Notes de lecture

De Rijck, Arsène

1987-10-01

Notes de lecture

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Ce livre s'insère dans la tendance qu'on observe largement ces dernières années à écrire l'histoire du mouvement psychanalytique et à mettre en lumière certaines figures marquantes de son passé. Cet ouvrage est spécialement consacré à Sandor Ferenczi (1873-1933) et Michaël Balint (1896-1970). N'y voir qu'un aperçu historique serait pourtant injuste car l'auteur s'interroge parallèlement sur la technique psychanalytique : les changements intervenus depuis l'origine et les particularités de divers analystes. A partir de là, l'auteur pose certaines questions fondamentales et tend à dégager un rapport intrinsèque entre la pratique et la théorie psychanalytique.

A. Haynal, d'origine hongroise, semble bien placé pour nous éclairer. En effet, il a pu étudier la volumineuse correspondance échangée entre Freud et Ferenczi, non encore publiée, ainsi que le matériel précieux dont Madame E. Balint-Edmonds a fait don aux Archives Balint à Genève.

Il nous éclaire, à travers son livre, sur l'apport de la société psychanalytique hongroise d'avant la deuxième guerre mondiale, qui foisonne en personnalités marquantes : outre Ferenczi, on trouve Mélanie Klein, Franz Alexander, René Spitz, Margarethe Mahler, Geza Roheim, Robert Bak, David Rapaport et tant d'autres. La plupart d'entre eux émigrèrent plus ou moins vite sous la pression du régime fasciste, installé en Hongrie entre les deux guerres mondiales, et ouvertement hostile à la psychanalyse. Seuls, Ferenczi, Imre Hermann et quelques autres restèrent en Hongrie toute leur vie.

Le fondateur et le grand inspirateur de cette société psychanalytique hongroise fut donc cet étonnant Sandor Ferenczi. A travers tout le livre, on sent l'admiration que l'auteur lui porte, mettant l'accent sur son originalité et l'audace dont il fit preuve en mettant en question des valeurs apparemment bien établies, ce qui le mit plus tard en conflit avec Freud.

Ferenczi était très attiré par l'étude de la méthode de travail psychanalytique sur laquelle il se posait des questions tout à fait fondamentales : que se passe-t-il entre le patient sur le divan et le psychanalyste derrière lui ? Là, André Haynal différencie nettement les personnalités de Ferenczi et de Freud : si Freud s'est passionné pour l'exploration théorique, en revanche, la technique, la pratique et la relation singulière patient-analyste n'ont pas toujours été au centre de son intérêt. Plusieurs paroles de Freud l'attestent ; ainsi, il dit un jour à Kardiner : "Les problèmes thérapeutiques ne m'intéressent pas beaucoup. Je suis à présent beaucoup trop impatient. Je souffre d'un certain nombre de handicaps qui m'empêchent d'être un grand analyste". Ayant découvert le transfert et mesuré son importance, il n'en eut pas moins des difficultés avec son maniement. C'est ainsi qu'il avoua son malaise devant le transfert maternel. "Je suis tellement masculin" dit-il à Hilda Doolittle. Il évite la rencontre avec les psychotiques et d'après les témoignages de ses ex-analysants, la relation maitre-élève tend à prédominer dans leur cure.

Ferenczi, au contraire, s'occupe beaucoup de transfert maternel et de régressions profondes. Bien avant d'autres, il se penche sur le contre-transfert ; il évoque notamment les difficultés auxquelles la "fournaise du transfert" expose l'analyste, difficultés pourtant indispensables pour "avoir des connaissances essentiellement nouvelles sur soi-même". Il met l'accent sur le maniement du transfert et du contre-transfert ainsi que sur le facteur expérience (Erlebnis) tant chez l'analyste que chez l'analysant. Ainsi, se révèle une polarité entre Freud, optant par moments pour la prise de conscience (Einsicht) dans l'esprit de l'"Aufklärung" et Ferenczi, optant pour l'expérience vécue (Erlebnis). Il serait pourtant inexact de considérer Ferenczi comme un analyste sauvage, se basant uniquement sur le vécu du moment, sans se soucier d'un cadre référentiel théorique. Il essaye au contraire de théoriser constamment ce qui se passe dans le vécu du patient et de l'analyste.

On assiste, chez Ferenczi, à une radicalisation du concept de transfert. D'après lui, on peut concevoir de prime abord chaque rêve, chaque geste, chaque acte manqué, toute détérioration ou amélioration de l'état du patient comme des expressions de la relation transférentielle et de la résistance. En dernière analyse, tout transfert se rapporte soit à une mère indulgente, soit à un père sévère ; tout patient est d'une certaine façon un enfant et un de ses plus chers désirs est d'être traité comme tel par son analyste.

Ferenczi confère à l'analyste dans le processus psychanalytique un rôle actif (la fameuse "technique active"). Il doit apprendre à doser, selon le cas, sa fermeté, sa tolérance, son objectivité ou sa sympathie.

Ferenczi est à l'avant-garde : longtemps avant que le traitement de patients très régressés ou d'états limites soit devenu monnaie courante en psychanalyse, qu'on parle de la nécessité d'introduire des paramètres dans la technique et que l'importance du contre-transfert soit reconnue, Ferenczi est déjà largement aux prises avec toutes ces questions.

Son expérience d'analysants régressés lui fait entrevoir l'importance des traumatismes. Dans tous les cas, d'après lui, des bases traumatiques hystériques peuvent être décelées et il regrette que la plupart des analystes pratiquent, d'une façon unilatérale, des analyses de névrose obsessionnelle ou des analyses de caractère, c'est-à-dire une psychologie du moi et négligent la base organique.

C'est dans cette interaction entre une technique psychanalytique qui permet de vivre une profonde régression et la problématique du trauma et de la régression qui l'engendre que se situe l'enjeu du conflit Freud-Ferenczi. Pour ces patients régressés, Ferenczi vise à établir dans la cure, grâce à sa technique active, un climat favorable qui évite précisément la répétition de la situation traumatogène. D'après Michaël Balint, ce conflit qui opposa Freud et Ferenczi a traumatisé le monde analytique qui y a réagi par le silence.

Ce thème de l'analyste face à son patient régressé sera repris plus tard par Michaël Balint qui quittera la Hongrie peu avant la guerre de 40 pour s'établir en Angleterre.

A l'aide de nombreux exemples, il montre que la problématique du transfert ne se déroule pas dans le vide et que l'analyste projette les éléments de sa personnalité sur ses patients ; citons notamment les conduites de l'analyste concernant le coussin sur le divan, la façon de terminer une séance, l'installation du cabinet de consultation, etc. qui auront une répercussion sur le matériel (par ex. les rêves) du patient. Le grand mérite de M. Balint fut de mettre, après Ferenczi, l'analyste au centre du champ d'observation. Balint fut d'ailleurs beaucoup plus prudent que Ferenczi dans sa présentation des choses, par exemple à propos de l'analyse mutuelle de Ferenczi.

Il introduit l'idée des multiples transferts des deux protagonistes et leurs désirs de se débarrasser par le transfert des problèmes non résolus.

L'analyste pourra reconstruire la situation traumatique à partir du matériel fourni par les associations du patient et des symptômes de la névrose de transfert, c'est-à-dire la répétition. Mais l'analyste devra, selon lui, veiller à créer une atmosphère qui évite de perpétuelles répétitions. C'est dans ce cadre que l'analyse mutuelle pourrait se justifier. L'analysant provoque dans l'analyste des émois que celui-ci peut avoir tendance à extérioriser à sa façon par des tentatives de sublimation, de réflexion, ou au contraire, dans la séance, par des agissements ou des attitudes envers ses patients. Il est donc important de prévenir chaque répétition d'éléments traumatiques et d'arriver ainsi à ce que Balint appelle un nouveau commencement ("the new beginning").

Ce livre est captivant dans la mesure où l'étude de ces deux figures importantes nous fait découvrir une bonne partie du déroulement de la pensée psychanalytique des dernières décennies. Dans ses conclusions, l'auteur débouche sur un certain nombre d'interrogations qui, tout en mettant la technique en question, renvoient à la théorie psychanalytique. On pourrait faire à l'auteur la critique d'aborder superficiellement les problèmes mais sans doute voulait-il se limiter à une introduction claire.

Ces questions sont autant d'alternatives entre lesquelles oscille le modèle psychanalytique et je ne peux résister à la tentation de les énumérer. Dans la cure psychanalytique, quel poids donner respectivement :

  • au prégénital et au génital,
  • au père et à la mère,
  • à l'objectaI et au narcissique,
  • à la métapsychologie individuelle et à la description du champ analytique, en termes interpersonnels ou intersubjectifs,
  • à l'analyste, observateur détaché, et à l'analyste participant (et à quel degré ?), au jeu et à la cure,
  • aux pulsions et à l'influence de l'entourage,
  • à un trauma unique et à une influence des relations à long terme ?

De l'importance accordée à l'un de ces deux termes dépendra l'élaboration théorique de chaque analyste qui se modifiera encore suivant les situations interpersonnelles dans lesquelles l'analyste se trouve engagé.

Finalement, l'espoir caressé par bon nombre d'analystes de créer une science "comme une autre" s'est avéré naïf. Nous en venons à penser que ce métadiscours qu'est la théorie psychanalytique doit être validé en référence constante à l'expérience, c'est-à-dire la pratique qui la fonde.

Dans les controverses que connaît la psychanalyse, c'est sa pratique qui est en question.