Notes de lecture

Vaneck, Léon

1985-04-01

Notes de lecture

Partager sur

Dans la préface de ce remarquable travail S. Lebovici écrit : "je souhaite que le lecteur : pédiatre, psychologue, psychiatre, psychanalyste, pédagogue, parent, éducateur spécialisé, trouve, comme moi, enrichissement, amélioration de ses connaissances et plaisir intellectuel à approcher l'expérience et les thèses de Bernard Gibello". Je partage entièrement ce point de vue. En effet, l'ouvrage que B. Gibello nous propose est le fruit d'une profonde réflexion théorico-clinique sur les troubles intellectuels et cognitifs, à partir de sa triple formation de psychologue, psychiatre et psychanalyste ; de plus, depuis plusieurs années, B. Gibello effectue un important travail de recherches dans le laboratoire d'expériences fonctionnelles et de recherches thérapeutiques appliquées aux troubles intellectuels et cognitifs qu'il a créé dans le service de pédopsychiatrie de la Salpétrière du Prof. D.J. Duché à Paris.

Dans son introduction, B. Gibello souligne le dédain avec lequel pendant longtemps les troubles de l'intelligence ont été considérés et négligés du point de vue de la psychopathologie, mais il propose très vite une définition restreinte du champ qu'il se propose d'explorer, partant du postulat que, pour lui, les processus intellectuels ont un statut métapsychologique original :

"Quelles formes cliniques ou psychométriques prennent les altérations de l'intelligence, du raisonnement, des processus cognitifs ? Quelle place ces anomalies occupent-elles dans l'économie de l'appareil psychique, qu'est-ce qui les détermine, comment peut-on envisager les traitements ?".

Dans son 2ème chapitre, B. Gibello dégage les trois aspects des "contenants psychiques" qu'il se propose d'étudier : l'intelligence dans l'univers linguistique, l'intelligence et l'univers des représentations de la nature, l'univers scientifique, et enfin l'intelligence dans l'univers du fantasme ; sa démarche est sous-tendue par le souci d'approcher le fonctionnement mental préreprésentatif et d'y comprendre les troubles qui s'y expriment sans doute dans les psychoses et les dysharmonies cognitives. Il y aborde la possibilité de mesurer l'intelligence, les contestations que cela engendre et les partis pris méthodologiques, s'appuyant sur les deux épreuves qu'il préconise essentiellement : le test de Wechsler et l'échelle de pensée logique de Longeot (école de Piaget).

Suit un chapitre consacré à la démarche de l'examen du fonctionnement intellectuel, avec le versant de l'examen clinique et les tests psychologiques indispensables, parmi lesquels, outre la classique épreuve de niveau, il démontre l'utilité de l'échelle de Longeot qui permet d'obtenir une appréciation quantifiée du niveau logique du sujet et de l'homogénéité du niveau des structures logiques utilisées.

Dans le 4ème chapitre, il développe les principaux aspects des données cliniques et des examens psychologiques qui doivent permettre de repérer la sémiologie de l'intelligence : la qualité des processus de symbolisation, le niveau des capacités intellectuelles, le niveau de raisonnement, l'indice d'homogénéité du raisonnement, les possibilités et les modalités de scolarisation et les possibilités de socialisation. Il me paraît d'un grand intérêt de voir comment Gibello s'appuie sur les travaux de l'école de Piaget pour évaluer le niveau de raisonnement et déterminer l'indice d'homogénéité du raisonnement (IHR), introduisant ici sa notion centrale de dysharmonie cognitive éventuellement pathologique, syndrome repérable dans de nombreux cas de structuration pathologique de la personnalité, à l'exception toutefois des structures névrotiques.

Ces considérations introduisent logiquement le chapitre suivant qui envisage le diagnostic, la taxonomie et la nosographie. Gibello y différencie les diverses formes des troubles de l'intelligence en trois grands groupes distincts de troubles cognitivo-intellectuels : les troubles en rapport avec la capacité de l'appareil intellectuel, les anomalies de la structure des contenants psychiques (dysharmonies cognitives pathologiques et les retards ou régressions d'organisation du raisonnement) et enfin, les anomalies intellectuelles fonctionnelles sans anomalie des contenants psychiques mais avec perturbations des contenus de pensée et des investissements de ces contenus (ainsi par exemple l'inhibition intellectuelle névrotique). Dans le second groupe, les anomalies de l'intelligence avec structuration anormale de la pensée, Gibello développe les aspects psychopathologiques des dysharmonies cognitives : la forme psychopathique, la forme apparaissant dans des psychoses infantiles et enfin dans les prépsychoses ou cas limites avec plusieurs intéressantes illustrations cliniques. Par ailleurs, Gibello dégage aussi un autre syndrome cognitif singulier, qu'il propose de désigner sous le nom de "Retard d'organisation du Raisonnement", illustré également par quelques exemples cliniques.

Le chapitre suivant est consacré à la psychopathologie des troubles de l'intelligence, à travers certaines conceptions freudiennes où l'auteur se centre essentiellement sur la question de la pensée dans la théorie psychanalytique freudienne ; mais bien évidemment, Gibello s'appuie surtout sur M. Klein et sur Bion, et plus particulièrement sur les hypothèses de ce dernier relatives à la pensée, les pensées et la genèse de l'appareil à penser les pensées.

Le chapitre 7 me paraît la clé de voûte du travail de Gibello qui y élabore ses conceptions personnelles "Nouvelles perspecti¬ves en psychopathologie cognitive" ; il y propose de prendre en considération le fait que Freud s’est surtout préoccupé de la représentation des choses et des mots, alors qu’il y a à essayer de définir le fonctionnement psychique préreprésentatif, entre autres en réfléchissant aux traces des perceptions myokinesthé¬siques qui concourent à la genèse des représentations de choses ; par ailleurs Gibello s'interroge aussi sur certains aspects des représentations de mots. Par rapport au modèle freudien, l'auteur développe deux points à considérer ; qu'en est-il de la motricité dans cette perspective ? Le modèle est-il applicable avant que l’appareil psychique ne soit devenu mature ? Ce qui l'amène à se demander si le modèle freudien est applicable au nourrisson. Ces interrogations conduisent Gibello à développer la place des échopraxies normales dans le développement intel¬lectuel et cognitif précoce, à travers son étude des réactions circulaires qui mènent à l’avènement de la combinaison mentale et aux échopraxies, qui, poursuit-il, constituent un aspect des relations transitionnelles. Sont alors naturellement développées les compétences du nouveau-né, à travers ses aptitudes perceptives et motrices, sociales, cognitives et épistémologiques.

Il en ressort diverses données nouvelles, notamment du point de vue de la notion d'objet ; en effet Gibello estime que les divers points de vue psychanalytique (objet libidinal, objet transitionnel…) ne permettent pas de rendre compte des observations faites sur des nouveau-nés et des nourrissons, lesquelles démontrent la capacité de ces bébés à agir avec pertinence sur la réalité extérieure avec leurs propres moyens sensitivo-sensoriels, que cette réalité extérieure soit constituée d’objets physiques ou de personnes humaines. C'est pourquoi Gibello est amené à proposer un nouvel objet psychanalytique sous le nom d'objet épistémique (objet de la connaissance), constitué par un ensemble de contenants emboîtés de perceptions sensitivo-sensorielles et émotionnelles repérables métapsychologiquement. L’objet épistémique lui paraît donc être un précurseur de l’objet libidinal, contrôlé très précocement par le Moi qui en tire des satisfactions de contrôle, d’emprise et d'exercice des sens et de la musculature ; son devenir normal serait d’être investi par la libido, les objets épistémiques ayant pour contenant psychique principal l'activité motrice dans laquelle ils sont saisis. De cette activité motrice procèdent ensuite les représentations de transformation et les structures logiques de la pensée (cf. Piaget). Cette nouvelle perspective lui permet de schématiser la psychopathologie intellectuelle entre les extrêmes de l’autisme primaire, où l'investissement libidinal ne se fait pas, alors que l’objet épistémique se développe normalement, et l'inhibition névrotique.

Enfin, le dernier chapitre aborde quelques problématiques simples et d'autres complexes : les facteurs organiques, les troubles mentaux de la mère, les ruptures des liens de l'enfant à son entourage, les anomalies des lignes de développement de l'intelligence, les systèmes défensifs pathologiques. Il termine par quelques réflexions sur de nouvelles perspectives thérapeutiques.

En se basant sur une large expérience clinique et de nombreuses références théoriques, psychanalytiques et piagetiennes notamment, B. Gibello démontre remarquablement tout au long de son travail l'utilité de la métapsychologie à la compréhension des troubles intellectuels et cognitifs, domaine trop souvent délaissé par les psychologues, psychiatres et psychanalystes d'enfants. Dans ce sens, cet ouvrage me paraît constituer une très importante contribution à ce très large secteur de la psychopathologie infantile ; je ne puis que le recommander très chaleureusement à tous les cliniciens de l'enfance.

Pour terminer, si j'ose exprimer cependant un petit regret, ce serait de constater qu'aucune place n'a été faite aux travaux de Mises et de son équipe (Roger Mises, "L'enfant déficient mental", P.U.F., Fil Rouge) qui, dès 1915, avaient mis au point des Echelles Différentielles d'Efficiences Intellectuelles (E.D.E.I.), qui constituent un instrument original d'investigation plus nuancé que les épreuves classiques, les 7 échelles tentant une estimation de l'efficience globale de l'enfant examiné. Des études comparatives dans cette perspective seraient certainement fort intéressantes, d'autant que tant Gibello que Mises s'appuient largement sur la métapsychologie et l'école de Piaget.