Notes de lecture

Godfrind, Jacqueline

1995-04-01

Notes de lecture

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Cet ouvrage collectif rassemble pour l'essentiel les contributions des auteurs à deux colloques organisés en 1993 par le Département de psychopathologie clinique, biologique et sociale de l'enfant et de la famille de Bobigny, dirigé par le Pr. Philippe Mazet. Il en résulte un remarquable ensemble d'articles qui intéresseront tous ceux que concerne cette problématique.

Le livre est découpé selon trois têtes de chapitre : le traumatisme, le traitement des victimes, le traitement des agresseurs. Les contributions, venues d'horizons divers et témoignant toutes d'une expérience importante, traitent, notamment, à partir de situations cliniques, du délicat problème de la révélation, de la crédibilité des dires de l'enfant ou de l'adolescent, des démarches et mesures possibles depuis ladite révélation jusqu'à l'intervention éventuelle de la justice. L'accent est mis sur la nécessité d'un abord pluridisciplinaire et d'une solidarité d'équipe ; la parole est donnée à des représentants des instances impliquées, équipes médico¬-psychologiques, services hospitaliers, mais aussi représentants de la loi. Petite discordance à ce niveau : les instances judiciaires et médico-psychologiques préfèrent, à l'évidence, être les premiers sur le terrain, au moment où la révélation garde encore toute sa naïveté… Discordance dont on imagine bien qu'elle doit être à l'origine de dissensions dans la collaboration souhaitée et dont l'écho témoigne des difficultés "contre-transférentielles" majeures que rencontrent inévitablement les équipes dans la difficile gestion des familles éclatées à la suite du dévoilement du secret autour duquel s'était construit la dynamique familiale.

Aussi, les objectifs thérapeutiques sont-ils inscrits dès le départ dans de telles prises en charge. Equipes de consultations ambulatoires, services d'hospitalisation pédiatrique, experts auprès de la justice, représentants de la "fonction répressive dans le traitement judiciaire des abus sexuels intrafamiliaux" témoignent de leurs expériences. Les traitements plus spécifiquement "psychothérapeutiques" sont largement représentés : thérapies de groupe, thérapies familiales et thérapies individuelles. Par rapport à ce dernier type d'interventions, les questions relatives à la position du thérapeute dans son rapport au secret dont il devient le dépositaire, soit qu'il ait appris les abus sexuels en cours de thérapie, soit qu'il en ait eu connaissance dès le départ, sont abordées avec nuance et pertinence.

Un article, un peu en marge des préoccupations dont il vient d'être fait état, mérite une attention particulière, celui d'un ethnologue, S. Mulhern, intitulé "Les aléas de la thérapie des réminiscences, le trouble de la personnalité multiple". L'auteur fait référence à un phénomène qui s'est développé ces dernières décennies aux Etats-Unis et ce dans des conditions bien particulières. A partir de l'intérêt croissant pour les "personnalités multiples" (entendez les "hystériques" de Freud) et le retour, sous l'impulsion de Erickson, à l'application systématique de l'hypnose telle que la préconisait Freud du temps de la neurotica, c'est-à-dire d'une hypnose destinée, à titre thérapeutique, à retrouver les souvenirs traumatiques, les Etats-Unis connaissent une épidémie de TPM (troubles de personnalité multiple), syndrome dont le dénominateur commun est la révélation d'abus sexuels incestueux dans le passé. Les résultats en furent une chasse aux "abuseurs sexuels" qui prit l'ampleur procédurière dont les Américains ont (jusqu'à présent…) seuls le secret. La situation prend des allures que d'aucuns n'hésitent pas à taxer de nouveau Mc Carthysme. Quand on sait que mêmes certains des thérapeutes impliqués dans ce type de cures ont reconnu que les souvenirs évoqués sous hypnose sont loin d'être fiables, on s'interroge sur l'engouement provoqué par ces révélations. Actuellement, des mouvements sociaux semblent bien freiner la dérive à laquelle conduisait une prise en considération abusive d'un phénomène à n'en pas douter inquiétant, celui de l'accroissement considérable des situations incestueuses, aux Etats-Unis comme ailleurs.

Alors, phénomène nouveau ? Malaise actuel dans la civilisation ? Témoignage des temps troublés et instables que nous connaissons ? Aucune réponse n'est évidemment apportée par l'ouvrage à ces interrogations mais certaines hypothèses incitent à la réflexion. L'une, à propos des Etats-Unis, interroge le rôle de déplacement qu'aurait pu jouer l'engouement intempestif pour les "abus sexuels", déplacement par rapport aux angoisses relatives à un phénomène social encore plus préoccupant et réduisant, celui-là, à une impuissance quasi totale la société américaine, à savoir la violence destructrice qui déferle sur l'Amérique. Autre hypothèse intéressante, celle qui, au contraire, interroge la cécité qu'ont bien connue les unités hospitalières pédiatriques de jadis et où il n'était que très exceptionnel de soupçonner sévices corporels ou abus sexuels. A l'époque, un syndrome aurait été dûment décrit, syndrome propre à l'enfant et selon lequel les stigmates de mauvais traitements seraient exagérés par la "sensibilité" de l'enfant, autorisant ainsi les consultants à attribuer certaines lésions à des agissements banaux !

C'est dire, s'il en est encore besoin, combien la confrontation avec les situations de vacillement de repères aussi fondamentaux que celui de l'interdit de l'inceste induit, qu'on le veuille ou non, à des excès protecteurs, tant du côté de l'incrédibilité d'antan que de l'exagération américaine. Déni et clivage massifs y trouvent leur compte, déni et clivage qui, aujourd'hui, craquent de toutes parts.

Mais revenons aux chemins plus classiques qu'emprunte le livre. J'ai, pour ma part, quelque peu regretté l'absence d'un étayage théorique plus consistant. Non que je réfute l'importance de la réflexion qu'initie une clinique nuancée et finement pensée. Mais il est vrai que la plupart des articles se maintiennent à un niveau pragmatique. Il en résulte des informations certes intéressantes, présentant une certaine unité mais dont le caractère essentiellement factuel laisse le lecteur intéressé mais extérieur que je suis, sur sa faim. Pour ma part, j'aurais souhaité que soient davantage interrogées les raisons des échecs de prise en guidance (dont la fréquence n'est d'ailleurs nullement mise en doute) de même que les dissensions entre intervenants, celles-là très peu évoquées alors que chacun en connaît l'existence inévitable dans ce domaine.

Il est piquant de constater que ce sont parmi les derniers articles, consacrés aux traitements des agresseurs, traitements réalisés de surcroît en milieu carcéral qu'est développée une réflexion plus théorique qui situe les interrogations thérapeutiques dans des considérations sur le fonctionnement mental et les particularités de la réalité psychique des "criminels". Il est vrai que ces articles sont de C. Balier, psychanalyste, dont on connaît le livre sur la violence (Psychanalyse des comportements violents, PUF, fil rouge, 1988) et les nombreux articles sur les thèmes de la perversion, du crime, de l'inceste, etc… C'est lui qui a mis sur pied, à la maison d'arrêt de Varces, un service susceptible de prendre en charge, parmi d'autres détenus, les "abuseurs" incarcérés dont on devine la lourdeur psychopathologique. L'auteur conclut d'ailleurs, avec son collaborateur psychologue B. Savin, sur une note réservée quant aux résultats thérapeutiques à attendre avec de tels patients ; il insiste sur la nécessité de penser chaque cas particulier, l'indication du traitement psychothérapeutique jugé le plus adéquat, les expériences actuelles étant encore au début d'un champ d'investigation à découvrir.

La réserve de cette conclusion rejoint celle de tout le livre : secteur de prospection, d'interrogation, de réflexion, l'inceste s'avère un terrain brûlant, impliquant toute une famille, sa désintégration, ses accrochages profonds dont le praticien fera ce qu'il pourra… pour le meilleur et pour le pire, pour le meilleur, parfois.

Dernier mot enfin : je m'étonne, pour ma part que soit si peu abordé le problème de la mère. D'une part en tant que "fauteuse d'inceste", elle aussi. On ne nous en parle point sinon pour glisser allusivement que ces cas sont bien rares… Et de supposer que cette faible fréquence serait due au fait que les mères s'occupent nécessairement de très près de leur bébé garçon, alors que, justement on a constaté que les pères incestueux ne s'étaient le plus souvent pas occupé de leur bébé fille durant les trois premières années. Peu convainquant. Et Phèdre ? Et le "Souffle au Coeur" ? Tragédie et Cinéma ? Mais d'autre part, pourquoi le silence absolu quant au problème de l'implication de la mère dans les situations d'inceste paternel, voire d'une complicité inconsciente si souvent évoquée ? Sans doute ce silence est-il imputable au niveau pragmatique où se maintiennent la plupart des articles. Il n'empêche que cette omission est interpellante : à quel rôle le féminin est-il convié, une fois de plus, dans la confrontation à une problématique qui, je le répète, bouleverse les repères symbolisants de tous ceux qui l'approchent ? Interrogation qui, bien évidemment, n'enlève rien à la qualité des informations qui nous sont transmises.