Désir, douleur, pensée. Masochisme originaire et théorie psychanalytique

Chaumont Marie Pierre

01/09/2022

Désir, douleur, pensée. Masochisme originaire et théorie psychanalytique.

Marilia AISENSTEIN. Préface de Jean-Claude Rolland

Ithaque, Paris, 2020

Notes de lecture

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En ces temps d’accélération généralisée et d’attaque de la pensée, Marilia Aisenstein vient rappeler le bénéfice de la temporalité longue et de la capacité d’attente pour le développement de la pensée.

Dans la suite de son rapport présenté lors du CPLF en 2010 et intitulé «Les exigences de la représentation», elle développe ici son intérêt déjà ancien pour la conception freudienne du masochisme et plus précisément du masochisme érogène primaire, qui représente selon elle l’ombilic de la théorie psychanalytique et qui est «au principe même de l’activité psychique heureuse.»

 Solidement enracinée dans la pensée de maîtres comme Pierre Marty, Michel Fain, Benno Rosenberg et André Green, la théorisation de M.Aisenstein garde une ouverture et  une liberté qui lui permettent d’accueillir une clinique complexe qu’elle partage longuement ici avec tout l’investissement émotionnel d’une psychanalyste engagée. Elle recourt également à la littérature, traitée comme document clinique, qui confirme et nourrit la pertinence des prolongements contemporains  de l’œuvre freudienne.

 La lecture de cet ouvrage, d’apparence aisée, se révèle toutefois exigeante. Tout au long du texte, se déploie, en se complexifiant, l’articulation du thème du désir et de la pensée, au gré des développements personnels sur la douleur, le masochisme, le narcissisme, l’affect et le langage ….

En cela, il est difficile à résumer et je n’en retiendrai ici que quelques fils.

 Pour Marilia Aisenstein, la  conception freudienne du masochisme qui a été reprise et approfondie par Benno Rosenberg, en fait le gardien de la vie, le garant de la survie, qui permet de tenir, de résister et d’espérer. Cette conception met en lumière la notion fondamentale de l’intrication pulsionnelle ainsi que la validité du concept de pulsion de mort, dont une partie est détournée pour servir la libido contre ses propres attaques et donner naissance au Moi primaire.

En ce sens, le masochisme érogène primaire est bien «le vestige et le témoin d’une phase de formation où a lieu l’alliage des deux pulsions» qui soutiendra l’«extraordinaire robustesse du psychisme humain».

 M.Aisenstein soutient l’absolue originalité de «la théorie psychanalytique de la constitution du psychisme, fondée par un noyau masochique originaire, organisateur de la satisfaction hallucinatoire du désir et de la temporalité.»

 C’est cette théorie qui permet d’éclairer certaines dérives pulsionnelles comme les passages à l’acte pervers et les somatoses, pour lesquelles est proposée l’idée d’un inachèvement  ou d’une faillite du masochisme érogène primaire. Mais elle ouvre aussi à une meilleure compréhension d’énigmes comme celles de la douleur ou de la fatigue et de l’endurance féminines, un «masochisme au féminin»… distinct du masochisme féminin décrit par Freud.

 L’auteur nous fait reparcourir avec aisance le trajet de la naissance du désir jusqu’au travail de la pensée, trajet qui passe par la douleur du besoin. Celui-ci se transforme en désir lorsque l’enfant, qui s’est créé des images mnésiques des expériences de satisfaction, investit masochiquement l’attente. La structure du désir est donc d’essence masochique, il implique la mise en latence de toute action et pousse au déploiement du travail psychique. Et de citer plusieurs exemples littéraires de cet investissement de l’attente : La Princesse de Clèves, Anna Karenine, l’Odyssée, A la Recherche du temps perdu…

 D’une grande rigueur métapsychologique, M. Aisenstein s’attache aussi à différencier la pensée (étudiée par Bion) du fonctionnement psychique (décrit par Freud) et de la mentalisation (concept introduit par les psychanalystes de l’IPSO) qui concerne, elle, la capacité de l’appareil psychique à lier l’excitation pulsionnelle à des réseaux de représentations. «Les obstacles que rencontre la mentalisation sont en rapport avec certains échecs de la réalisation hallucinatoire du désir aux commencements de la vie psychique..»  La démentalisation serait une stratégie antitraumatique sous le signe de la survie, qui rend possibles les décharges à travers le soma, le comportement ou le passage à l’acte.

 Au cours d’un chapitre qui traite du narcissisme des petites différences à l’aide d’un exemple littéraire et d’un beau cas clinique, elle fait l’hypothèse d’un gradient économique entre le narcissisme et le masochisme, les faillites de l’un découlant de celles de l’autre.

Ailleurs, nous lisons ses réflexions cliniques  très actuelles sur la place de la perception inconsciente au cœur du lien transférentiel.

 Dans les deux derniers chapitres du livre, M.Aisenstein s’intéresse aux diverses modalités de destruction de la pensée, observables dans la clinique contemporaine comme dans les phénomènes de masse.

Un «négatif de la sublimation», pervertie et mortifère, repéré chez le héros du livre Les Bienveillantes, ou encore une soumission démentalisante à l’œuvre dans les massacres génocidaires comme celui qui eut lieu au Rwanda en 1994 sont bien les témoignages de l’incapacité pour l’être humain, dans certaines circonstances, à s’affirmer négativement dans une revendication identitaire essentielle. Est rappelé l’apport fondamental du texte freudien «La négation»: la négation, comme racine du Sujet, fait advenir le Je.

Au passage, est évoquée «l’insolite soumission à l’autorité psychanalytique», chez certains patients ou de jeunes analystes, auxquels elle propose que «l’intériorisation du modèle ne soit pas une soumission aux règles car cette dernière comporte toujours le risque de la non-pensée.»

 Penser est dangereux, penser est douloureux mais «penser c’est vivre, vivre et penser sont une seule et même chose».

 Je rejoins Jean-Claude Rolland qui l’affirme dans sa belle préface, «ce texte est une leçon de vie, l’écriture en montre tout ce que la littérature et la psychanalyse peuvent apporter aux hommes dans leur peine, leur morosité ou leur malheur; elle montre comment la douleur est une arme salvatrice quand le masochisme originaire la fait accéder au statut de plaisir.»

Marie-Pierre Chaumont.
Septembre 2022