Le renversement de l’hallucination : du trou au négatif

Jean-Paul Matot

01/10/2018

Articles papier Édito

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En 1985, André Green publie Des Mouches aux Mots, un article consacré à Jean-Paul Sartre, qui avait tiré sa révérence cinq ans plus tôt. « La mise en perspective des Mouches et des Mots permet, écrit Green, de montrer comment une œuvre peut porter la trace des structures subjectives de son auteur » (p.350). Nous verrons que cette même mise en perspective éclaire certaines dettes de l’œuvre de Green à l’égard de celle de Sartre.

L’article, l’un des plus personnels et touchants de Green, démarre avec les Carnets de la Drôle de Guerre de Sartre, publiés à titre posthume en 1983, par « ce moment de rhétorique vertigineux (qui) est une sorte de méditation philosophique sur le trou et le concept de trou ».

Si Sartre conteste le caractère premier du sexuel freudien et la réduction du trou à l’érotisme anal, il en reste à la fois proche et éloigné : « le Monde est un royaume de trous… Je vois en effet que le trou est lié au refus, à la Négation et au Néant. Le trou, c’est d’abord ce qui n’est pas ».

Et Green d’interpréter « le trou qui suit » la naissance de Sartre, sa mère Anne-Marie mettant le bébé Poulou, malade, en nourrice pour se consacrer aux soins d’un mari à l’agonie, très vite emporté par une entérite.

La pièce Les Mouches est publiée et jouée en 1943, année de la parution également de L’Être et le Néant, où Sartre évoque l’alternative d’une psychanalyse existentielle. Green parle d’un « malentendu »  de Sartre à l’égard de la psychanalyse, mais il note aussi que Sartre, contrairement à la psychanalyse, « s’est surtout intéressé au réel » : Green « oublie » ainsi le malentendu dont souffre encore et toujours la psychanalyse elle-même, y compris même dans les courants lacaniens, du fait de la confusion entretenue entre le réel et les réalités supposées internes et externes, ignorant l’identité de nature, intrinsèque à l’humain, de ces deux niveaux de « réalités ».

L’Oreste des Mouches, « je l’ai fait à mon image, non point tel que je suis sans doute, mais tel que j’aurais voulu être », dit Sartre, ce que relève Green (p. 350), qui note aussi que Les Mots sont « une œuvre littéraire plus proche du roman  familial  que  de  l’autobiographie  » (p. 351), un « mythe personnel », qui peut donc être légitimement mis en parallèle avec « le passage du mythe (culturel) à la tragédiere-

prise par un individu d’une structure collective anonyme » (p. 351). Green est ici fidèle à une vision1 où les « mythes sont une de ces formations intermédiaires qui font communiquer les structures collectives et les structures individuelles » (p. 352). Oreste, poussé par l’oracle de Delphes et encouragé par sa sœur Electre, venge par un matricide son père Agamemnon assassiné par Clytemnestre et l’amant de celleci, Egisthe. Green interprète les figures de Clytemnestre et d’Electre comme les deux versants de la mère de Sartre, Anne-Marie, la mèresœur à laquelle le lie un tendre amour incestuel, et Anne-Marie la mère meurtrière qui convole en secondes noces avec Joseph ManceyEgisthe, alors que Sartre a 12 ans. Green note que la valeur traumatique de ce moment pubertaire, qui répercute la perte précoce de son père et de l’attention maternelle, s’exprime par l’arrêt de la narration de son enfance dans Les Mots.

« Cet homme qui avait horreur du commandement : insoumis mais ayant une aversion profonde à soumettre les autres, était dans le débat intellectuel impitoyable et toujours vainqueur, sinon dans les faits, au moins dans la joute. La liste de ses victimes à qui l’histoire a plus tard donné raison, compte des noms prestigieux… Il est impossible de ne pas voir que ces dissertations s’accompagnaient d’une violence, et l’on doit même parler ici de sadisme, sans merci. Ce qui ne l’empêchait pas de subir sans sourciller les injures et les invectives des partenaires dont il se voulait un compagnon critique » (p. 359).

Est-ce à Sartre, ou à Green, que s’appliquent ces lignes ? « Maître à penser d’une génération – il fût le mien à l’adolescence… », nous répond Green (p. 369), qui ajoute que « si lui, Sartre, s’est emparé de Flaubert et a mis beaucoup de Sartre dans son Flaubert, nous-même quand nous parlons de Sartre, nous mettons beaucoup de nous en lui. Nous nous reconnaissons en lui grâce à ce courage et cette générosité qui lui firent commettre tant d’erreurs qui furent aussi les nôtres, n’hésitant pas à prendre ce risque de l’aveu devant lequel il n’a jamais fui, et qui l’a amené à devenir la cible des critiques de partoutContre lui, mais grâce à lui, nous allions plus loin qu’avec ceux qui étaient avec nous » (p. 370).

Green évoque le jeune Sartre se rêvant en écrivain de Marine, tandis que lui-même consacre un essai à Joseph Conrad, Le premier commandement (2008) : on pourrait, de manière simpliste, en résumer la démarche : de la Mère à l’écriture. Mais sans doute n’y a-t-il-là rien que de très banal. Sauf peut-être que ce qu’aime Green en Sartre, et peut-être en Conrad, c’est le panache d’un certain désespoir, celui de la déception irréparable. Le panache, dans « ce Nobel que magnifiquement il refuse ». Et, en arrière-plan, la blessure de la Mère morte. Chez Conrad, on peut évoquer aussi la question de l’exil, de la langue maternelle et de la langue de l’écriture.

André Green est né au Caire le 12 mars 1927, quatrième enfant de parents juifs séfarades peu pratiquants, d’origine portugaise pour son père, espagnole pour sa mère. Josef Conrad naît en 1857 en Pologne dans une famille de la petite noblesse, où il est de bon ton d’apprendre le français. Lorsqu’il a quatre ans, son père, qui fait partie de la résistance polonaise, est envoyé en exil avec sa famille dans le nord de la Russie puis de l’Ukraine, où sa mère meurt de tuberculose quand il a huit ans ; son père, qu’il a toujours rendu responsable de la mort de sa mère, meurt quatre ans après elle, le laissant orphelin à l’âge de onze ans. Green, dans Un psychanalyste engagé (1994), évoque l’antécédent, également mentionné par F. Duparc (1996), d’une dépression chez sa mère alors qu’il était âgé de deux ans, à la suite du décès d’une sœur ; il y aurait trouvé une source d’inspiration pour son travail sur La Mère morte (1980).

L’image que Green donne de son adolescence est celle d’une relative solitude familiale : son père meurt alors qu’il a 14 ans, tandis que le frère qui le précède a déjà 23 ans ; en 1946, âgé de 19 ans, André Green s’installe seul à Paris pour entreprendre des études de médecine ; ses sœurs ont émigré en Australie, sa mère meurt trois ans plus tard. Conrad, adolescent orphelin, part, avec l’accord de son oncle, pour Marseille où il s’engage dans la Marine marchande.

François Duparc2 (1996) relève qu’alors que la langue administrative de la communauté européenne en Égypte était l’anglais, Green fréquentait le Lycée Français du Caire ; la famille Green fit également  de nombreux séjours à Paris, où sa sœur aînée de quinze ans était soignée en France pour… une tuberculose osseuse.

Conrad écrira toute son œuvre en anglais, langue qu’il apprend tardivement en même temps que, délaissant la France, il s’engage dans la Marine britannique.

L’importance des expériences traumatiques dans le travail d’écriture est probablement ce qui rapproche Green de la figure romantique de Conrad et, autrement, de celle imposante de Sartre, dont Green, qui a beaucoup écrit, pense que « l’appétit d’écrire enveloppe un refus de vivre » (p. 365).

« La liberté chez Sartre procède du renversement du désespoir en occasion inespérée » (Green, p. 366). Dans Les Mots, Sartre ne cesse de proclamer, comme Hamlet, « que le mal soit mon bien » : ainsi de son père, mort alors qu’il n’a pas un an, « eut-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m’eut écrasé. Par chance, il est mort en bas âge » (Les Mots, p. 11, cité par Green) ; et de sa mère, qui le met en nourrice, alors qu’il souffre lui-même d’une entérite, pour soigner son mari agonisant :

« À vingt ans, sans expérience ni conseils, ma mère se déchirait entre deux moribonds inconnus ; son mariage de raison trouvait sa vérité dans la maladie et le deuil. Moi je profitais de la situation : à l’époque les mères nourrissaient elles-mêmes et longtemps ; sans la chance de cette double agonie, j’eusse été exposé aux difficultés d’un sevrage tardif » (Les Mots, p. 9, cité par Green).

On pourrait parler ici de dénégation. Mais la suite de ce passage du texte de Sartre nous engage à aller plus loin :

« Malade, sevré par force à neuf mois, la fièvre et l’abrutissement m’empêcheraient de sentir le dernier coup de ciseaux qui tranchent les liens de la mère et de l’enfant ; je plongeai dans un monde confus, peuplé d’hallucinations simples et de frustes idoles » (Les Mots, p. 9, cité par Green).

Derrière les mots de Sartre, Green n’a-t-il pas entendu le renversement de l’expérience hallucinatoire qui transforme les images angoissantes, menaçant la cohérence du psychisme d’un tout jeune enfant confronté à un bouleversement de ses liens à la mère du fait du débordement de celle-ci et de son retrait endeuillé, en un trou que le philosophe transformera en concept, le Néant. Mouvement étrangement similaire à celui de Green, dans le lien qui unit la Mère morte à la structure encadrante que permet de constituer l’hallucination négative de l’objet.

Le bébé Poulou, désorienté par l’enfièvrement de sa mère auquel succède le calme plat de sa disparition, est envahi par l’angoisse et les hallucinations : le trou constitué par l’hallucination négative absorbe ce mouvement tourbillonnaire et restaure une réceptivité et une temporalité, sans cependant transformer la charge de destructivité de l’état précédent, suspendu. La transformation elle-même sera l’œuvre d’une vie. Cette formulation met l’accent sur une solution d’urgence anti-traumatique que représenterait l’hallucination négative, constituant la bordure d’un trou cependant toujours menacé par le retour du chaos qui l’a précédé.

Ce versant « négatif » de l’hallucination négative est développé dans les articles de Claire De Vriendt-Goldman, Blandine Faoro-Kreit, Arlette Lecoq, avec les vignettes de Tamina et de Luc ; et avec celle de la petite fille aux chocolats dans l’article de Catherine Keyeux.

Green élargit cette hypothèse pour en faire une étape de la construction du psychisme. L’hallucination négative aurait, selon lui, pour fonction « développementale » d’absenter l’omniprésence de la mère (perceptive et hallucinatoire) pour permettre l’émergence d’un espace psychique différencié au sein de l’unité première bébé-environnement.

Mais, comme le souligne Marie-France Dispaux, l’hallucination négative de l’objet, permettant au bébé « de ne pas percevoir une mère qui est présente… (et)… la création d’un vide structurantnécessite la participation de l’objet/environnement qui, en acceptant de s’effacer, est partie prenante du processus… La mère qui a réussi dans sa fonction de s’effacer comme objet/environnement devient alors structure encadrante de la psyché ». La vignette de Mme S. (De Vriendt et coll.) en constitue une belle illustration.

Cependant, du côté de la pathologie, l’hallucination négative apparaît, dans la clinique des émergences psychotiques, en particulier à l’adolescence, comme le temps initial d’une expérience de déréalisation angoissante suscitant des défenses à la limite des obsessions et du délire.

Cette conception de deux versants, développemental et défensif, de l’hallucination négative, ouvre un questionnement : si la structure encadrante dont parle Green se met en place grâce à l’hallucination négative, celle-ci est-elle déjà, à ce stade précoce dont nous faisons l’hypothèse, l’expression d’un échec ou en tout cas d’une difficulté dans les processus de différenciation des espaces psychiques du bébé et de son environnement ? Difficulté qui se jouerait au niveau d’une insuffisance des fonctionnements transitionnels ne permettant pas suffisamment l’« estompement » (Dispaux) de la présence – perceptive et hallucinatoire – de cet environnement maternant et nécessiterait de ce fait un effacement hallucinatoire actif permettant de faire l’économie d’un retrait de type autistique.

Rappelons que Green lui-même soutient assez clairement l’hypothèse – largement étayée par l’observation du bébé et les données de la recherche en psychologie du développement – que le bébé, dès la naissance, alterne des moments d’indifférenciation et de différenciation où il accède à différents niveaux de reconnaissance des éléments de son environnement. Dans cette perspective, l’hallucination négative serait sollicitée à chaque fois que la psyché se trouve confrontée à une expérience non intégrable dans la configuration actuelle de ses espaces de différenciation et d’indifférenciation. Ce mécanisme permettrait de suspendre la prise en compte de l’expérience pendant que se produit une mobilisation des fonctionnements transitionnels visant à réaménager la configuration mise en crise pour, éventuellement, rendre possible une intégration ultérieure.

Cette hypothèse a le mérite de rétablir une continuité entre l’hallucination négative « encadrante » et l’hallucination négative des émergences psychotiques, mais également de penser l’hallucination négative comme élément préparant l’expérience de la survie de l’objet qui constitue, pour Winnicott, une étape clé dans la différenciation du champ du fantasme (lorsque la mère, « tuée » dans le fantasme omnipotent, « survit » dans la relation).

L’article de Diana Messina vient apporter, de manière complémentaire à celui de M-F. Dispaux, une seconde vision d’ensemble de l’œuvre de Green, par une mise en perspective très convaincante avec celle de Bion.

Marc Hebbrecht nous offre de son côté, en s’appuyant sur l’œuvre de Green, une belle revue personnelle des problématiques narcissiques et des écueils de leur traitement.

Dans La destructivité au carrefour de l’individuel et du collectif, Nicole Minazio envisage la manière dont le travail du négatif se retrouve, au niveau du corps social, dans les tentatives d’intégration des traumatismes de masse.

Enfin, seul article de ce numéro à ne pas être issu du colloque ouvert de la Société belge de psychanalyse de 2017, La dépression : perte de l’objet, perte du fantasme et sortie de Clément Rizet nous a semblé particulièrement en phase avec les thèmes abordés sur notre parcours de Green, où, après avoir croisé J-P. Sartre, l’auteur propose l’hypothèse, en s’appuyant sur des citations de Fedida, de l’occupation du psychisme par un cadavre bloquant le travail du deuil. Peut-être pourrait-on évoquer l’agrippement par/à un objet en attente de sépulture et entravant l’introjection. Cette figure d’une négativation empêchée, du fait de l’emprise du Moi sur un objet mort-vivant qu’il ne peut accepter de laisser mourir, établit un lien avec l’identification endocryptique théorisée par N. Abraham et M. Torok.

Mais revenons une fois encore au double fond du trou sartrien dont parlait Green : « Ce fut le jour de son enterrement où souterrainement il sentit l’amour de ceux pour qui il avait compté. Peut-être pour cette phrase qui le résume tout entier : ” si je range l’impossible salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes, qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ” » (p. 369). Une mort souriante, en quelque sorte.

Qu’il développe dans son article Le mythe, un objet transitionnel collectif (1980)

Duparc F., André Green, Presses Universitaires de France, Paris, 1996.