Notes de lecture

Vaneck, Léon

1986-04-01

Notes de lecture

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En se basant sur les récentes études des conduites et des interactions précoces du nourrisson et sur les hypothèses psychanalytiques sur les premiers stades d'organisation de la vie psychique, l'auteur s'interroge sur le long cheminement qui va des premières activités psychosensorimotrices à une capacité développée de représentation mentale. Se référant aussi à la clinique des enfants autistiques, Marcelli définit d'abord une "position autistique", première stratégie d'appréhension et d'investissement du monde fondée sur les particularités de l'activité perceptivo-sensorielle ; il étudie ensuite la démarche du nourrisson qui doit se dégager de cette activité et renoncer à la satisfaction hallucinatoire pour investir une fonction nouvelle : "la capacité de surséance", qu'il décrit très minutieusement, développant ses idées et hypothèses en se référant à la psychanalyse, à la psychologie génétique, à la neuropsychologie et à la neurophysiologie, disciplines qui s'interrogent réciproquement. L'auteur met en cause la séquence théorique qui va de l'hallucination de désir et de plaisir à l'hallucination de l'objet du désir, et la notion d'étayage du désir à partir des satisfactions des besoins ; ainsi, il s'engage dans la voie d'une génétique psychanalytique rénovée. Dans son premier chapitre, "La position autistique", il émet des hypothèses psychopathologiques et ontogénétiques, à partir des travaux de M. Malher sur le processus d'individuation-séparation, ceux de Fr. Tustin et ceux de D. Meltzer sur le démantèlement et I'adhésivité. La "position autistique" représenterait pour l'auteur la stratégie perceptive et cognitive qui permet au nouveau-né et au nourrisson l'établissement du narcissisme secondaire, grâce en partie à une simplification et une facilitation de l'activité perceptivo-sensorimotrice. Ce serait à partir de ces expériences primaires auxquelles la position autistique donne accès que la prise en compte de données hétérogènes à la seule activité figurative semblerait alors nécessaire pour accéder au registre de la représentation. Ainsi, l'auteur étudie le sens du geste fréquent chez les enfants autistes de "prendre la main" de l'adulte pour s'en servir comme d'un prolongement de leur membre supérieur ; il s'interroge parallèlement sur l'absence de "pointing" chez ces enfants, alors que le "pointer du doigt" constitue un moyen de communication, un geste moteur au départ, qui prend sens par l'intervention de la mère ; ce "pointing" apparaît donc comme une sorte de langage présymbolique où reconnaissant l'écart entre sa main et l'objet désiré, l'enfant va alors utiliser le mot pour faire l'économie du geste. Prendre la main de l'autre constitue dans cette perspective un refus de percevoir la limite de son moi (cf. L'identification adhésive de D. Meltzer). L'absence de "pointing" et le "prendre la main" paraissent à l'auteur assez spécifiques de l'enfant autiste et l'amènent à s'interroger sur le destin des ébauches motrices, qui ne s'organisent pas en interaction symbolique. Il élabore ensuite son interrogation centrale : la "position autistique" peut-elle être assimilée à une phase normale du développement ?, se référant parmi d'autres auteurs à M. Malher et à Fr. Tustin, mais soulignant aussi le point de vue actuel sur le nourrisson : activité et compétence. Le nouveau-né est bien plus plongé dans un flot de sensations qu'isolé dans une coquille protectrice, son problème étant de pouvoir organiser, puis hiérarchiser ses premiers schémas comportementaux. Quel est là le rôle de la "position autistique" ? Considérant l'identification adhésive et le démantèlement comme des premiers mécanismes psychophysiologiques permettant au bébé de simplifier son environnement, d'en faciliter la reconnaissance puis sa saisie perceptive sensorielle et affective, la position autistique représenterait l'élément essentiel de la stratégie du jeune bébé pour atteindre ces objectifs et constituerait ainsi l'organisation psychologique permettant l'établissement du narcissisme secondaire, c'est-à-dire l'investissement des premiers objets partiels constitutifs du Moi. Dans la perspective de l'auteur, la position autistique est donc normalement mise au service du développement, elle ne coupe pas le bébé de son environnement, elle ne l'isole pas autistiquement, ce qui n'est le cas que lors d'amplifications pathologiques. Nous suivons fort bien les idées et hypothèses de Marcelli, mais ne risque-t-on par certaines confusions à utiliser le terme de position autistique dans des perspectives développementales, confusions que Fr. Tustin a elle-même dénoncées dans son dernier ouvrage à propos de l'utilisation du concept d'autisme normal ? * * * Le deuxième chapitre"De l'hallucination d'une présence à la pensée d'une absence", voit l'auteur développer le rôle de l'absence dans les relations d'objet précoce. En contestant la séquence qui va de l'hallucination de désir et de plaisir à l'hallucination de l'objet de désir, D. Marcelli introduit ici une importante discussion sur le statut de la réalité externe et sur le processus de temporalisation. Il montre que la représentation psychique d'un objet fait intervenir deux fonctions, l'une dite fonction de figuration, l'autre dite fonction de surséance. La fonction de figuration correspond bien entendu à l'activité hallucinatoire imageante. Quant à la fonction de surséance, elle correspondrait à un ensemble fonctionnel complexe, développé dans les chapitres ultérieurs, où une donnée essentielle doit être prise en considération à travers cette fonction de surséance, à savoir la temporalité et la capacité de penser le temps. L'hypothèse centrale est qu'une des premières pensées ne reposant pas strictement sur une activité perceptivo-sensorielle ou motrice est une pensée sur le temps ou plus exactement sur la succession, laquelle constitue l'ébauche de l'activité cognitive au sens le plus large. Ce serait l'émergence de cette pensée sur la succession qui permettrait au nourrisson de se dégager peu à peu des contraintes d'un travail psychique reposant sur la seule activité figurative et d'abandonner la position autistique. Dans cette perceptive, le concept freudien d'après-coup paraît essentiel. * * * Dans le troisième chapitre "Qui tolère quoi ?", l'auteur développe des réflexions sur la notion de frustration et de tolérance à la frustration, dont il souligne l'organisation interne. Il s'interroge sur la frustration imposée par la mère, bien plus dictée par des exigences pulsionnelles que par des préoccupations éducatives : la mère doit se refuser à son enfant, sans quoi, toute puissante et envahissante, elle ne permet pas le ressourcement de son bébé dans le sommeil et le rêve, ce que D. Winnicott avait déjà développé. Poursuivant ses réflexions sur l'émergence de cette pensée du bébé sur le temps et sur la succession, l'auteur pense que cette possibilité de penser le temps repose sur plusieurs fonctions : le développement des capacités d'attention, de mémorisation-anticipation, la capacité croissante de tolérance à la frustration, fonctions qu'il étudiera ensemble dans le quatrième chapitre. Ici, c'est l'étude de la tolérance à la frustration qui est développée, à partir des travaux de S. Freud, de M. Klein et de W. Bion. Rappelons que ce dernier fait de la tolérance à la frustration le pivot sur lequel repose la capacité de développer des pensées. Ensuite, D. Marcelli évoque frustration et éducation et s'interroge sur la position du psychanalyste d'enfants face à cette notion, puis il développe ses hypothèses relatives aux sources de la tolérance à la frustration, deux selon lui : une source pulsionnelle et une source affectivo-cognitive, laquelle doit rendre compte de la capacité progressive de différer la satisfaction dans le temps ; il étudie ensuite les fonctions qui sous-tendent cet investissement du temps et leur apparition progressive au cours des premiers mois. La capacité d'anticipation et la tolérance à la frustration participent très étroitement à cet investissement de la temporalité et à la dialectique attachement-détachement ; elles constituent la base sur laquelle ces représentations dans leur double fonction de figuration et de surséance pourront se développer peu à peu. * * * Le quatrième chapitre est consacré au développement de cette notion de "surséance", un des deux préalables, selon l'auteur, à la fonction de représentation. D'une part, l'opération de figuration préside à l'activité sensorielle imageante et d'autre part, l'opération de "surséance" dégage l'image elle-même de l'activité perceptivo-sensorielle qui la sous-tendait et qui trouve son origine dans la rythmicité préalable qui naît avec la vie. La "surséance" est donc un ensemble fonctionnel complexe composé de divers ingrédients qui s'associent : les capacités d'attention, de mémorisation-anticipation et la capacité progressive de tolérer la frustration ; c'est ce travail de synthèse qui va constituer cet ensemble fonctionnel et permettre la capacité de surséance. D. Marcelli va évidemment s'appuyer dans ses développements sur les recherches actuelles concernant les conduites d'attention du nourrisson, en particulier celles de T.R. Brazelton, de D. Stern et d'autres encore, et il n'oubliera pas de reprendre les idées freudiennes de l'Esquisse sur la notion d'attention, laquelle permet un surcroît d'investissements de la perception, ce qui favorise un passage de la fonction de perception à la fonction de représentation. Suivent ensuite les réflexions sur la mémorisation-anticipation où les psychologues du développement ont mis en évidence les capacités mnésiques du bébé et du jeune enfant en fonction de sa maturation, après que Freud déjà ait rigoureusement distingué la mémoire et la conscience. D. Marcelli démontre comment mémorisation et anticipation témoignent chez le bébé des modalités d'investissement du temps, ce qui lui permet d'opposer le temps circulaire, celui de l'éternel retour, du temps linéaire, mais aussi le temps rétrojectif (la mémoire de recognition) du temps projectif (la mémoire d'évocation), le temps de l'anticipation, mais aussi le temps d'une relative incertitude, celle de l'éventuelle inadéquation entre ce qui est anticipé et ce qui adviendra effectivement. La capacité de tolérer cette incertitude, de tolérer la frustration qu'elle représente, est indispensable pour que ce temps projectif puisse être pensé sous la forme d'une représentation séquentielle anticipée. Sous cet angle, la tolérance à la frustration est donc bien le troisième et indispensable volet du triptyque définissant la fonction de surséance. L'auteur réaborde ainsi le thème de la tolérance à la frustration déjà envisagé dans le chapitre précédent, pour démontrer l'unité de ce concept de surséance. Ces réflexions le conduisent à développer la "pièce intermédiaire" entre l'excitation sensorielle et la représentation mentale, contribution aux travaux sur l'élaboration symbolique (notamment H. Segal, P. Aulagnier, Fr. Tustin, M. Penol-Douriez … parmi d'autres). Enfin, les dernières pages sont consacrées au rôle de la fonction de surséance dans le dégagement de la position autistique, sur la base des modifications progressives chez le bébé des conduites d'attention, de mémorisation-anticipation et de tolérance à la frustration, les ingrédients fondamentaux de la fonction de surséance. Celle-ci constitue bien la notion centrale de ce très intéressant travail qui nous interroge sur les aspects les plus mystérieux de la naissance de la psyché.