur. Elle était dans les actes : peindre, apporter des dessins, se dessiner en action et je devais traduire en mots ou étoffer et favoriser les siens.

Le dessin nous convie à nous situer en deçà de la verbalisation, c’est le temps de la satisfaction hallucinatoire et l’analyste doit inventer et verbaliser des solutions de figurabilité.

"La voie figurative est un moyen d’inhiber la production des affects désagréables par le déplacement d’énergie sur la puissance sensorielle de la représentation" nous disent les Botella.

C’est comme si pour Madame B, le symbole était encore trop loin de la chose et qu’elle voulait me faire entrer sensoriellement dans son monde interne. Ses dessins peuvent ainsi être conçus comme des équivalents de régression formelle de la pensée à un niveau sensoriel.

Ils ont favorisé le développement d’une aire intermédiaire parfois proche de l’équation symbolique (distance réduite entre objet halluciné, objet transférentiel et perception) mais aussi tournée vers la figuration symbolique.

Ceci sous-entend une reconnaissance de la perte d’objet et une capacité de la re-présenter par des figurations substitutives. Il y a donc passage du processus primaire : satisfaction hallucinatoire en identité de perception, à la pensée préconsciente, secondarisée désignée par le mot.

Dans l’identité de perception, affects et représentation ne sont pas dissociés. La dénomination et la qualification de ses affects souvent bruts et violents, tant libidinaux qu’agressifs, ont pris une place importante dans notre travail.

Le dessin a eu une fonction symbolique et symbolisante élaborant la séparation, la perte, le deuil, introduisant à l’existence du tiers.

Tout le travail psychique réalisé dans cette cure a concouru à étoffer son préconscient.

Son 8ème dessin, datant de sa troisième année d’analyse, a été réalisé pendant le week-end de la fête des mères et est à mettre en rapport avec la présence, depuis Pâques, d’une seconde reproduction du peintre G. Klimt dans mon bureau. Ce tableau l’a confrontée à ma réelle autonomie : le choix de mon cadre de travail, butée de son omnipotence.

Je lui avais proposé, quelques semaines plus tôt, cette double représentation du Milou : l’Ange et le Démon qui s’animaient et se disputaient le pouvoir à l’intérieur d’elle. C’était une figuration que j’avais amenée pour illustrer le clivage de ses affects, figuration provenant de la bande dessinée et qui m’était venue spontanément dans le registre de l’image.

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Le graphisme arrondi, correspondant à l’ange, à l’arrondi maternel, à la fusion, est assez remarquable.

Le graphisme angulaire, pointu, évoque la brisure, la séparation, la limite, le phallique primitif comme peut le théoriser G. Haag à propos de l’angle de la feuille dans les dessins d’enfants. C’est le démon, la rage de l’altérité qui, souvent, prend le pouvoir en elle.

La coexistence, dans ce dessin, des deux types de formes, semble nous parler de sa difficulté à intégrer les contraires, à réduire les clivages, à accéder à la richesse de l’intermédiaire de l’intrication pulsionnelle.

4.    Représentation du déroulement du processus psychique vécu en commun

La facture et les contenus fantasmatiques des productions de Madame B ont évolué tout au long de la cure et ont mis en image le déroulement du processus analytique lui-même. Quelques dessins ont même anticipé certains aspects transférentiels.

Ses réalisations m’ont indiqué comment elle se sentait traitée par ses objets internes et dans le processus analytique. Elles m’ont certainement aidée à mettre en forme le transfert par toute l’élaboration transféro-contre-transférentielle inévitable dans ce type de travail.

Ses dessins, expressions de son autoérotisme nourri par l’excitation transférentielle, ont façonné ses fantasmes par leurs aspects de maîtrise anale.

Nous avons assisté "en images" à tout le travail de son ambivalence et de la position dépressive mais aussi au déploiement de ses fantasmes originaires et de ses nombreux conflits pulsionnels.

Son 15ème dessin est le dernier réalisé pendant sa cure. C’est le bébé très sage, qui dessine, pendant que sa mère se prépare pour aller au spectacle avec son mari….

Son graphisme m’est apparu comme plus lié, plus mûr, moins infantile que dans ses dessins précédents, reflétant son engagement dans la position dépressive.

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5. Créativité – témoignage d’un bon coït des parents internes

Son investissement du dessin renvoie à la seule image paternelle constructive de son histoire : son professeur d’académie. Ainsi, on retrouve dans ce type de communication, une image de parents combinés permettant le rassemblement des éléments maternels et paternels, positifs et négatifs du transfert.

Sa créativité correspond à une sorte de "procréation", activité bisexuelle génitale requérant une bonne identification à un père qui ensemence et à une mère qui reçoit et qui porte.

H. Segal nous dit ceci "la capacité d’affronter la position dépressive est toutefois la précondition à la fois de la maturité génitale et de la maturité artistique. Si les parents sont ressentis comme détruits d’une manière si totale qu’il n’y a aucun espoir de ne jamais les recréer, une identification réussie n’est pas possible et il n’y a ni maintien de la position génitale, ni sublimation dans l’art".

Ce professeur étant décédé depuis de nombreuses années, ses créations peuvent se comprendre comme un travail de deuil permettant une nouvelle séparation avec l’objet tout en l’intériorisant symboliquement.

Ce dessin, de la quatrième année de sa cure, m’a frappé par sa créativité et son impact esthétique.

Il s’agit d’Emilie Flöge, portrait réalisé par G. Klimt dont la reproduction est dans mon bureau. Elle nous fait un clin d’oeil car je suis absente. L’absence est symbolisée par le divan en damier. L’oiseau qui sort de sa cage figure la liberté psychique découverte dans sa psychanalyse.

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6. Espace esthétique

La capacité de Madame B à me communiquer ses intensités intérieures par cette matrice symbolique du dessin, usant de la forme et de la couleur, a certainement suscité chez moi une grande admiration et peut-être même de la fascination. Ses talents artistiques n’ayant jamais été ni reconnus ni favorisés dans sa famille, ma position d’accueil et d’authentique intérêt pour sa créativité a probablement établi une relation contenant-contenu (au sens de Bion) solide avec certes idéalisation du contenant. Elle a soudé notre alliance thérapeutique.

Mon investissement de ses productions suscitant en moi des émotions esthétiques et plastiques, a favorisé une relance transférentielle sur le versant narcissique alimentant même sa créativité et sa croissance psychique. Ceci renvoie au concept d’objet esthétique de D. Meltzer (L’appréhension de la beauté éd. du Hublot 2000) et à ce que dit Pierre Luquet du "beau créateur" ("Introduction à l’étude psychanalytique du beau dans le travail psychanalytique avec l’enfant" dans Le dessin dans le travail psychanalytique avec l’enfant – Eres 1995).

"Le vécu du beau s’intègre à chaque moment dans l’ensemble du développement et constitue un affect organisateur de première importance, une forme de plaisir sans doute mais aussi une forme d’emprise sur le monde extérieur et interne".

Le beau renvoie à nos pulsions et est surtout satisfaction et plaisir. Il cherche à se faire partager dans les créations favorisant l’élan intégratif, c’est le "beau créateur".

J’ai le grand regret de ne pouvoir vous présenter que les reproductions en noir et blanc de ses dessins vivement colorés.

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