Notes de lecture

Wolff, Susan

1998-04-01

Notes de lecture

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Avec beaucoup de précision Jacqueline Godfrind a formulé une question-clé par rapport à la théorie psychanalytique : "S'il est vrai que l'affect trouve ses racines dans le corps, comment s'opère cette transformation qui, de l'excitation physiologique, de la tension de base, des décharges du corps, de sa détente, conduit aux affects symbolisés ?" ([1]).

Le psychanalyste et psychosomaticien toulousain Daniel Rosé a consacré une oeuvre fondamentale, et qui servira sans doute de référence, à l'éclairage justement de cette question qui a tant d'importance pour le clinicien dans son quotidien. Dans le but de pouvoir penser le carrefour-échangeur entre quantité et qualité, soma et psychique, excitation non-liée et pulsion représentée, entre force et sens, il (re-)interroge le concept freudien du masochisme érogène primaire dont il met en valeur la qualité de permettre – ou non – de supporter l'excitation ; il serait le "lieu, enfoui, de la naissance – plus ou moins réussie – du sujet à lui-même en lien avec l'objet". Pour souligner donc sa grande positivité et pour le détacher plus nettement des concepts du masochisme pervers et du masochisme moral, Daniel Rosé l'appelle "l'endurance primaire". Mais il ne s'agit nullement d'une nouvelle désignation volontaire de quelque chose depuis longtemps connu. En se référant avec autant de savoir que de respect à des nombreux travaux de psychanalystes et de philosophes notamment français, Daniel Rosé élabore et développe tout au long de son livre la potentialité et la fécondité jusqu'ici ignorées de ce concept pour la théorie et la pratique psychanalytiques et, évidemment, psychosomatiques.

Le philosophe Paul Ricœur, dans son Essai sur Freud de 1961, avait cherché en vain "le point de flexion entre la force et le sens" dans la métapsychologie freudienne ; il a dû constater que l'on faisait, le plus souvent, de la force un 'pur' reste que le psychisme ne peut métaboliser. Christian David était parmi les premiers à essayer de répondre à Ricoeur en désignant l'affect comme ce point de flexion qui permettrait un traitement de l'excitation pour amener le sujet vers une "psychisation" (A. Green).

Avec le concept de l'endurance primaire, Daniel Rosé donne maintenant une base métapsychologique plus étendue de ce "point de flexion" à partir du masochisme érogène primaire et il érige ainsi le concept d'excitation en concept psychanalytique proprement dit. Ceci étant, il reste foncièrement freudien si l'on se souvient que, déjà en 1904, Freud avait souligné la très grande importance de la quantité, en disant que "l'excitation sexuelle apparaît comme effet marginal dans une grande série de processus internes, dès lors que l'intensité de ces processus a dépassé certaines limites quantitatives" (la "coexcitation libidinale", S.W.). C'est dans ce contexte-là que Daniel Rosé rappelle à juste titre que la psychanalyse a toujours affaire au sens et à l'économique.

Malgré sa très grande force théorique, c'est toujours à partir de la clinique, voire de nombreux exposés cliniques profondément travaillés, que Daniel Rosé formule ses questions. "Comment faire vis à vis de ces patients malheureux avec leur excitation en trop ou verrouillée, ce que l'on retrouve aussi, au décours de l'analyse avec des prétendus bons névrosés à l'occasion de régression et de dépression favorisées par la 'plongée' dans le processus analytique auquel tant résistent ? Comment faire quand on est affronté aux effets redoutables de la pulsion de mort, quand le corps excité-souffrant (sans le sentir psychiquement) est au premier plan tel un fusible prêt à sauter, quand le symptôme n'a pas le sens inconscient que l'on a cru longtemps, quand le vide dévore tout ?

Je crois avoir trouvé un bout de réponse dans le fait que toute excitation - même somatique – a un sens (soigneusement différencié de signification) directionnel visant un but et une décharge, comme la biologie nous le montre. Tout le problème est de savoir comment l'être humain y fait face pour que cette 'unidirectionalité' n'en reste pas là et qu'une 'polydirectionalité' s'ouvre."

C'est justement par le concept du masochisme érogène primaire, appelé désormais, avec Daniel Rosé, l'endurance primaire, que l'on peut comprendre ce comment : En 1924, Freud réhabilite en quelque sorte l'excitation. Jusque-là, elle était comprise comme une tension, un déplaisir dont il fallait se décharger ; le plaisir, par contre, était lié à la décharge et à la détente apaisante, et, comme le remarque Rosé : déplaisir et plaisir étaient donc pensés comme séparés, discrets et hétérogènes. Dans Le problème économique du masochisme par contre, Freud entrevoit que tension et déplaisir peuvent être associés à une forme de plaisir, comme dans les préliminaires de l'acte sexuel et plus encore dans le masochisme pervers qui trouve, nous le savons, le plaisir dans le déplaisir de la douleur. Et Freud a souligné l'importance du masochisme érogène dans la gestion et l'élaboration de l'excitation, qu'elles soient défaillantes ou qu'elles soient excessives : le masochisme érogène primaire "serait un témoin et un vestige de cette phase de formation dans laquelle se produisit cet alliage, si important pour la vie, de la pulsion de mort et de l'Eros." Et plus loin : "Le masochisme érogène participe à toutes les phases de développement de la libido et leur emprunte ses revêtements psychiques changeants." (1924, Oeuvres Complètes, p. 16-17, souligné par S. Wolff)

Daniel Rosé montre, tout au long de son livre aussi riche que rigoureux, la place centrale de l'endurance primaire quant au fonctionnement psychique. C'est ici que se lient pulsion de vie et pulsion de mort, alliage qui les dépouille respectivement de leur aspect fulgurant destructeur. L'endurance primaire est également en cause quant au développement libidinal (ce qui permet une nouvelle compréhension par exemple des troubles alimentaires ou de la fonction de l'analité comme arrêt de l'excitation) et surtout quant à ce que l'on appelle la fonction contenante. La grande intuition freudienne était l'extension de la sexualité – que l'on risque de déformer avec la théorie de cette fonction contenante, tout comme avec la théorie d'étayage, où la sexualité risque d'apparaître comme seconde dans le temps. Avec l'endurance primaire nous disposons désormais d'un concept véritablement psychanalytique, incluant le corps, l'excitation, le pulsionnel et le comment de sa transformation en affect symbolisé pour décrire le véritable lieu de ce qui peut avoir fonction contenante. C'est justement la capacité de l'être humain de supporter-endurer, beaucoup plus que tout animal, qui permet la transformation potentielle de la quantité en qualité et ce, "depuis les premiers linéaments de l'affect jusqu'aux plus complexes élaborations psychiques". Même pour certains mécanismes de défense le concept de l'endurance primaire amène une clarification : "Le clivage ne tombe pas du ciel et ne s'installe pas magiquement, comme un certain kleinisme pourrait le laisser penser ! Le clivage est un mécanisme de défense et de sauvegarde (forme d'endurance primaire) du moi quand la souffrance est trop intense : on voit trop souvent le clivage et pas assez à quoi il sert. Or comme pour les pervers masochistes, il sert à détourner à mort … pour éviter fallacieusement la mort qui, psychiquement au moins, menace encore plus. Pourquoi cette politique 'folle' ? Parce que l'objet est plus ou moins absent, que la souffrance ne peut être déchargée-partagée, qu'elle est donc tue de force et que la confrontation avec l'atroce réalité est peu négociable, voire impossible. Le clivage est donc l'instrument majeur de l'endurance primaire pervertie". On le voit, Rosé implique aussi la relation d'objet dans sa conceptualisation de l'endurance primaire. L'excitation ainsi érigée en concept psychanalytique, elle devient, du coup, dans le processus psychanalytique, dans la séance même, non seulement plus répérable mais également plus maniable pour l'analyste qui comprend, par ailleurs, en même temps mieux l'importance et la fonction de sa propre endurance primaire en cause.

On est ainsi déjà très loin du concept de l'excitation "pure", qui était une des bases de la théorisation de la maladie pychosomatique. Même au tout début de la vie du petit homme, la décharge de l'excitation a déjà un mouvement dirigé : on voit le mouvement du dedans vers le dehors, on voit la pulsation de la temporalité. En conséquence, Rosé localise dans ces mouvements une force qui est toujours déjà porteuse d'un premier sens minimum. Comme le disait Jean Favreau : le psychisme n'est pas second mais naît dans l'excitation tout en ayant pour fonction, dans une circularité évidente, de gérer le traumatisme de l'excitation.

C'est à ce lieu de naissance du sujet, dans cette endurance primaire donc, que s'intègrent plusieurs ordres libidinaux différents avec le somatique. "L'endurance primaire féconde et positive serait alors cette position médiane idéale (la bonne névrose) entre deux visages extrêmes et négatifs de l'endurance primaire : celui de l'endurance primaire excessive dans le masochisme pervers (retenant la décharge) et dans les états-limites où le vide prévalent contre-investit le fonctionnement mental, dans l'impossibilité du deuil de la toute-puissance, mais laisse filtrer la violence ; celui de l'endurance primaire défaillante dans les états somatiques mais ici soit de façon silencieuse ou bruyante, alors que dans les états psychotiques, l'endurance primaire est défaillante de façon franchement bruyante. Avec ces deux visages, extrêmes et négatifs, de l'endurance primaire, on a affaire successivement à un trop de liaison ou à un pas assez. Par contre avec la bonne névrose 'idéale', l'endurance primaire serait le lieu géométrique des deux Topiques, du narcissisme et de la dernière théorie des pulsions."

Avec le concept de l'endurance primaire, en tant qu'analyste, on comprend beaucoup mieux le travail avec les patients où il s'agit d'abord de calmer une excitation prévalente et de "ranimer" le fonctionnement mental. Après la lecture du livre de Daniel Rosé, on ne peut plus considérer l'excitation comme quantité négligeable : On aura compris que toute reprise évolutive ne peut être envisagée que comme une nouvelle capacité à supporter et à traiter l'excitation, voire l'arrêter ou détourner la direction de celle-ci, ce qui, dans le jeu des variations possibles, rend compte des diverses mutations de régime économique. Par rapport au cadre psychanalytique, sans ou avec divan, le concept de l'endurance primaire s'avère également hautement éclairant : Le silence en séance par exemple peut faire monter la tension chez tel patient mais, par cet éprouvé, laisse place peu à peu à un apaisement induisant alors des associations. "C'est, dira-t-on, un exemple idéal de cure classique certes, mais il nous faut bien saisir cependant cette mutation économique où de l'endurance primaire oeuvre en secret, sans la moindre trace de masochisme au sens courant du terme."

C'est donc dans l'éprouvé que la qualité naît, au sein du quantitatif même, dans la "découverte du déplaisir-plaisir qui est le lieu même de la sexualité et de la naissance de l'inconscient – psychique – concomitant, et où il est visible que l'ordre libidinal naît dans le biologique ainsi toujours déjà 'subverti' dès les premières relations d'objet et sources ainsi de toute l'énergie psychosexuelle."

Last but not least, Daniel Rosé parvient, de par son élaboration de l'endurance primaire, à concilier enfin la théorie psychanalytique classique et la conceptualisation de la maladie psychosomatique.

1 Jacqueline Godfrind, “L’affect, un autre roc ?”, dans Les deux courants du transfert, Paris, PUF, 1993, p. 110.