Quel deuil pour l’enfant confronté à la mort brusque ou violente d’un parent ?

Vaneck, Léon

1994-04-01

Notes de lecture

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Une première version de ce travail a été présentée le 3.12.93 à la Société Belge de psychanalyse.

"J'ai le sentiment que ma vie a commencé le jour de leur mort, il ne me reste rien d'avant, d'eux, que ces images en noir et blanc".

Anny Duperey, "Le voile noir".

1. LE DEUIL CHEZ L'ENFANT. NOTES DE LECTURE

En réfléchissant aux perspectives théoriques concernant le deuil et la mort chez l'enfant, j'ai eu le plaisir de découvrir deux ouvrages tout à fait récents : "Le deuil", une monographie de la Revue Française de Psychanalyse et un livre de M. Hanus "Les deuils dans la vie. Deuils et séparations chez l'adulte et chez l'enfant".

J'ai pensé que le lecteur profiterait avantageusement de Notes de lecture relatives à ces deux ouvrages en guide de références théoriques à mes illustrations cliniques. Dans mes recherches antérieures sur ce thème, j'avais relu avec intérêt un article de D. Gourdon-Hanus, M. Hanus et R. Jassaud : "Le deuil chez l'enfant" paru en 1980 dans "La psychiatrie de l'enfant", volume 23, Fascicule 1. C'est avec un intérêt renouvelé que j'ai pris connaissance de ces deux tout récents travaux sur le deuil, travaux où les contributions de M. Hanus sont évidemment tout à fait centrales.

A. "Le deuil". Monographie de la Revue Française de psychanalyse sous la direction de N. Amar, C. Couvreur et M. Hanus, publié au PUF, Paris, en mai 94.

Cette Monographie suit un fil rouge clairement souhaité par les directeurs et les auteurs : "Les différentes contributions, – qu'elles traitent du deuil de l'enfant ou de l'adulte, du deuil normal ou des deuils pathologiques, du travail du deuil inhérent à tout processus évolutif, à toutes les époques de la vie, comme dans l'analyse – ont en effet cherché à rester dans le fil droit de l'exigence métapsychologique freudienne".

M. Hanus propose une réflexion générale sur le travail de deuil à partir des premiers travaux sur le sujet (S. Freud, K. Abraham, M. Klein) ; sa réflexion est clinique et métapsychologique, il reprend notamment les notions de douleur, de régressions dans le deuil et, bien évidemment, de la perspective narcissique de toute perte objectale, comme le rappelle pertinemment N. Minazio dans ses travaux relatifs aux entraves traumatiques au travail de deuil. Les propos de M. Hanus sont largement développés par ailleurs dans son livre que je commenterai par après.

Tous les articles de cette Monographie sont fort intéressants mais néanmoins j'ai choisi ici de privilégier ceux qui concernent plus particulièrement les enfants, objets de ma partie clinique.

Dans un article inédit en français "Un cas de psychiatrie infantile illustrant une réaction en après-coup à la perte", D.W. Winnicott engage un très touchant dialogue avec Patrick, dont le père se noya le jour de son onzième anniversaire ! Dix entretiens avec le garçon et quatre avec sa mère, suivis de conversations téléphoniques pendant quatre années, illustrent, nous dit Winnicott dès sa première phrase, la fonction du psychanalyste en psychiatrie de l'enfant. Il nous démontre très subtilement, comme à son habitude, comment et pourquoi le garçon a réagi après coup à cette tragédie, étant déjà malade au moment du drame : une période dangereuse de séparation d'avec sa mère vers un an et demi. C'est donc toute l'importance du fonctionnement mental antérieur au décès et au deuil que Winnicott veut souligner à travers ce très bel exemple clinique.

Un deuxième travail consacré aux problèmes de deuil chez l'enfant est présenté par S. Lebovici. Il s'interroge notamment sur ce que représente pour un enfant la disparition d'un proche parent et les conséquences pour son développement ultérieur. Il se demande par ailleurs quand la mort peut apparaître comme ayant sa dimension propre, l'enfant vivant bien évidemment dans un environnement et des relations interactives précoces dont on connaît l'importance fondamentale tant pour l'intra- que pour l'intersubjectivité. Il pense aussi qu'un travail de deuil est possible chez l'enfant, même jeune, tout en s'interrogeant sur ce qui peut l'entraver et en insistant sur le rôle déterminant d'un travail thérapeutique "pour servir de barrière de protection entre l'adulte endeuillé et l'enfant, et permettre à ce dernier d'élaborer sa culpabilité".

S. Lebovici étudie aussi certains cas de figure particuliers et notamment le deuil après le suicide d'un parent ainsi que le travail de deuil des enfants après la mort violente d'un parent ; j'ai beaucoup apprécié ces approches particulières qui rejoignent tout à fait mes propres réflexions dans ce domaine particulièrement dramatique de psychiatrie infantile. J'y reviendrai bien évidemment à travers mes illustrations cliniques.

Je voudrais aussi évoquer brièvement la contribution de J. Begoin à cette belle Monographie : "La problématique du deuil et le métabolisme de la souffrance psychique". Il étudie les facteurs qui doivent permettre l'accès au deuil de l'objet en se référant notamment à une notion déjà développée dans des travaux antérieurs, à savoir la qualité de la mutualité entre la mère et le bébé pour questionner le devenir des angoisses de séparation.

Je suis injuste à l'égard des contributions de J. Cournut "Deuil et sentiment de culpabilité", de G. Bayle "Métapsychologie et devenir des deuils pathologiques", de J. Lubtchansky "Travail du deuil, douloureuse souffrance", de P. Denis "Nostalgie entre deuil et dépression" et de D. Widlocher "Deuil fini et deuil sans fin. A propos des effets de l'interprétation" ; j'invite le lecteur à dépasser mon choix ! Enfin, je me plais à souligner la richesse de la bibliographie qui clôture cette très stimulante Monographie.

B. "Les deuils dans la vie. Deuils et séparation chez l'adulte et chez l'enfant" de M. Hanus, paru en mars 1994 aux Editions Maloine à Paris.

L'éditeur nous rappelle que l'auteur est membre de la Société psychanalytique de Paris, président de la Société de thanatologie et qu'il travaille depuis de nombreuses années sur les différents aspects théoriques du travail de deuil ; de plus, il anime des cycles de formation pour les professionnels sur ce sujet et ses implications pratiques au niveau de la santé publique, en particulier chez les enfants endeuillés.

Après avoir étudié le "Deuil et séparation chez les primates", les "Apports de l'ethnographie à la compréhension du deuil" et "Deuil et attachement à l'objet" (références à Bowlby), l'auteur analyse et approfondit le travail du deuil, sa clinique, son élaboration psychique, sa psychopathologie, ses complications psychiatriques et somatiques, en autant de chapitres fort pertinents. Les deux derniers chapitres sont d'une part une "Conclusion : de l'aptitude au deuil narcissique" et d'autre part : "Prise en charge des endeuillés en difficultés" et ils précèdent, ici aussi, une très riche bibliographie.

Dans le cadre de mon travail, j'ai également choisi de commenter surtout le chapitre neuf de M. Hanus consacré au deuil chez l'enfant. "Mais que penser du deuil chez l'enfant ?" nous demande-t-il dès son premier paragraphe. Il rappelle les différentes hypothèses dont il parlait déjà dans son travail collectif de 1980 mentionné au début de cet article : "la première hypothèse est que l'enfant fait son deuil de la même manière que l'adulte" ; "or trop de faits contredisent cette hypothèse adultomorphe ; il a été souvent constaté que l'enfant semble ne pas faire de deuil…". Ces premières réflexions le conduisent à la constatation suivante : "Nous voici donc en présence d'une part d'une hypothèse qui n'est pas toujours démentie par les faits : l'enfant en deuil comme l'adulte et, d'autre part, un ensemble d'observations qui la contredisent : l'enfant comme sans deuil. C'est dans l'espace de cette apparente contradiction que va se situer notre réflexion".

A partir de trois histoires cliniques de jeunes enfants qui réagissent apparemment différemment à la perte de leur mère, M. Hanus étudie le déroulement du deuil chez l'enfant, non sans repréciser les réflexions sur la séparation et le deuil d'auteurs aussi connus que S. Freud, A. Freud, J. Bowlby, R. Spitz, J. Robertson et D.W. Winnicott, ce dernier concernant le cas de Patrick publié dans la Monographie évoqué ci-dessus.

A ce propos, M. Hanus se plaît à souligner que D.W. Winnicott est un des rares auteurs à mettre l'accent sur tout ce qui préexistait à la perte, c'est-à-dire sur la nature, la richesse ou la pauvreté de la relation antérieure enfant-parents et sur ses distorsions éventuelles.

S'il existe bien une parenté clinique des comportements de deuil chez l'enfant et l'adulte, nous constatons, poursuit l'auteur, que les processus psychiques sous-jacents, pour être communs, ne sont nullement identiques. Il pense en outre que l'ancienne querelle entre les tenants des deux hypothèses "s'est maintenant éteinte au profit d'une conception analogue : le travail de deuil chez l'enfant ressemble à celui de l'adulte mais en diffère en ce sens qu'il est plus progressif, cheminant parallèlement à l'évolution de ses acquisitions intellectuelles, affectives et cognitives".

Parmi ces acquisitions intellectuelles, M. Hanus étudie ensuite la formation de l'idée de la mort chez l'enfant, en insistant d'emblée qu'il n'est pas nécessaire d'avoir une conception complète et correcte de la mort pour faire un deuil. La formation de l'idée de la mort chez l'enfant est progressive ; pendant longtemps, dit-il, l'enfant se tient entre la vérité et l'erreur, allant de la méconnaissance à la connaissance. Je me permets de rappeler ici que, déjà en 1912, H. Hugh Helmuth s'interrogeait sur le concept de mort chez l'enfant ; il est en effet évident que l'idée que l'enfant se fait de la mort influe sur l'élaboration de son deuil.

M. Hanus détaille ensuite les résultats de plusieurs travaux fort intéressants sur le thème de la genèse de la notion de la mort chez l'enfant, avant d'en arriver à ses idées conclusives : d'abord l'enfant distingue la mort du sommeil, puis il acquiert la notion d'insensibilité, ensuite celles d'irréversibilité, d'universalité et du devenir. Mais, poursuit-il, si l'âge semble être un repère jalonnant graduellement cette progression, elle peut être sensible aux influences d'un développement affectif perturbé tant individuel que dans le registre des échanges verbaux de la famille sur le sujet, deux paramètres primordiaux dans l'acquisition intellectuelle de ces notions. Enfin, il est évident pour l'auteur qu'il faut prendre en compte l'impact d'un deuil important pour l'enfant avant l'âge où la conceptualisation de la mort a atteint sa maturité.

Dans le paragraphe suivant, M. Hanus étudie les complications de deuil chez l'enfant, dans les suites immédiates du deuil d'une part et à distance d'autre part, en s'appuyant sur différents travaux et des considérations personnelles que je ne peux résumer ici mais qui donnent beaucoup à réfléchir aux praticiens de psychiatrie infantile ; j'y reviendrai bien évidemment à propos de mes vignettes cliniques.

Enfin, l'auteur termine ce très intéressant chapitre en reprenant un travail personnel antérieur sur l'aptitude du deuil chez l'enfant.

Ces deux ouvrages constituent à mon sens de remarquables contributions aux problèmes très complexes de la mort et du deuil, tant chez l'adulte que chez l'enfant, même si j'ai privilégié les articles et chapitres consacrés aux enfants. J'espère que le lecteur pardonnera ce choix, motivé essentiellement par le souci d'articuler ces notes de lecture à mes illustrations cliniques essentiellement "enfants".

II. VIGNETTES CLINIQUES

Son père s'est suicidé il y a quelques semaines, François a 3 ans 1/2. Son père est mort récemment d'hémorragie cérébrale, Michel a 8 ans.

Son père est mort subitement de rupture d'anévrysme, Julien a 2 ans 1/2. Leurs trois mères consultent explicitement pour réfléchir aux modalités d'explication et d'attitudes centrées sur le décès du père…

Son père est mort dans un accident de moto il y a plusieurs années ; Bénédicte avait 18 mois.

Sa mère consulte pour échec scolaire et difficultés relationnelles. Rien n'a été explicité quant au décès du père.

Son père est mort assez rapidement de silicose quand elle avait 4 ans ; Claire vient en analyse pour malaise existentiel global.

Sa mère ne lui a jamais parlé des circonstances du décès de son père. Encore actuellement, le silence maternel est total pour ce qui concerne l'histoire paternelle.

Sa mère était alcoolique et s'est tuée avec un revolver il y a un an ; Françoise avait 10 ans.

Son père et sa belle-mère consultent pour échec scolaire et difficultés comportementales ; la mort de la mère a été "expliquée très crûment.

Sa mère s'est suicidée quand elle avait 8 ans et son père quand elle avait 15 ans ; Stéphanie a 16 ans.

Sa tante consulte parce qu'elle ne sait plus à quel saint se vouer avec Stéphanie. Stéphanie connaît la double réalité.

Son père a été assassiné il y a quelques mois ; Charlotte a 3 ans.

La mère consulte parce qu'elle est complètement débordée par sa fille et en elle-même. Elle n'a encore explicitement parlé de rien à Charlotte.

Ce sont certaines des plus dramatiques histoires cliniques auxquelles j'ai été confronté ces derniers temps ; elles ont peu à peu amorcé ma réflexion sur ce thème de deuil pour l'enfant confronté à la mort brusque ou violente d'un proche. En effet, comme le dit D. Houzel : "La mort d'un proche ou la perspective prochaine de sa mort constitue l'une des principales circonstances où la souffrance dépressive s'exacerbe et devient difficile, voire impossible à élaborer".

Tous les auteurs qui se sont penchés sur les possibilités de travail du deuil chez l'enfant ont insisté sur la manière dont les autres membres de la famille et notamment le parent survivant y réagissent et peuvent malgré leur propre souffrance, aider un tant soit peu l'enfant. Le rôle du discours de l'environnement est donc tout à fait fondamental, parmi, bien évidement, les autres facteurs et autres bonnes conditions favorisant l'aptitude au deuil chez l'enfant.

Pour présenter mes vignettes cliniques mais aussi pour tenter de comprendre au mieux les enfants endeuillés dans ma pratique pédopsychiatrique, j'ai pensé intéressant de les différencier notamment à partir de ce qui se dit ou pas ou mal à propos du défunt. En effet, en regardant de plus près le "matériel" de ces différentes histoires cliniques, il me semble que je peux évoquer des perspectives cliniques relativement différentes ; j'ai choisi de les classer en trois catégories : "Le dit", "Le non-dit", "Le dit inadéquat".

A. Certains enfants présentent, au moment du décès brutal d'un parent, une structure psychique relativement bien organisée, de type prénévrotique ou même névrotico-normal, si j'en juge à travers mes impressions cliniques et l'analyse de l'histoire évolutive de l'enfant avant le traumatisme.

Ce n'est sans doute pas par hasard si ces enfants ont évolué dans un contexte familial lui aussi relativement adéquat avant le décès. Ce n'est pas un hasard non plus si le parent survivant, quoique très affecté par le décès de son conjoint, semble présenter un travail de deuil, certes très douloureux, voire à connotation dépressive non négligeable, mais avec un double souci :

– d'y réfléchir et de se faire aider (plusieurs mères sont en traitement, soutien ou psychothérapie personnelle).

– de tenter au mieux d'individualiser leur vécu personnel d'avec le vécu de l'enfant, auquel est reconnu le droit de vivre sa propre souffrance sur un mode pas très symbiotique.

Ces enfants ont "bénéficié", si j'ose me permettre l'expression, d'un climat de vérité et d'authenticité par rapport au décès du parent. Je parlerais volontiers d'un "dit" élaboratif, en tout cas potentiellement.

Enfin, je dois constater du point de vue des pulsions épistémophiliques, que ce sont ces enfants qui sont le moins perturbés sur ce plan ; ceux qui vont déjà à l'école ont un rendement scolaire qui n'est pas trop affecté par les conséquences des pénibles événements.

B. D'autres enfants sont confrontés au contraire à un "Non-dit" massif et sans nuance, avec tout ce que nous pouvons imaginer de ce que cette politique peut avoir représenté au niveau du parent survivant et de son propre deuil.

Il me semble que c'est ici que nous rencontrons de grandes inhibitions intellectuelles, si ce ne sont pas des troubles plus profonds au niveau de l'organisation de la pensée…

Il n'est pas étonnant de savoir que dans ces cas de figure, le contexte familial global est loin d'être simple, pas nécessairement psychotique ou chaotique mais le pacte du silence y est souvent dominant.

C. Enfin, en contraste par rapport aux "Non-dits" d'une part, et aux "Dits élaboratifs" de la première catégorie d'autre part, je voudrais évoquer le "Dit inadéquat", quasi agi, peu élaboratif, factuel, opératoire… Il n'est pas trop difficile d'imaginer dans quelles structures familiales vivent ces enfants et quelles psychopathologies individuelles peu mentalisées caractérisent les adultes-parents…

A. PREMIERE CATEGORIE : "LE DIT"

Exemple n° 1 : François

François a 3 ans 1/2 lors du suicide de son père. Sa mère consulte, seule, quelques semaines après le suicide, sur le conseil de son psychiatre chez lequel elle est en traitement depuis bien avant le décès de son ex-mari pour difficultés de couple et problèmes personnels ; il faut savoir qu'une brève tentative de thérapie de couple ne s'est pas poursuivie. Le couple parental s'est donc séparé après des conflits relativement violents et plusieurs menaces de mort et de suicide proférées par le père. La mère a depuis peu un nouvel ami. Le milieu familial est intellectuel.

"Comment expliquer à François le décès de son père et comment réagir vis-à-vis de lui ?", tel est le motif principal de la consultation. Je rappelle que la mère poursuit sa propre psychothérapie, et qu'elle est actuellement confrontée à une grande culpabilité engendrée par les propos de sa propre famille, tant les parents que la fratrie…

Il faut savoir que depuis toujours les parents de François lui ont beaucoup parlé et ont beaucoup dialogué avec lui.

Dès lors, la maman a tout de suite annoncé la mort de son père à François, en lui parlant d'accident, préférant ne pas évoquer le suicide. François a d'emblée demandé si son père était mort, s'il allait revenir, ("est-ce que je pourrai encore lui faire un bisou ?"), si c'est un chasseur qui l'avait tué, s'il est mort parce qu'ils se disputaient… Quand la maman a évoqué "au ciel", François a répliqué "en avion ?"…II a aussi demandé si c'était son bon-papa qui allait devenir son papa parce qu'il n'en avait plus ; il veut un Monsieur à la maison pour jouer à la balle, allusion sans doute aussi à l'ami de la mère… Il importe de remarquer que la mère n'évoque aucune symptomatologie clinique ni dans la lignée dépressive, ni dans la lignée d'une quelconque angoisse.

La mère s'interroge bien évidemment sur le devenir de sa nouvelle relation, mais je la ressens très attentive à François malgré son désarroi et sa culpabilité. Au décours de cet entretien, je la conforte bien naturellement dans ses démarches affectives à propos de François, dans son souci de le maintenir dans un même cadre de vie tant du côté de l'école que des relations familiales, s'appuyant bien entendu sur la certitude qu'elle m'a transmise selon laquelle elle poursuivait sa propre psychothérapie. Je me contente donc de lui proposer de pouvoir nous revoir dans quelque temps, à sa demande.

Quatre mois plus tard, la mère revient, toujours seule. Elle m'explique que François évoque de moins en moins son père, il a demandé d'appeler son beau-père "papa" ; il développe vis-à-vis de lui beaucoup de jeux de rivalité. L'institutrice et des amis de la mère le trouvent même mieux que du vivant de son père (je rappelle l'ambiance assez conflictuelle avant la séparation des parents) et les grands-parents maternels le voient aussi évoluer assez positivement…

La mère est contente de l'évolution de son fils ; sa seule inquiétude : "et si quelqu'un parlait des circonstances du suicide de son père ?". Question qui bien évidemment m'interpelle, mais je reste évasif : "il sera encore temps de voir…".

En bref, je veux surtout souligner ici comment ce petit garçon de 3 ans 1/2 a posé beaucoup de questions et a reçu des réponses adéquates de sa mère malgré un certain poids culpabilisant de la famille élargie. Son bon développement psychique antérieur, malgré les conflits du couple, semble lui permettre de pouvoir métaboliser la perte brusque de son père, bien aidé en cela par sa maman et son entourage élargi. Mon rôle est resté essentiellement un rôle d'accompagnement.

B. DEUXIEME CATEGORIE : "LE NON DIT"

Exemple n° 2 : Bénédicte

Bénédicte, 10 ans, m'est adressée par le PMS de son école pour échec scolaire en 3ème, importante dyslexie dysorthographie déjà traitée par logopède en 1ère, une inhibition de plus en plus marquée tant sur le plan intellectuel que sur le plan affectif et relationnel, des difficultés interpersonnelles avec son entourage familial. L'entrée en 1ère primaire avait été retardée d'un an pour "immaturité", En outre, sur le plan affectif, Bénédicte est fort triste, elle pleure fréquemment, elle manifeste d'importants indices d'angoisse de séparation et d'abandon ; notons enfin une énurésie nocturne quasi quotidienne. J'apprendrai aussi qu'il existe des difficultés relationnelles avec le beau-père ainsi qu'au niveau du couple mère-beau-père.

A travers mes différents entretiens mère-fille et Bénédicte seule, je vais pouvoir dégager toute une histoire individuelle et familiale qui n'était pas du tout évoquée au niveau des motifs de la consultation. En effet, je vais apprendre que le père est décédé d'un accident de circulation quand Bénédicte avait environ 1 1/2 an, après quoi elle a été placée quelques jours en famille sans vivre le contexte du deuil ; elle a été ensuite placée en nourrice en raison du travail de la mère. La mère pourra me dire que lors du retour dans sa famille après les funérailles du père, Bénédicte était comme perdue à la maison comme si elle cherchait son père. Mais aucune explicitation ni information n'a été donnée à Bénédicte alors que par contre son frère de 5 ans plus âgé a tout à fait été normalement informé. La mère ne parvient pas à bien comprendre pourquoi elle est restée très réservée vis-à-vis de Bénédicte ; elle ne se sentait sans doute pas le courage, dit-elle, d'apprendre une si mauvaise nouvelle à un si jeune enfant. Certes, Bénédicte a vu son frère pleurer et peut-être se doutait-elle. De même, la mère peut imaginer que la cousine de Bénédicte, quelques années plus âgée qu'elle, qui avait elle-même perdu son père dans le même accident, a sans doute dévoilé toute cette question de la mort de son père à Bénédicte. Mais en tout cas, le pacte du silence a été solidement respecté tant du côté de la mère que du côté des grands-parents, tant maternels (peu impliqués) que paternels. La mère évoque à ce propos une longue histoire très complexe de sa propre relation avec sa propre mère et de nombreux beaux-pères successifs… Il est intéressant de souligner aussi, toujours dans ce pacte du silence, que le beau-père n'aurait sans doute jamais abordé la question avec Bénédicte.

Je ne veux pas être réductionniste, mais il me semble assez clair, dans cette pénible histoire de Bénédicte, que l'on peut imaginer un fil rouge vraisemblable entre sa dramatique histoire tournant autour de la mort de son père et un parcours scolaire progressivement et à bas bruit contaminé par la dyslexie dysorthographie et surtout une véritable inhibition intellectuelle croissante, une inhibition affective, un manque de curiosité et de désir d'apprendre, voire même certains troubles d'organisation de la pensée.

Il est évident que j'ai tenté de discuter avec la maman l'ensemble et l'ampleur de la psychopathologie de Bénédicte, non sans insister sur l'importance de redonner progressivement place au père.

La mère a envisagé la perspective d'un travail personnel et en couple et nous nous sommes mis d'accord sur l'éventualité d'une psychothérapie individuelle pour Bénédicte, lorsqu'elle l'acceptera plus personnellement ; entretemps je garde contact avec elle à travers des entretiens espacés pour la sensibiliser à sa souffrance intrapsychique et aux perspectives psychothérapeutiques. Une certaine amélioration scolaire se fait jour et la symptomatologie anxieuse dépressive est actuellement légèrement atténuée. Mais l'indication de psychothérapie psychanalytique reste clairement posée.

Exemple n° 3 : CLAIRE

Claire est une adulte d'une trentaine d'années qui fait une demande d'analyse en fonction de différentes difficultés dans le registre sexuel, dans le registre de sa féminité, dans ses activités professionnelles, ainsi qu'un malaise plus existentiel "mal dans sa peau"… Pour le point qui me concerne, il faut signaler que son père est décédé relativement brusquement d'une silicose alors qu'elle avait environ 4 ans ; elle n'a pratiquement aucun élément de souvenir personnel de la période précédant le décès de son père ; le pacte de silence est tout à fait impressionnant : la mère ne supporte absolument pas et encore actuellement que l'on parle du père, tandis que la soeur aînée de la patiente, quatre ans plus âgée, ne semble jamais avoir accepté non plus de parler de leur père entre elles.

Un cercle vicieux s'installe donc très précocement, Claire ayant rapidement compris qu'elle n'avait pas à poser de questions ou qu'en tout cas ses questions resteraient sans réponse, ce qui les a progressivement estompées et fait disparaître. D'autre part, comme c'était prévisible, Claire a été très prise dans un deuil à mon sens très pathologique de la mère ; il faut savoir qu'encore actuellement cette dernière est toujours de noir vêtue. Un autre problème préoccupant pour Claire c'est de constater que son grand-père maternel est mort quand sa mère avait 4 ans, que son propre père est mort quand elle avait elle-même 4 ans, qu'elle quitte son mari quand sa fille a4 ans ! ! Curieuse répétition qui la hante beaucoup.

Sur le plan des pulsions épistémophiliques, il faut savoir que Claire, femme à l'évidence intelligente, a fait une très pénible scolarité, se contentant d'un diplôme d'humanités, sans grande motivation ni investissement au décours de ses études secondaires, après lesquelles elle a tout de suite essayé de trouver du travail dans le secteur psycho-social.

C. TROISIEME CATEGORIE : "LE DIT INADEQUAT OU CHAOTIQUE"

Exemple n° 4 : FRANCOISE

Quand Françoise m'est adressée par son médecin traitant pour échec scolaire en 5ème primaire, j'apprends par le père et la belle-mère que la mère de Françoise s'est suicidée il y a environ 18 mois par arme à feu ; elle était alcoolique et dépressive… Françoise a entendu le coup de feu et quand son père lui a annoncé brusquement le drame, elle a hurlé. Elle a ensuite vécu chez ses grands-parents maternels avec son frère et son père pendant quelques mois, jusqu'au moment où le père s'est remis en ménage avec l'ex-épouse de son frère, ce qui a entraîné de graves tensions familiales, une dysqualification du père et de la belle-mère par les grands-parents maternels et une idéalisation très massive de la mère de la part de ses propres parents. Selon le père, la mère aurait commencé à boire avant la grossesse de Françoise, elle a peu investi le bébé, laissant ce rôle à sa mère, et se consacrant à son chien ; il semble que les grands-parents aient fait preuve d'une grande complicité à l'égard de leur fille. Un deuxième enfant est néanmoins né du couple, il a 3 ans et présente un syndrome alcoolo foetal. De plus, toujours selon le père, il n'est pas exclu que le grand-père maternel soit pédophile et ait manifesté des manoeuvres incestueuses à l'égard de sa fille, selon ce que cette dernière aurait avoué à son mari assez récemment. Françoise ne serait pas informée mais elle fréquente régulièrement ses grands-parents maternels.

J'apprendrai aussi que Françoise, après un an de silence consécutif au suicide de sa mère, dira à son père qu'elle a tué sa mère ; elle fait sans doute allusion aux nombreux achats d'alcool à l'épicerie du quartier qu'elle a effectués en secret pour le compte de sa mère ; de plus, Françoise a avoué à son père que quelques jours avant la mort de sa mère, elle aurait découvert une cachette, réserve de nombreuses bouteilles d'alcool.

Outre l'échec scolaire, la consultation va révéler d'autres problèmes : Françoise est très renfermée et peu communicative, elle n'ose jamais poser de question ni à l'école ni en famille, elle est par ailleurs très angoissée et ferait de nombreux cauchemars autour du thème de la mort de sa mère.

En entretiens individuels, lorsque j'évoque sa mère, Françoise va me dire qu'elle ne s'est pas aperçue pendant longtemps que celle-ci buvait. Elle avait toutefois le sentiment que sa mère les délaissait, son frère et elle. Quand la mère s'est suicidée, Françoise a cru, en entendant le coup de feu, qu'elle "rêvait". Elle y pense encore beaucoup la nuit, n'arrive pas à croire ce que sa mère a fait. Elle va aussi me parler de sa culpabilité à ne pas avoir pu l'empêcher quand elle a découvert sa cachette et que sa mère l'envoyait souvent acheter de l'alcool sans rien lui expliquer. Elle ressent un important conflit entre ses grands-parents maternels d'une part, son père et sa belle-mère, qui est aussi sa tante, d'autre part. Elle me parlera aussi de ses grands-parents paternels, avec lesquels elle a des contacts positifs ; il s'agit toutefois d'une belle grand-mère dans la mesure, me dit-elle, où la vraie mère de son père serait morte à l'accouchement.

A un autre moment des entretiens, Françoise va me dire qu'elle a très peur de rester dans la maison actuelle où sa mère est décédée ; j'apprendrai d'ailleurs dans un entretien ultérieur qu'après le déménagement, elle a appris que les nouveaux propriétaires de la maison étaient devenus fort angoissés dans cette maison et elle me commente : "II y a quelque chose dans la maison, les successeurs ont des ennuis…". Sans commentaire…

Bref, malgré son inhibition, Françoise est collaborante et peut beaucoup parler de sa mère et de tout le contexte familial, de sa culpabilité et de son désarroi ; ses difficultés à faire son deuil sont évidentes et certainement pas facilitées par un tel contexte familial. En effet, une partie d'elle sait que la mort de sa mère est irréversible, mais une partie ne parvient pas à y croire. La famille, qui lui parle de façon inadéquate, voire chaotique, perturbe sans doute beaucoup plus Françoise qu'elle ne l'aide…

Enfin, comment ne pas évoquer ici l'atteinte importante des pulsions épistémophiliques : inhibition, chute de rendement scolaire, grande passivité et peu d'initiative en classe, avec seulement 40% en "éveil", me confirment ses enseignants ; aucun intérêt ni curiosité pour rien, renchérit le père…

J'ai préconisé un suivi familial et individuel, qui fut très irrégulier. Le père et la belle-mère auraient entretemps consulté un thérapeute de couple parce qu'ils pensaient se séparer ! Mais Françoise ? J'aurais volontiers proposé une psychothérapie psychanalytique, mais le contexte familial m'a incité à la prudence ; j'ai donc d'abord préconisé des entretiens espacés qui se sont malheureusement terminés après trois ou quatre entrevues en une année…

Exemple n° 5 : STEPHANIE

Stéphanie, 16 ans, m'est amenée par une tante maternelle, pour échec scolaire total (elle doit doubler sa 4ème rénové) ainsi que pour graves difficultés comportementales et relationnelles dans son milieu familial substitutif.

Son histoire est dramatique. Cadette de trois enfants, Stéphanie va perdre sa mère par suicide lorsqu'elle a 8 ans ; cette dernière était dépressive depuis plusieurs années. Son père va se suicider à son tour, il y a environ un an…

La tante, qui va l'accueillir, n'ayant plus aucun contact avec la famille depuis la mort de la mère de Stéphanie, retrouve donc une adolescente qu'elle ne connaît pratiquement pas (la réciproque est vraie). Elle ignore les détails des circonstances des deux suicides et ne sait absolument pas ce qui a été communiqué à Stéphanie et comment. Stéphanie, elle, semble connaître les faits, mais elle ne livre aucun indice affectif et refuse toute évocation directe ou indirecte de ses parents. Elle dira quand même un jour à sa tante que, la veille du suicide de son père, elle lui aurait demandé de pouvoir aller dans une famille d'accueil parce qu'il était méchant… mais sans faire aucun commentaire ni exprimer aucun affect.

Derrière sa carapace défensive, je la ressens très déprimée mais très peu capable de s'exprimer. Elle a d'ailleurs accepté un travail psychothérapeutique à un rythme d'une fois par semaine, pendant quelques mois, car un déménagement est prévu pour les vacances prochaines.

J'apprendrai très peu de choses de Stéphanie, de son histoire passée ; elle n'aurait aucun souvenir de la période précédant le suicide de sa mère ; d'ailleurs, elle ne veut pas vivre avec le passé, seul l'avenir l'intéresse, et encore…

Nous essayerons néanmoins de travailler ses difficultés scolaires, son échec, son manque de motivation. Nous évoquerons les perspectives relationnelles (sa soeur, son frère, quelques copines, l'un ou l'autre garçon). Ce fût un travail ardu parce que Stéphanie s'engageait apparemment peu, tout en venant à toutes ses séances, me regardant fixement avec de grands yeux tristes ; c'est du moins ce que je ressentais à chaque rencontre. Je crois très profondément qu'elle n'aurait sans doute pas pu m'en dire plus.

Elle va quand même fort bien réussir son année scolaire, et me quitter à l'occasion du déménagement prévu. J'ose espérer qu'elle choisira de reprendre sa psychothérapie chez un collègue, psychothérapie à peine amorcée avec moi…

Peut-on concevoir un traumatisme plus horrible que la perte de ses deux parents, chacun par suicide ? Stéphanie en est sidérée, mortifiée, psychiquement paralysée. Elle ne veut rien savoir de son histoire, de leurs histoires… Et pourtant, elle a accepté notre petit et modeste projet de quelques mois de psychothérapie, elle a réussi son année scolaire ; seul l'avenir l'intéresse, m'a-t-elle dit… Je voudrais y croire.

III. REFLEXIONS ET HYPOTHESES

A travers ces histoires cliniques et d'autres, ces enfants endeuillés, souvent brusquement ou violemment, ont bien évidemment sollicité en moi toutes les fibres contre-identificatoires et émotionnelles que de tels désarrois suscitent.

Comme le rappelait E. Schmid Kitsitis à un récent colloque de la Société Européenne pour la Psychanalyse de l'enfant et de l'adolescent en septembre 1993, il y a l'importance de la fascination du traumatisme chez l'analyste, avec sidération contre-transférentielle des capacités de symbolisation. L'analyste a un travail identificatoire à faire et souvent il cherche à retrouver un trauma connu de lui pour sortir de l'inquiétante étrangeté, ayant très difficile à affronter ce qu'il vit et ce qu'il ressent.

J'ai personnellement tenté de "m'en sortir" par la lecture ou la relecture de plusieurs travaux centrés sur le deuil et/ou la mort chez l'enfant ; j'ai ensuite proposé d'en parler à une réunion de la Société Belge de Psychanalyse ; j'ai enfin éprouvé la nécessité d'écrire, non sans avoir eu l'opportunité et la grande chance de découvrir entretemps les deux ouvrages commentés ci-dessus en Notes de lecture.

J'ai pensé opportun de différencier mes impressions cliniques et mes réflexions en "Quasi certitudes", "Incertitudes et Interrogations" et "Drames et impasses".

1. Du côté des quasi-certitudes

Il me paraît incontestable que certains facteurs peuvent être considérés comme positifs et favorables, en tout cas à court et moyen termes, pour permettre une certaine élaboration du traumatisme dramatique que constitue la perte brusque ou violente d'un parent et une reprise évolutive honorable.

Je pense tout d'abord à l'importance pour l'enfant de la bonne structuration de son psychisme et de la spécificité d'un fonctionnement mental relativement bien organisé (ou en bonne voie de développement) avant et au moment du traumatisme. Je rejoins tout à fait S. Lebovici et M. Hanus et, a contrario, D.W. Winnicott dans son argumentation, quand il souligne le rôle déterminant des perturbations antérieures de son jeune patient Patrick dans les difficultés d'élaboration de son deuil. Les travaux du récent colloque de la Société Belge de Psychanalyse consacrés aux thèmes "Le traumatique" (publiés dans le numéro 25 de cette revue) nous rappellent ces références psychanalytiques avec beaucoup de pertinence et ils m'ont beaucoup stimulé dans la réélaboration écrite de ce travail.

Je pense aussi que le même principe de réflexion concerne tout autant le versant familial et les modalités de son fonctionnement avant le décès.

En effet, je me dois de souligner, comme facteur favorable au travail de deuil, la qualité des interrelations de l'enfant avec ses deux parents avant le décès ainsi que le relatif bon fonctionnement familial, dans un registre névrotique avec capacité d'autonomisation plutôt que dans le registre symbiotique ou dans un système trop gravement conflictuel. Importantes aussi sont les aptitudes psychiques du parent survivant avant et pendant les premiers temps du deuil ; il est clair qu'elles auront des incidences sur son propre travail de deuil, avec parfois appoint d'un travail psychothérapeutique individuel, mais il est tout aussi clair qu'elles auront des incidences fondamentales sur le dit et la vérité transmise à l'enfant. De plus, ces aptitudes sont plus que vraisemblablement à la base du souci de tel parent de faire aider leur enfant si nécessaire, soit en fonction directe du décès, soit dans une perspective plus large.

Revenons au "dit", le dit de l'enfant, le dit à l'enfant. Je partage bien évidemment l'opinion des différents auteurs quant à l'importance de la bonne circulation du "dit" dans la famille et notamment par le parent survivant.

A. Aberastury, dans son article : "La perception de la mort par les enfants" montre que l'incompréhension de l'adulte, son absence de réponse aux questions de l'enfant ou une réponse par mensonge provoquent bien des douleurs et sont à la source de bien des problèmes ; lorsque l'adulte ment, dit-elle, il croit protéger l'enfant de souffrance comme si en niant la douleur il l'annulait magiquement. Il confond la douleur de la situation elle-même avec l'explication de cette situation. Parler de cette mort n'est ni la créer ni l'augmenter ; au contraire, la vérité soulage l'enfant et l'aide à élaborer la perte. Par contre, la dissimulation et le mensonge des adultes rendent difficile le travail de deuil de l'enfant, dont le premier moment de l'élaboration est l'acceptation que quelqu'un puisse disparaître pour toujours ; quand cette acceptation de l'absence définitive de l'objet perdu se trouve entravée, la négation devient pathologique et peut conduire à des troubles graves. L'adulte qui dissimule la vérité à l'enfant contribue à cette négation et conjointement rend difficile le passage à d'autres phases d'élaboration du deuil.

A. Aberastury affirme clairement que l'enfant est disposé à connaître la vérité et la demande de différentes manières, mais c'est l'adulte qui la craint et qui évite de prononcer les mots parce que cela implique de donner libre cours à la mort par son fantasme inconscient.

Il semble aussi que l'un des problèmes les plus difficiles auxquels sont parfois confrontés les enfants est celui du contact avec la possible dépression des adultes par rapport au même deuil. Nous savons aussi que parfois l'excès de préoccupations de l'adulte qui traverse également un processus de deuil peut favoriser la victimisation de l'enfant ; l'enfant peut être le réceptacle de quelque chose que le parent survivant n'a pas les capacités psychiques de contenir et qu'il peut évacuer inconsciemment dans son enfant ; c'est souvent sa propre culpabilité et sa propre souffrance psychique, alors même que l'enfant aurait du pouvoir compter sur son propre parent pour accueillir sa propre souffrance. L'aide "convenable" (terme de S. Lebovici) que la famille peut offrir à l'enfant est donc indispensable au travail de deuil de l'enfant, dont notamment l'annonce prompte et non différée et les réponses à toutes les questions ouvertes ou dissimulées. Il importe aussi que les adultes favorisent et facilitent l'extériorisation du chagrin et le partagent.

2. Du côté des incertitudes et des interrogations

S'il est clair qu'un travail de deuil sera plus accessible à l'enfant dans de bonnes conditions de fonctionnement psychique individuel et de fonctionnement familial satisfaisant et dans un souci de dit et de vérité, des questions se posent néanmoins.

Je pense tout d'abord à l'âge de l'enfant au moment du décès traumatisant. Le problème reste entier, je crois, chez le tout jeune enfant entre la position dépressive et l'Oedipe ; que peut-il ressentir, comprendre et élaborer dans cette période si fondamentale de son développement psychique ? Chez l'adolescent, la situation est sans doute fort sensible en fonction notamment de ses remaniements psychiques et en particulier à travers toute la problématique identificatoire. Ne serait-ce pas l'enfant, en latence normale, qui serait le plus apte, vu la spécificité du renoncement latentiel aux désirs et objets oedipiens, à élaborer la perte ???

Si le "dit" par le parent survivant est capital, comment ne pas réévoquer encore l'importance de l'évolution du parent survivant et notamment par delà son propre travail de deuil, la reprise de son processus de vie et en particulier sa vie sentimentale ultérieure. Et comment l'enfant lui-même vivra-t-il l'évolution du parent survivant ? Je pense aussi que nous ne devons jamais être catégoriques quant aux effets d'après coup, à long terme en tout cas. Il n'est en effet pas possible de ne pas évoquer certains risques dépressifs, certains avatars des pulsions épistémophiliques et de l'organisation de la pensée, etc, mais soyons modestes : tellement d'autres facteurs peuvent intervenir.

Se pose aussi la question du type de décès. Cette question n'a cessé de me harceler au décours de mon travail clinique, tant en consultations qu'en thérapies, mais aussi pendant ce travail de réflexion. "Je comprends qu'il ait décidé de mourir, me dit Fabrice (dont je n'ai pas parlé dans mes vignettes cliniques) mais pourquoi en se pendant ??". Une "mort médicale" (AVC- rupture d'anévrysme…) ou une mort accidentelle, par exemple de roulage, n'est ni un suicide ni un assassinat, les enfants qui parviennent à en parler en consultation me confortent dans cette conviction. Et quelle forme de suicide ? Quelle forme d'assassinat ? Et "quel dit" pour ce qui concerne suicides et assassinats… ?

Je n'ai pas de réponse catégorique. De toute façon, le silence total quant au suicide ou au meurtre est très lourd. Comme le pense S. Lebovici, il est certain qu'un jour ou l'autre, pas trop éloigné, il sera nécessaire de prononcer le mot de suicide ou de meurtre : les chuchotements sont lourds de poids, le secret n'est pas possible. Mais jusqu'où aller et comment procéder, questions bien compliquées sans réponse catégorique. Je préconise surtout la vérité possible, pour reprendre un commentaire d'André Alsteens lors de mon exposé à la Société Belge de Psychanalyse en décembre 93. Et comment cela sera-t-il intégré plus tard quand l'enfant sera totalement "informé" ??

3. Du côté des impasses et des drames

J'espère avoir bien fait ressortir l'importance d'un "dit" adéquat à l'enfant. Que penser par contre de la politique du silence et du non dit ? Que penser du dit chaotique ?

Il est tout d'abord très intéressant, me semble-t-il, de se rendre compte que le pacte du silence peut s'établir dans des milieux qui, apparemment, ne paraissent pas nécessairement gravement pathologiques. Mais comme le demande M. Hanus : "Qui protège-t-on par le silence ?". Je serais plus réservé par contre au sujet des familles à dit "chaotique" qui me sont apparues bien souvent très démunies quant aux possibilités de symbolisation, de mentalisation et d'élaboration.

Du côté du non dit, je vois d'évidentes impasses. Plusieurs histoires cliniques me paraissent démontrer assez clairement le développement de conséquences assez graves dans le registre de troubles de la pulsion épistémophilique et de la pensée : inhibition intellectuelle, manques fondamentaux dans le fonctionnement mental ultérieur, aussi bien dans l'accès et le maintien au niveau oedipien que sur le plan d'ébranlements narcissiques souvent majeurs, risques de blocage de processus de subjectivité au niveau, notamment, de la transmission intergénérationnelle.

Les drames, je les ressens essentiellement du côté du "Dit chaotique".

Parmi d'autres facteurs, je pense essentiellement au cumul de la mort violente d'un parent survenant soit sur un chaos familial antérieur ou sur de graves psychopathologies individuelles. Ici, et malgré ce que j'ai dit antérieurement à propos du jeune âge et donc de la grande vulnérabilité des enfants plus jeunes, je me demanderais si le jeune âge, avec tout ce que ça implique de reprise évolutive ou de structuration à consolider, ne serait pas un facteur éventuellement plus favorable dans les tableaux les plus dramatiques. Je pense à Charlotte dont je n'ai pas développé l'histoire clinique ; consultant pour de graves difficultés comportementales à 3 ans, j'apprends que son père a été assassiné il y a plusieurs semaines alors que rien de précis ne lui a été expliqué. Malgré les aspects dramatiques de cette "perte", je me demande néanmoins si Charlotte ne dispose pas de plus de perspectives évolutives que Stéphanie (exemple n° 5) qui me paraît déjà très enfermée non seulement dans une armature défensive, mais surtout dans des troubles au niveau de la pensée et de la communication, et dont l'accessibilité thérapeutique reste très problématique. En tout cas, tant Charlotte malgré son jeune âge que Stéphanie l'adolescente aux deux parents suicidés, que Françoise (mère alcoolique et suicide par arme à feu) me confirment tout à fait dans l'idée que leur drame est fortement accentué par le cumul de la mort violente et brutale d'un, voire des deux parents et du chaos familial hautement pathologique ; le système familial était très perturbé avant le décès brutal et de graves psychopathologies individuelles semblaient assez flagrantes tant chez certains parents décédés (par exemple le père de Stéphanie avant son suicide) que chez certains parents survivants (par exemple la mère de Charlotte), quand ce ne sont pas les deux.

Déjà en 1975, dans leur article consacré aux enfants ayant assisté à la mort violente d'un parent, S. Lebovici, R. Diatkine et C. Dubois estimaient que de telles circonstances pèsent lourdement sur les modalités de développement ultérieur de ces enfants, constituant un grave handicap significatif de sentiments de culpabilité en particulier. Cela peut conduire, écrivaient-ils, à de véritables psychoses traumatiques.

Certes tous les enfants endeuillés ne sont pas "désintégrés" par de telles impasses ou drames chaotiques.

Néanmoins, j'estime tout à fait fondamental, devant tout enfant endeuillé, récemment ou moins récemment, de nous interroger sur les conséquences et complications immédiates et lointaines du "traumatisme" de la perte et sur les échecs de travail de deuil, tant il est vrai que la mort d'un proche constitue, comme le dit D. Houzel, l'une des principales circonstances où la souffrance dépressive s'exacerbe et devient difficile, voire impossible à élaborer.

Bibliographie

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Lebovici, S., Diatkine, R., Dubois, C. (1975). Réflexion à propos de quelques cas d'enfants ayant assisté à la mort violente d'un parent, in Psychiatrie de l'enfant, vol. 18, Fasc. 2, pp. 401-442.

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