Notes de lecture

Vaneck, Léon

1991-10-01

Notes de lecture

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Nous connaissons André Green par l'importance et la grande qualité de ses nombreux travaux théorico-cliniques. Il est également l'auteur de plusieurs publications d'orientation plus littéraire : "Un oeil en trop" aux éditions de Minuit, "Hamlet et Hamlet" aux Editions Balland et d'une importante contribution au recueil "Langages" (2èmes rencontres psychanalytiques d'Aix-en-Provence).

Les essais rassemblés dans cet ouvrage "La déliaison" prennent place dans le courant de la critique littéraire psychanalytique qui fait incontestablement partie intégrante du patrimoine de la psychanalyse.

A. Green prolonge ainsi la tradition freudienne ; nous savons tous la place que Freud n'a cessé d'accorder tout au long de son oeuvre à la psychanalyse appliquée, notamment aux oeuvres littéraires. Dès sa première page, Green en effet annonce la couleur : "A ceux de mes collègues qui ne croient pas en la possibilité d'une psychanalyse appliquée".

Certains textes ont fait l'objet d'une publication antérieure et sont représentés ici, parfois remaniés. Sans les citer tous, je mentionnerai par exemple "Oedipe, Freud et nous" (paru en 1980 sous le titre "Les pensées d'Oedipe" dans le n° 12 de "L'écrit du temps"), essai qui prend la suite du dernier chapitre de "Un oeil en trop", "Le mythe, un objet transitionnel collectif" (paru en 1980 dans le n° 1 de "Le temps de la réflexion"), "Lear ou les voi(es)x de la Nature (paru en 1971 dans le n° 284 de "Critique"), "L'Illusoir ou la Dame en jeu (Nouvelle Revue de psychanalyse n° 4 en 1971).

De ces reprises, je voudrais mentionner plus particulièrement les deux premiers textes.

Ce n'est sans doute pas par hasard si le premier a donné son titre à l'ensemble du recueil "La déliaison". A. Green nous montre comment, par sa lecture psychanalytique, le psychanalyste procède à une transformation par laquelle il ne lit pas le texte mais il l'écoute, selon les modalités de l'écoute psychanalytique. Voilà le paradoxe, dit-il : la lecture rigoureuse se double ici d'une écoute lâche, une lecture flottante, appliquant au texte le traitement qu'il applique au discours conscient qui recouvre le discours inconscient. L'analyste réagit au texte comme à une production d'inconscient, inconscient du texte comme objet de la recherche. L'analyste devient alors l'analysé du texte. Il ne peut compter ici que sur ses propres associations. L'interprétation du texte devient l'interprétation que l'analyste doit fournir sur le texte. Il ne lit pas le texte, il le délie, brisant la secondarité pour retrouver, en deçà des processus de liaison, la déliaison que la liaison a recouverte… Se dégagent ainsi des structures subjectives inconscientes (Oedipe – castration – filiation – rapport à la mort – relation au double et à l'absent, etc) communes à l'auteur, au lecteur et au psychanalyste, que l'oeuvre intègre à sa trame.

A. Green ouvre aussi un vaste débat lorsqu'il s'interroge, dans ce chapitre, sur le rôle qu'a pu jouer la psychanalyse dans la mort de la littérature.

Dans le chapitre deux "Le double et l'absent", A. Green s'interroge sur l'analyse d'un texte en se référant à la cure psychanalytique pour mieux en dégager les différences. Il fait ainsi ressortir que l'analysant potentiel n'est pas l'auteur, comme tout le monde le croit et le craint, mais bien l'analyste. Suit la question la plus importante : pourquoi écrit-on ? Pourquoi lit-on ? L'écriture est communication avec l'absent qui est par définition le lecteur anonyme et' potentiel : c'est de cette situation d'absence qu'il faut partir pour établir la communication par l'écrit. Inversément, pour le lecteur, l'auteur est toujours absent. L'oeuvre, poursuit Green, est dans ce no man's land, cet espace potentiel, transitionnel, lieu d'une communication transnarcissique où le double de l'auteur et le double du lecteur, ces fantômes qui ne se montrent jamais, communiquent par l'écriture. Par ailleurs, A. Green pense aussi que lire et écrire sont un travail de deuil interrompu, deuil et angoisse du texte, pas de l'auteur ; avec, entre le deuil et l'angoisse d'une part, et le texte d'autre part : quelque chose : l'inconscient. Certes l'inconscient de l'auteur, mais surtout l'inconscient du texte, car le texte a un inconscient qui le travaille et Green s'emploie à le démontrer, notamment à partir de quelques exemples "Albertine disparue" de Proust, "La vie privée" de H. James et "Le nez" de Gogol répondant et complétant "Le double" de Dostoïevski.

Toutefois, conclut Green, l'interprétation de la lecture-écriture laisse bien des problèmes en suspens. "Tout se passe comme si le travail de l'oeuvre visait à un rapport de voilement-dévoilement toujours instable. Il faut en dire assez pour préserver une cellule d'intelligibilité et pas trop pour que le langage ne devienne pas celui de l'expression courante, commune, banale, prosaïque. Le texte doit suivre le chemin d'une différence toujours à la recherche de sa mesure par le détour qu'il s'impose sur ce qu'il a à dire"… "Le texte subit une double pression : l'une que nous dirions, pour simplifier, verticale ; celle qui, partie du corps, de ses abîmes, sourd et urge, "pulsant" le texte, pour se dire sans s'exhiber et surtout pour obtenir satisfaction ; l'autre que nous dirons horizontale, où c'est du langage que vient la contrainte ; les mots, les phrases, le style recevant, par l'irradiation même qu'ils provoquent, des effets en retour, produits par la production même du texte…".

Il n'est pas sans intérêt, à travers ce chapitre, de faire certains liens avec les travaux théorico-cliniques d'A. Green, et je pense en particulier ici au narcissisme négatif, à l'hallucination négative, au clivage sur fond de négativité que la relation entre l'absent et le double (le 0 et le 2) confirme en contestant toute théorie unitaire du sujet.

Les deux derniers chapitres sont inédits.

Le chapitre 10, en effet, "Des Mouches aux Mots" est une version développée d'une communication présentée en avril 1985 au Colloque Sartre à l'Institut Français du Caire. Constatant que les relations de Sartre et de la psychanalyse constituent un contentieux touffu, complexe et plein de malentendus parfois entretenus, A. Green se propose de dialoguer avec Sartre littérateur plutôt qu'avec Sartre philosophe ; pour ce faire, A. Green choisit ce qu'il estime le plus beau livre de Sartre, ou le personnage créé n'est autre que Sartre lui-même : "Les Mots" ; A. Green le met en perspective avec un travail antérieur "Les Mouches", travail à propos duquel Sartre a d'ailleurs avoué que l'Oreste des Mouches, c'était lui ; Green fait également un petit détour par les "Carnets de la Drôle de guerre", rédigés en 1939-1940 mais seulement publiés en 1983.

Green souligne combien le freudien est saisi de tant d'intelligence chez Sartre et de l'acuité avec laquelle il "reçoit" Freud ; toutefois, le philosophe touché se ressaisit et réaffirme les droits de l'esprit, qui sont ceux de concept… En finale, "Sartre à Freud, c'est non" comme le dit Doubrovsky que cite Green, mais, poursuit ce dernier, du Néant il savait bien parler et pour cause…

Le dernier chapitre "Le progrès et l'oubli" reprend la communication présentée par A. Green au 37ème Congrès de l'API en juillet 91 à Buenos‑Aires. D'emblée, Green s'y défend de faire une psychanalyse de Borges, le poète argentin, nous renvoyant pour ce faire à D. Anzieu. Il préfère reprendre le poème "L'autre tigre" en guise d'introduction, avant d'évoquer sa rencontre avec le poète et l'étonnant parcours de cet entretien. Green revient alors au poème et à la métaphore de la Bibliothèque ; les Bibliothèques, en effet, ont marqué la vie et l'histoire de Borges, dont les lectures préférées portaient sur les bêtes sauvages ; Green interprétait ce choix au niveau d'une défense contre l'angoisse de castration. "La triple bête" met le point final à ce dernier chapitre, Green laisse le poète, notre contemporain, parler d'Oedipe et de son énigme…

J'ai trouvé ce recueil passionnant : le lecteur qui connaît A. Green retrouvera, dans cette activité de psychanalyse appliquée, la grande richesse de ses travaux théoriques et cliniques.