Editorial: L’Homme décontenancé

Jean-Paul Matot

01/04/2016

Édito

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« L’éventualité d’y rencontrer de vieux amis rend la perspective de l’Enfer moins effrayante que celle du Paradis auquel la vie sur terre nous a mal préparés. »

(Wilfried Bion, Césure, 1975)

Les déséquilibres systémiques majeurs provoqués par la dérégulation économique imposée par le capitalisme financier aux pouvoirs politiques ; l’incapacité de lutter efficacement, au niveau mondial, contre la destruction accélérée de l’écosystème qui entraînera dans le demi-siècle à venir des catastrophes humaines d’une ampleur aujourd’hui encore impensées ; et l’individualisation extrême induite par l’accélération du transfert massif de la dépendance des collectifs humains vers les réseaux techniques : ces trois composantes d’une violence chaotique annoncée ne peuvent être ignorées. Mais ce qui, par contre, fait encore cruellement défaut, ce sont les lignes directrices d’une résistance des humains à la destructivité de l’humanité.

Car notre humanité, tout autant que les individus qui la constituent, se trouve aujourd’hui décontenancée par sa propre destructivité.

La communauté psychanalytique, définie par l’adhésion à un corpus théorique inspirant une grande variété de pratiques mais générant aussi, quoiqu’en ait dit Freud1, un ensemble de visions du monde, de Weltanschauungen, peut-elle encore contribuer davantage qu’elle ne l’a fait par le passé à la résistance de l’humain ?

Cette résistance se manifeste partout, mais peine encore à s’organiser. La difficulté semble résider dans cette complexité du monde dont les sociétés occidentales ont pris conscience par le fait même d’avoir cru aux promesses des sciences de maîtriser un jour totalement la nature. l’illusion s’est largement dissipée, du fait des avancées des sciences elles-mêmes d’ailleurs, mais quelles sont aujourd’hui les alternatives ? l’homme ne renonce jamais à rien, écrivait Freud à Ferenczi, tout au plus accepte-t-il le troc. La complexité que nous voyons aujourd’hui résulte de ce qu’Edgar Morin a identifié dans L’identité humaine comme disjonction et fragmentation des savoirs scientifiques en l’absence d’une préoccupation pour une convergence qui restituerait dans le même temps une certaine unité de la pensée de l’humain et du monde. le problème ne se situe pas pour lui dans le progrès scientifique, mais dans son cloisonnement qui empêche son intégration à la culture. Nous avons besoin de la coopération de savoirs pluriels pour assurer leur intelligibilité et leur diffusion et faire émerger une cohérence dans la multiplicité et la diversité des résistances à l’échelle du monde, afin que chaque individu, de sa place et avec ses moyens, puisse contribuer à ce mouvement global.

Dans ce numéro, l’anthropologue canadien Gilles Bibeau insiste, en suivant Marcel Gauchet, sur la transformation du fait religieux en Occident après le tournant des Lumières : les religions révélées cessant d’organiser la place de l’homme dans le monde, la perte de l’idée de transcendance lui a imposé de bricoler ses propres croyances en se plaçant, dans le porte-à-faux de sa raison et de ses désirs, seul au centre de son monde. la tâche de l’homme de cet « âge de l’esprit » qui succède à « l’âge de la croyance » (H. Cox), est cependant rendue très ardue par la distension de ses liens avec ses ancrages historiques et géographiques. l’adolescence est, de ce point de vue, une période particulièrement exposée.

À partir de son analyse en trois niveaux de « l’aliénation du moi » dans le terrorisme radical, Denis Hirsch développe l’hypothèse d’une incorporation aliénante d’un « objet idéologique » s’inscrivant dans les failles des identifications primaires (et de la non-survie de l’objet) qui mettrait le moi (et le surmoi) hors-jeu, et l’hypothèse complémentaire d’une identification mélancolique à une imago paternelle omnipotente masquant la blessure narcissique de la déchéance paternelle.

Dans la perspective bionienne qui est la sienne, Berdj Papazian développe, à propos du terrorisme meurtrier – celui qui se réclame du Jihad, mais également ses prédécesseurs, Brigades Rouges et Rote Armee Fraktion – l’hypothèse originale d’une « fonction bêta », résultant d’une réunion d’écrans bêta et faisant le lien entre les éléments bêta individuels expulsés et dispersés et la théorie des groupes à hypothèse de base. Cette « fonction bêta » offrirait une alternative à la psychose en soutenant l’engagement d’un regroupement d’individus (une famille de « frères ») dans un projet meurtrier sacrificiel.

La question se trouve mise en perspective par l‘article que Diana Messina consacre à la place centrale occupée par le processus du rêve–fonction alpha dans l’œuvre de Bion. Comment, en effet, se forment les éléments bêta – choses en soi, non représentées, inconnaissables, évacuées sous forme hallucinatoire (hallucinose pouvant donner l’illusion d’un rêve) ou corporelle, par identification projective expulsive, subsistant comme éléments figés persécutoires ou dépressifs dans la personnalité, pouvant former des agglomérats d’éléments bêta non liés sous forme d’écrans bêta ? la notion d’inversion de la fonction alpha (par « incorporation d’un appareil à évacuer la vie psychique » selon Bion) est-elle suffisante, peut-elle être rapprochée de cette « fonction bêta », « collective et collectante », postulée par B. Papazian ?

Délaissant le champ de la radicalisation violente (qui se trouve complété dans ce numéro par une note de lecture du livre de F. Benslama) et du questionnement « auto » de la théorie psychanalytique, Claire Remy nous conduit sur le chemin d’un dialogue authentique entre psychanalyse et anthropologie, la première se laissant « informer » par la seconde. L’auteure montre l’intérêt des travaux de Marcel Mauss sur le don – qu’elle expose avec clarté et nuance – à la fois dans l’écoute de nos patients, mais également pour éviter l’impasse réductrice de la construction freudienne de totem et tabou « qui justement refuse la confrontation entre les deux disciplines et postule une explication unique, une loi unique de fonctionnement pour les humains et leurs sociétés, loi appartenant à un seul des deux champs. » Cet article ouvre un espace de réflexion tant du côté d’une perspective psychanalytique sur l’organisation sociale et les impasses d’une économie dissociée du lien social, que de l’économie psychique individuelle.

L’article que je publie dans ce numéro propose d’envisager les processus de transformation de nos sociétés – synthétisés sous l’angle de l’accélération, de la dissémination et de l’inintelligibilité – à la lumière d’un paradigme psychanalytique qui me semble n’avoir pas été suffisamment développé, celui des enveloppes et des configurations psychiques qui les organisent. l’idée centrale est celle d’un fonctionnement psychique individuel reposant sur des passages réguliers d’un niveau d’enveloppe/configuration à un autre, impliquant une variabilité des différenciations dedans/dehors en fonction du type d’expérience psychique dans lequel nous sommes engagés.

Non sans lien avec ces hypothèses, l’article de Michel Cailliau envisage les usages excessifs des écrans à l’adolescence. Partant de situations cliniques très diverses, mais réunies par ce rapport d’hyperconsommation des technologies numériques, il fait l’hypothèse – très « roussillonienne » – que cet usage excessif gagnerait à être envisagé, tant au niveau de la compréhension de ce qu’il engage que des perspectives thérapeutiques qu’il ouvre, comme une tentative de remise en jeu d’un échec dans l’établissement d’une relation primaire en double. la prépondérance du visuel dans les mondes virtuels supporte cette idée, et Cailliau s’appuie sur les travaux de Tisseron et de Lavallée pour souligner l’importance de l’enveloppe visuelle dans la reprise de ce qui, de l’indifférenciation primitive, reste en souffrance de symbolisation : « l’image enveloppe la pensée parce qu’elle est apparue avant la séparation et a ainsi été mise au service de l’illusion de l’unité primitive. »

Nous avons également souhaité donner dans ce numéro une place étendue à une « note de lecture » dont la longueur inhabituelle témoigne de ce que l’œuvre d’Anne Decerf pose des questions pertinentes sur ce qui permet ou fait obstacle au mouvement de renouvellement des théories psychanalytiques et des pratiques qu’il soutient ou empêche. Arlette lecoq, dans sa recension des idées novatrices de l’auteure, montre bien que c’est en partant de sa clinique qu’Anne Decerf pense d’abord devoir « réfuter radicalement le concept d’inconscient », pour en arriver à l’idée d’un « inconscient processuel » qu’elle partage avec les psychanalystes les plus actuels (Bion, Winnicott, Roussillon, par ex.). Ce qui est à souligner à cet égard, c’est constater que cette auteure belge, qui écrit dans les années 90, propose des élaborations théoriques qui rejoignent sur de nombreux points celles que Roussillon élabore dans les années suivantes, sans qu’elle en ait connaissance (ou du moins le mentionne). Il en est ainsi du fait de centrer la question de la symbolisation et de l’appropriation subjective sur la répétition (et donc sur la « pulsionnalité » de la « matière première psychique »), ou de se focaliser sur la manière dont l’enfant utilise les objets (objeu pour Roussillon) afin de représenter ses propres processus psychiques ainsi que les impasses des processus de transformation du lien primaire. Une pensée méconnue, à redécouvrir…

Ce numéro ne répond bien entendu que très partiellement aux questions très larges ouvertes par l’éditorial ; en particulier, la crise de l’écosystème humain, qui avait été abordée dans notre numéro précédent par l. Magnenat, n’est pas reprise ici. Ce n’est cependant que partie remise, ce métacadre vacillant du psychisme humain ne se laissera certainement pas oublier de sitôt …

« Je suis hostile à la fabrication des visions du monde. » (Inhibition, symptôme et angoisse, 1926, p. 12)