Thomas Mann et la psychanalyse

Delahaye, Baudouin

1984-04-01

Notes de lecture

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Le fascinant et suspect docteur Krokovski de la Montagne Magique (1921), ne résume certes pas le point de vue de Thomas Mann sur le freudisme. Et ce n'est pas non plus dans les Considérations d'un apolitique (1918), où Thomas Mann fustige la psychologie en la traitant de «galimatias dionysiaques», que l'on trouvera un point de vue nuancé. Il faudra attendre une série d'essais plus tardifs (Freud et la pensée moderne, 1929, Sur le mariage, Lessing, Freud et la pensée moderne, 1931, Freud et l'avenir, 1936) pour que s'établisse une véritable filiation entre S. Freud et Th. Mann. Cette filiation indirecte et ambiguë restera toujours une adoption un peu tardive puisque constamment, en se réclamant de Freud, Thomas Mann invoquera leur ancêtre spirituel commun, Schopenhauer. Quant à Freud, tout en marquant son admiration pour Th. Mann, il manifesta toujours une certaine méfiance pour l'engouement passionné et ambivalent de son nouvel adepte, parlant notamment à Lou Andreas-Salomé d'un «placage de psychanalyse».

La position prise par Thomas Mann, futur Prix Nobel, doit cependant se comprendre dans le climat polémique des idées de l'Allemagne de l'entre-deux-guerres, qui se reflète par ailleurs dans les correspondances d'un Schnitzler, des Zweig ou de Mann lui-même. Prendre parti pour Freud durant les années 30 en Allemagne, c'est prendre un engagement politique à l'égard de la barbarie naissante. Et c'est ainsi qu'en 1938, dans l'essai Frère Hitler, Th. Mann écrira :

«Comme cet homme (Hitler) doit haïr l'analyse ! Je soupçonne en secret que la fureur avec laquelle il marcha contre certaine capitale, s'adressait au fond au vieil analyste installé là-bas, son ennemi véritable et essentiel, le philosophe qui démasqua la névrose, le grand désillusionneur, celui qui sait à quoi s'en tenir et en sait long sur le génie» (Finck, p. 92) 1.

Jean Finck qui enseigne la littérature et la civilisation germanique à l'université de Liège, va rechercher dans les ouvrages majeurs de Mann, la tétralogie de Joseph et ses frères (1935-1948) et le Dr Faustus (1949), les traces du freudisme et l'usage bien particulier que Mann fait de la théorie psychanalytique. Il nous montre combien Th. Mann détourne une théorie scientifique de manière humoristique pour y démontrer ses propres thèses qui relèvent d'une pensée finaliste résolument optimiste. Thomas Mann fait en quelque sorte de la psychanalyse à l'envers :

«Il (Th. Mann) ne se contente pas de désarmer la psychanalyse en parodiant sa technique et en s'en servant pour mettre sens dessus dessous l'essentiel de la doctrine freudienne et réaffirmer – avec le sourire – un idéalisme que le freudisme n'a pas peu contribué à ébranler. Il relativise également les concepts fondamentaux sur lesquels repose tout l'édifice freudien. Vision d'humoriste, cela va s'en dire» (Finck, p.181).

Ce travail, issu d'une thèse de doctorat, souligne surtout l'apport de la psychanalyse à la littérature germanique et, en ce sens, est particulièrement enrichissant pour les germanistes. Son apport est d'un intérêt moindre pour les psychanalystes et les psychothérapeutes, n'étudiant guère les retombées de la pensée de Thomas Mann sur l'oeuvre de Freud. On peut regretter l'absence à l'heure actuelle, en dehors des travaux d'Assoun (cf. Réflexions critiques dans le n° 3 de la Revue Belge de Psychanalyse), d'un travail d'ensemble qui analyserait le mycélium de la pensée germanique d'où est issue la pensée de Freud.

Relevons aussi l'excellente introduction de J.M. Palmier sur Thomas Mann et l'irrationnel qui traite la fascination qu'exerce sur Thomas Mann le phénomène de la décadence et en particulier les thèmes de la souffrance, la perversion, la sexualité, la maladie et la mort.

1 A noter le contraste entre l’attitude de pointe de Thomas Mann et celle de nombre de psychanalystes allemands qui a fait l’objet d’un véritable déni jusqu’à tout récemment où le débat s’est enfin ouvert sous l’impulsion de Brainin et Kaminer (Brainin, E., Kaminer, I.J. (1982), Psychanalyse et national-socialisme, L’Ecrit du Temps, 1984, 6, 59-82).