News

“On ne déshabille pas quelqu’un qui est déjà nu”

20.03.2018

Lors d’un séminaire, alors que je tentais d’expliquer à un groupe d’étudiants en médecine la polysémie des mots et la richesse symbolique du langage, l’un d’entre eux visiblement effrayé me dit, me cria presque: « Mais, Madame, il existe quand même bien une langue où les mots veulent simplement dire ce qu’ils sont ! ».

Qu’avais-je déclenché? Pourquoi cet effroi? Et que voulait-il dire? Mes propos avaient-ils éveillé la terreur d’associations libres incontrôlables susceptibles d’émerger au détour d’un mot qui ne verrouillerait pas l’accès à l’inconscient (Lecoq, 2012), était-ce l’incapacité de se représenter l’existence d’un univers caché, latent au langage qui faisait craindre à cet étudiant d’être précipité dans un gouffre, un vide dissimulé derrière les signifiants, ou bien cet homme jeune, au fonctionnement sans doute opératoire, était-il accroché à la seule concrétude des mots, la seule qui ne risquerait pas d’induire en erreur, celle qui ne pourrait ni mentir ni trahir, celle qui réduit le préconscient à sa plus simple inexpression, celle qui dirait simplement ce qu’elle veut dire: un chat est un chat et surtout rien de plus….

Et moi qui voulais les emmener dans les profondeurs souterraines et l’épaisseur charnelle du verbe ! Quelle outrance de ma part!

J’ai souvent repensé à cet étudiant, qui me permettait en quelque sorte de mesurer l’intensité de l’angoisse liée au fonctionnement opératoire lorsque le sujet est subitement confronté à l’étrangeté ou à la dangerosité de l’univers psychique. Ainsi, il m’était arrivé de saisir cette même réaction d’effroi chez un jeune homme qui m’avait été envoyé par son médecin généraliste parce qu’il souffrait d’asthme et d’eczéma; lors de notre première rencontre, ce patient qui se demandait ce qu’il venait faire chez moi, me fit sur un mode opératoire un récit squelettique de sa vie et de ses journées et quand je risquai l’une ou l’autre question sollicitant un peu plus son vécu ou d’éventuels affects, je vis ce même regard effrayé, sidéré, accompagné de fins tremblements de tout son corps et une perplexité qui le laissait sans voix. Il pouvait me dire ce qu’il avait mangé le matin, ses faits et gestes de toute la journée mais cela s’arrêtait là. Une autre patiente eczémateuse également, qui travaillait dans ce qu’il est convenu d’appeler les sciences pures, venait d’apprendre de ses parents leur décision de divorcer; le couple parental allait mal de très longue date mais se maintenait au fil des ans et rien donc ne laissait supposer un changement; cette décision fut donc surprenante et de nature à pouvoir la déstabiliser. Là aussi j’essayais d’approcher, de nommer d’éventuels éprouvés de tristesse, de colère mais rien n’y fit; de façon plus froide et défensive que le patient précédent, celle-ci me répondait en précisant les futurs lieux d’habitation des parents, l’un à l’est et l’autre plus à l’ouest au sud de la France; je persistais dans ma tentative et j’eus droit alors aux horaires des trains qu’elle pourrait prendre pour aller leur rendre visite, en passant aussi par Reims où résidait sa soeur laquelle pourrait accueillir la mère à certains moments et le père à d’autres….bref ! La France se voyait quadrillée de circuits téléphoniques ou ferroviaires remplaçant économiquement et avantageusement à ce moment-là les circuits affectifs ingérables qui auraient pu la faire s’effondrer.

On comprend que dans de telles circonstances, dans de telles situations, le recours à la pulsion de mort qui éteint toutes formes de psychisation, l’accroissement de l’entropie qui accompagne le retour vers l’inorganique, la déliaison qui délibidinalise et éloigne affects et représentations, participent à soulager le patient et à court-circuiter une psychisation trop douloureuse ou simplement ingérable. La pulsion de mort travaille alors au service de la vie, de la survie mais à quel prix parfois, la psycho-somatisation pouvant être elle-même responsable de la mort du sujet!! Avec l’eczéma, le risque vital n’est pas engagé mais la maladie organique prend parfois des voies délétères et mortelles.

Mais au-delà de la dynamique pulsionnelle, qu’en est-il des interventions ou des interprétations de l’analyste dans ces moments-là ? Comment interpréter ou intervenir?

Comme l’a écrit Marty et al. en 1963, « nous stimulons activement le dialogue pour rejoindre le malade et le tirer de sa retraite et nous lui proposons des ‘thèmes de conversation’ »; il s’agit donc selon Marty d’un dialogue, d’un échange au niveau conscient durant lequel l’analyste commente, prête ses fantasmes, nomme les affects de son patient, converse. J’ai pu constater combien cela rendait vivant le lien qui sans cela risquait de sombrer dans l’ennui, le silence de mort, l’absence de libidinalisation dans le transfert. Parlant des névroses actuelles que Freud opposait aux psychonévroses de défense, Dominique Scarfone (20 ) développera l’idée que la psychonévrose est comme un habillage psychique recouvrant le noyau opaque de la névrose actuelle, reprenant en quelque sorte la métaphore de Freud de la perle sécrétée autour d’un grain de sable. J’aime beaucoup cette idée d’opacité ou de grain de sable qui illustre bien l’aridité, la nudité du discours opératoire qui n’offre aucune aspérité associative sur laquelle intervenir. Il n’y a pas ou peu d’étoffe, de vêtement, d’enveloppe; il n’y a guère de niveaux créant les enchevêtrements, les espaces, le jeu et le travail du rêve et du psychisme. Les affects sont comme gelés et les représentations non advenues. Il n’y a pas de perle, seulement le grain de sable. Comment concevoir une interprétation au sens freudien du dévoilement subversif de l’infantile dans de telles conditions? Comment tenter de libérer le refoulé quand il n’y a qu’une zone muette, inerte? Qu’y aurait t-il à dévoiler, dévêtir, déconstruire? On ne déshabille pas quelqu’un qui est déjà nu! Et puisque l’analyse consiste étymologiquement parlant en un mouvement de déliaison permettant secondairement une reliaison, on comprend que Freud ait dans un premier temps renoncé à prendre en considération les névroses actuelles de son champ d’investigation.

Comment intervenir donc, si le fonctionnement opératoire s’avère dominant? Il conviendra à mon sens, dans un premier temps d’éviter de donner prématurément trop de sens aux symptômes; il conviendra d’éviter aussi de vouloir remplir le vide représentatif, l’impensé et l’informel qui inondent le champ du transfert et du contre transfert. Il conviendra de garder, de retenir les interprétations classiques pour d’autres temps ou, comme on va le voir, pour des expressions plus psychisées de la vie du sujet. Difficile et nécessaire retenue et endurance!

Mais, justement, au delà de ce noyau opaque…

Malgré sa position qui consistait à ne traiter par la psychanalyse que les affections psychiques, malgré la séparation établie entre névrose actuelle et psychonévrose de défense, entre sexualité somatique et psychosexualité, cela n’empêchera pas Freud (1894, 1895) de considérer que « les deux processus sont extrêmement combinés dans des névroses mixtes de la même manière que les roches sont composées d’amas de minéraux (1916-1917) ». Il n’y aurait donc pas que de l’opacité! Les travaux post freudiens ne démentiront pas ce point de vue et on peut aujourd’hui considérer une coexistence synchronique chez un individu de zones peu psychisées voisinant des zones plus symbolisées. C’est le cas notamment chez bon nombre d’États-limites ou, suivant une autre terminologie, chez les sujets dont le fonctionnement traduit une plus ou moins grande mentalisation.

Mixité donc au niveau synchronique. Quant à l’axe diachronique cette fois, il se révèle au fil de la cure; le processus analytique va progressivement mobiliser, par la diminution des angoisses et des résistances, par les aléas de la relation liée au transfert et au contretransfert, par une meilleure appréhension des émotions, la psychisation défaillante. C’est tout le processus analytique. Au mieux, des rêves vont apparaître et leurs contenus vont se complexifier, le discours va se libidinaliser, le transfert également, des associations libres voient le jour, les étoffes se drapent, les plis dessinent des espaces, le préconscient s’épaissit et au fur et à mesure que la parole plus charnelle se libère, l’interprétation de l’analyste va alors aussi pouvoir se déployer.

Jean atteint de pelade amena son premier rêve après une année d’analyse et ce n’est qu’au cours de sa cinquième année qu’il put me dire : « Avant je ne voulais même pas voir ce qui risquait de me déranger ». C’était bien là, l’impensé! Son discours opératoire était impénétrable, zone muette indéchiffrable; une fois habillé et revêtu de la complexité des étoffes psychiques, ce qui évidemment ne se tisse que très lentement au fil des ans, il pouvait alors s’offrir à l’interprétation qui révélerait dès lors des zones inaccessibles auparavant. Cela me fait songer au conte berbère des 17 chameaux: un vieil homme sentant sa fin prochaine fit venir ses 3 fils. Il leur dit: à ma mort, vous vous partagerez mes 17 chameaux, l’ aîné aura la moitié, le second aura un tiers et le troisième aura un neuvième. Une fois mort, les fils n’arrivèrent pas à trouver une solution; ils se rendirent alors chez un vieux sage du village voisin; ce dernier leur dit: je n’ai pas la solution à votre problème mais je peux peut-être vous aider en vous prêtant mon vieux chameau. Les trois fils emmenèrent le chameau et procédèrent au partage avec maintenant 18 chameaux. L’ainé en reçut 9, le deuxième 6 et le troisième 2 et ainsi ils purent ramener au vieux sage le 18ième chameau. Ce n’est évidemment pas la solution mathématique qui m’intéresse ici, c’est l’idée d’une part de faire appel au sage, tiers analytique peut-être, et d’autre part d’élaborer, d’étoffer, de construire, de passer par des détours avant de découvrir une solution.

Comme on le voit les zones plus psychisées peuvent faire partie, dès le début de la mosaïque du fonctionnement d’un sujet; elles peuvent aussi apparaître, se complexifier et s’étoffer dans le décours du processus analytique.

Et où mènent finalement ces interventions/interprétations?

Au fil de l’analyse, quand l’épaisseur psychique l’autorise enfin, des conflits de deux ordres au moins peuvent émerger témoignant de la souffrance qui jusqu’alors était silencieuse. De quels conflits s’agit-il?

Plusieurs auteurs décrivent la proximité existante entre les régressions narcissiques psychotique et psychosomatique. Pour n’en citer que quelques-uns, M. De M’Uzan (1998) parle de psychose actuelle, J. Press (2010) d’enclaves psychotiques et C. Smadja (1998) d’hypochondrie du réel. Je pense également que le gel initial des affects, la désertification des représentations et toute cette zone d’impénétrabilité verrouillent au tréfonds du corps un conflit qui oppose existence et mort psychique, altérité et indifférenciation qui avoisine la psychose. Certes c’est la voie du délire qui prévaut chez le psychotique alors que c’est dans le corps que la folie réside chez le patient opératoire. Faute d’outils qui leur permettraient d’assumer l’altérité et les inévitables conflictualités qui y sont liées, ils tentent de fuir l’inexistence psychique de la fusion ou de l’indifférenciation par ces voies imaginaires ou somatiques. Je prendrai pour seul exemple ce rêve de Jean révélateur après quelques années d’analyse de sa différenciation nouvelle d’avec moi et donc de son existence psychique naissante.

Voici le rêve: « Je vous parle en face à face en séance et vous buvez un café avec beaucoup de sucres dedans; c’est bizarre de vous parler en face mais je peux mieux ainsi vous expliquer combien tout m’était interdit et comme il y a toujours en moi quelqu’un qui dit NON, tu ne peux pas faire ça car ça peut déranger le décours de la vie de l’autre. Et vous aussi vous me parlez dans le rêve ». Ai-je envie de passer à plus de confrontation avec vous, me dit-il alors, en rêvant de vous en face de moi ! En tout cas je restais bien déterminé devant vous et je ne me sentais ni faible ni inférieur. Et le sucre, lui demandais-je. Il me dit alors que le sucre, c’était dissuasif, c’était pour me déconcentrer, pour attirer mon attention sur les sucres que je devais mélanger et que, de cette façon, il pouvait résister à mon désir d’influencer ses pensées. Ainsi donc, tel le bouclier de Persée qui permet d’éviter d’être sidéré par la tête de Méduse (ma chevelure bouclée pouvant aussi la figurer), le sucre dérivait mon regard, déjouait la fusion psychotique, offrait une fuite possible vers un élément tiers qui évitait la dissolution, le vécu d’influence, l’évanouissement du moi dans l’autre, de Jean en moi, comme l’a si bien décrit Pasche (1971).

À côté de ce conflit archaïque vie/mort, au fil de la cure, des perlaborations et des (co)constructions qui la traversent, d’autres conflits, plus oedipiens ceux-là, verront le jour. La question est bien sûr de savoir si ces derniers préexistaient ou non à toutes ces années de travail. S’agit-il en quelque sorte du fruit et d’une découverte liés à la relation analytique ou/et d’une réactualisation à travers celle-ci d’une ébauche, d’une pâle esquisse oedipienne, d’un fifrelin d’expérience tierce qui était bien présente avant mais s’est évanouie lors de l’effondrement psychosomatique? Quand le feu s’embrase ou que le sol se fissure, c’est le sauve-qui-peut qui l’emporte et il s’agit alors de veiller aux processus de survie quitte à geler/cliver toute activité plus évoluée qui accroîtrait le danger ou simplement qui surchargerait le fonctionnement vacillant; l’éventuelle organisation plus symbolique préexistante a pu être emportée par les flots de l’hémorragie narcissique. Est-elle complètement dissoute ou a-t-elle laissé une trace délavée qui pourrait se redessiner au gré du lien transféro-contretransférentiel? Sans doute la réponse est-elle multiple ou plutôt individuelle.

Mais quel impact ces diverses interrogations ont-elles finalement sur l’interprétation?

Il me semble que si nous postulons en amont de la régression une pâle esquisse oedipienne et en aval ou dans les profondeurs un conflit identitaire qui gèle et sidère toute activité psychique, nous devons maintenir en tension dialogique ces deux pôles conflictuels c’est à dire autant que faire se peut assurer d’une part un travail interprétatif à visée symbolisante soit pour fournir des balises représentationnelles suffisantes soit pour renforcer celles préexistantes, restées délavées et suspendues et d’autre part un travail de désenfouissage au tréfonds du soma et d’élaboration du conflit identitaire de base avec toutes les règles de prudence que j’ai mentionnées au début de cet article. De façon métaphorique, si un tunnel s’effondre, il faut tenter de le reperméabiliser des 2 côtés.

La complexité de la mosaïque psychique tant synchronique que diachronique démultipliera au sein de la relation analytique la combinaison des niveaux interprétatifs en un dosage singulier.

J’ai écrit ces quelques lignes en hommage à Daniel Luminet que j’ai croisé lors de ma formation en psychiatrie puis qui m’accueillit lors de mon entrée à la Société Belge de Psychanalyse. Il fut pour moi comme un passeur, un accompagnateur bienveillant et je conserverai de lui le souvenir ému d’un homme plein d’humour, de sensibilité, d’un mélange de fragilité et de force qui le rendait attachant. Son intérêt pour la psychosomatique a sans doute frayé en moi quelques voies … qui ne sont pas restées enfouies dans l’oubli.

En savoir plus

“On ne déshabille pas quelqu’un qui est déjà nu”

Lors d’un séminaire, alors que je tentais d’expliquer à un groupe d’étudiants en médecine la polysémie des mots et la richesse symbolique du langage, l’un d’entre eux visiblement effrayé me dit, me cria presque: « Mais, Madame, il existe quand même bien une langue où les mots veulent simplement dire ce qu’ils sont ! ».

Qu’avais-je déclenché? Pourquoi cet effroi? Et que voulait-il dire? Mes propos avaient-ils éveillé la terreur d’associations libres incontrôlables susceptibles d’émerger au détour d’un mot qui ne verrouillerait pas l’accès à l’inconscient (Lecoq, 2012), était-ce l’incapacité de se représenter l’existence d’un univers caché, latent au langage qui faisait craindre à cet étudiant d’être précipité dans un gouffre, un vide dissimulé derrière les signifiants, ou bien cet homme jeune, au fonctionnement sans doute opératoire, était-il accroché à la seule concrétude des mots, la seule qui ne risquerait pas d’induire en erreur, celle qui ne pourrait ni mentir ni trahir, celle qui réduit le préconscient à sa plus simple inexpression, celle qui dirait simplement ce qu’elle veut dire: un chat est un chat et surtout rien de plus….

Et moi qui voulais les emmener dans les profondeurs souterraines et l’épaisseur charnelle du verbe ! Quelle outrance de ma part!

J’ai souvent repensé à cet étudiant, qui me permettait en quelque sorte de mesurer l’intensité de l’angoisse liée au fonctionnement opératoire lorsque le sujet est subitement confronté à l’étrangeté ou à la dangerosité de l’univers psychique. Ainsi, il m’était arrivé de saisir cette même réaction d’effroi chez un jeune homme qui m’avait été envoyé par son médecin généraliste parce qu’il souffrait d’asthme et d’eczéma; lors de notre première rencontre, ce patient qui se demandait ce qu’il venait faire chez moi, me fit sur un mode opératoire un récit squelettique de sa vie et de ses journées et quand je risquai l’une ou l’autre question sollicitant un peu plus son vécu ou d’éventuels affects, je vis ce même regard effrayé, sidéré, accompagné de fins tremblements de tout son corps et une perplexité qui le laissait sans voix. Il pouvait me dire ce qu’il avait mangé le matin, ses faits et gestes de toute la journée mais cela s’arrêtait là. Une autre patiente eczémateuse également, qui travaillait dans ce qu’il est convenu d’appeler les sciences pures, venait d’apprendre de ses parents leur décision de divorcer; le couple parental allait mal de très longue date mais se maintenait au fil des ans et rien donc ne laissait supposer un changement; cette décision fut donc surprenante et de nature à pouvoir la déstabiliser. Là aussi j’essayais d’approcher, de nommer d’éventuels éprouvés de tristesse, de colère mais rien n’y fit; de façon plus froide et défensive que le patient précédent, celle-ci me répondait en précisant les futurs lieux d’habitation des parents, l’un à l’est et l’autre plus à l’ouest au sud de la France; je persistais dans ma tentative et j’eus droit alors aux horaires des trains qu’elle pourrait prendre pour aller leur rendre visite, en passant aussi par Reims où résidait sa soeur laquelle pourrait accueillir la mère à certains moments et le père à d’autres….bref ! La France se voyait quadrillée de circuits téléphoniques ou ferroviaires remplaçant économiquement et avantageusement à ce moment-là les circuits affectifs ingérables qui auraient pu la faire s’effondrer.

On comprend que dans de telles circonstances, dans de telles situations, le recours à la pulsion de mort qui éteint toutes formes de psychisation, l’accroissement de l’entropie qui accompagne le retour vers l’inorganique, la déliaison qui délibidinalise et éloigne affects et représentations, participent à soulager le patient et à court-circuiter une psychisation trop douloureuse ou simplement ingérable. La pulsion de mort travaille alors au service de la vie, de la survie mais à quel prix parfois, la psycho-somatisation pouvant être elle-même responsable de la mort du sujet!! Avec l’eczéma, le risque vital n’est pas engagé mais la maladie organique prend parfois des voies délétères et mortelles.

Mais au-delà de la dynamique pulsionnelle, qu’en est-il des interventions ou des interprétations de l’analyste dans ces moments-là ? Comment interpréter ou intervenir?

Comme l’a écrit Marty et al. en 1963, « nous stimulons activement le dialogue pour rejoindre le malade et le tirer de sa retraite et nous lui proposons des ‘thèmes de conversation’ »; il s’agit donc selon Marty d’un dialogue, d’un échange au niveau conscient durant lequel l’analyste commente, prête ses fantasmes, nomme les affects de son patient, converse. J’ai pu constater combien cela rendait vivant le lien qui sans cela risquait de sombrer dans l’ennui, le silence de mort, l’absence de libidinalisation dans le transfert. Parlant des névroses actuelles que Freud opposait aux psychonévroses de défense, Dominique Scarfone (20 ) développera l’idée que la psychonévrose est comme un habillage psychique recouvrant le noyau opaque de la névrose actuelle, reprenant en quelque sorte la métaphore de Freud de la perle sécrétée autour d’un grain de sable. J’aime beaucoup cette idée d’opacité ou de grain de sable qui illustre bien l’aridité, la nudité du discours opératoire qui n’offre aucune aspérité associative sur laquelle intervenir. Il n’y a pas ou peu d’étoffe, de vêtement, d’enveloppe; il n’y a guère de niveaux créant les enchevêtrements, les espaces, le jeu et le travail du rêve et du psychisme. Les affects sont comme gelés et les représentations non advenues. Il n’y a pas de perle, seulement le grain de sable. Comment concevoir une interprétation au sens freudien du dévoilement subversif de l’infantile dans de telles conditions? Comment tenter de libérer le refoulé quand il n’y a qu’une zone muette, inerte? Qu’y aurait t-il à dévoiler, dévêtir, déconstruire? On ne déshabille pas quelqu’un qui est déjà nu! Et puisque l’analyse consiste étymologiquement parlant en un mouvement de déliaison permettant secondairement une reliaison, on comprend que Freud ait dans un premier temps renoncé à prendre en considération les névroses actuelles de son champ d’investigation.

Comment intervenir donc, si le fonctionnement opératoire s’avère dominant? Il conviendra à mon sens, dans un premier temps d’éviter de donner prématurément trop de sens aux symptômes; il conviendra d’éviter aussi de vouloir remplir le vide représentatif, l’impensé et l’informel qui inondent le champ du transfert et du contre transfert. Il conviendra de garder, de retenir les interprétations classiques pour d’autres temps ou, comme on va le voir, pour des expressions plus psychisées de la vie du sujet. Difficile et nécessaire retenue et endurance!

Mais, justement, au delà de ce noyau opaque…

Malgré sa position qui consistait à ne traiter par la psychanalyse que les affections psychiques, malgré la séparation établie entre névrose actuelle et psychonévrose de défense, entre sexualité somatique et psychosexualité, cela n’empêchera pas Freud (1894, 1895) de considérer que « les deux processus sont extrêmement combinés dans des névroses mixtes de la même manière que les roches sont composées d’amas de minéraux (1916-1917) ». Il n’y aurait donc pas que de l’opacité! Les travaux post freudiens ne démentiront pas ce point de vue et on peut aujourd’hui considérer une coexistence synchronique chez un individu de zones peu psychisées voisinant des zones plus symbolisées. C’est le cas notamment chez bon nombre d’États-limites ou, suivant une autre terminologie, chez les sujets dont le fonctionnement traduit une plus ou moins grande mentalisation.

Mixité donc au niveau synchronique. Quant à l’axe diachronique cette fois, il se révèle au fil de la cure; le processus analytique va progressivement mobiliser, par la diminution des angoisses et des résistances, par les aléas de la relation liée au transfert et au contretransfert, par une meilleure appréhension des émotions, la psychisation défaillante. C’est tout le processus analytique. Au mieux, des rêves vont apparaître et leurs contenus vont se complexifier, le discours va se libidinaliser, le transfert également, des associations libres voient le jour, les étoffes se drapent, les plis dessinent des espaces, le préconscient s’épaissit et au fur et à mesure que la parole plus charnelle se libère, l’interprétation de l’analyste va alors aussi pouvoir se déployer.

Jean atteint de pelade amena son premier rêve après une année d’analyse et ce n’est qu’au cours de sa cinquième année qu’il put me dire : « Avant je ne voulais même pas voir ce qui risquait de me déranger ». C’était bien là, l’impensé! Son discours opératoire était impénétrable, zone muette indéchiffrable; une fois habillé et revêtu de la complexité des étoffes psychiques, ce qui évidemment ne se tisse que très lentement au fil des ans, il pouvait alors s’offrir à l’interprétation qui révélerait dès lors des zones inaccessibles auparavant. Cela me fait songer au conte berbère des 17 chameaux: un vieil homme sentant sa fin prochaine fit venir ses 3 fils. Il leur dit: à ma mort, vous vous partagerez mes 17 chameaux, l’ aîné aura la moitié, le second aura un tiers et le troisième aura un neuvième. Une fois mort, les fils n’arrivèrent pas à trouver une solution; ils se rendirent alors chez un vieux sage du village voisin; ce dernier leur dit: je n’ai pas la solution à votre problème mais je peux peut-être vous aider en vous prêtant mon vieux chameau. Les trois fils emmenèrent le chameau et procédèrent au partage avec maintenant 18 chameaux. L’ainé en reçut 9, le deuxième 6 et le troisième 2 et ainsi ils purent ramener au vieux sage le 18ième chameau. Ce n’est évidemment pas la solution mathématique qui m’intéresse ici, c’est l’idée d’une part de faire appel au sage, tiers analytique peut-être, et d’autre part d’élaborer, d’étoffer, de construire, de passer par des détours avant de découvrir une solution.

Comme on le voit les zones plus psychisées peuvent faire partie, dès le début de la mosaïque du fonctionnement d’un sujet; elles peuvent aussi apparaître, se complexifier et s’étoffer dans le décours du processus analytique.

Et où mènent finalement ces interventions/interprétations?

Au fil de l’analyse, quand l’épaisseur psychique l’autorise enfin, des conflits de deux ordres au moins peuvent émerger témoignant de la souffrance qui jusqu’alors était silencieuse. De quels conflits s’agit-il?

Plusieurs auteurs décrivent la proximité existante entre les régressions narcissiques psychotique et psychosomatique. Pour n’en citer que quelques-uns, M. De M’Uzan (1998) parle de psychose actuelle, J. Press (2010) d’enclaves psychotiques et C. Smadja (1998) d’hypochondrie du réel. Je pense également que le gel initial des affects, la désertification des représentations et toute cette zone d’impénétrabilité verrouillent au tréfonds du corps un conflit qui oppose existence et mort psychique, altérité et indifférenciation qui avoisine la psychose. Certes c’est la voie du délire qui prévaut chez le psychotique alors que c’est dans le corps que la folie réside chez le patient opératoire. Faute d’outils qui leur permettraient d’assumer l’altérité et les inévitables conflictualités qui y sont liées, ils tentent de fuir l’inexistence psychique de la fusion ou de l’indifférenciation par ces voies imaginaires ou somatiques. Je prendrai pour seul exemple ce rêve de Jean révélateur après quelques années d’analyse de sa différenciation nouvelle d’avec moi et donc de son existence psychique naissante.

Voici le rêve: « Je vous parle en face à face en séance et vous buvez un café avec beaucoup de sucres dedans; c’est bizarre de vous parler en face mais je peux mieux ainsi vous expliquer combien tout m’était interdit et comme il y a toujours en moi quelqu’un qui dit NON, tu ne peux pas faire ça car ça peut déranger le décours de la vie de l’autre. Et vous aussi vous me parlez dans le rêve ». Ai-je envie de passer à plus de confrontation avec vous, me dit-il alors, en rêvant de vous en face de moi ! En tout cas je restais bien déterminé devant vous et je ne me sentais ni faible ni inférieur. Et le sucre, lui demandais-je. Il me dit alors que le sucre, c’était dissuasif, c’était pour me déconcentrer, pour attirer mon attention sur les sucres que je devais mélanger et que, de cette façon, il pouvait résister à mon désir d’influencer ses pensées. Ainsi donc, tel le bouclier de Persée qui permet d’éviter d’être sidéré par la tête de Méduse (ma chevelure bouclée pouvant aussi la figurer), le sucre dérivait mon regard, déjouait la fusion psychotique, offrait une fuite possible vers un élément tiers qui évitait la dissolution, le vécu d’influence, l’évanouissement du moi dans l’autre, de Jean en moi, comme l’a si bien décrit Pasche (1971).

À côté de ce conflit archaïque vie/mort, au fil de la cure, des perlaborations et des (co)constructions qui la traversent, d’autres conflits, plus oedipiens ceux-là, verront le jour. La question est bien sûr de savoir si ces derniers préexistaient ou non à toutes ces années de travail. S’agit-il en quelque sorte du fruit et d’une découverte liés à la relation analytique ou/et d’une réactualisation à travers celle-ci d’une ébauche, d’une pâle esquisse oedipienne, d’un fifrelin d’expérience tierce qui était bien présente avant mais s’est évanouie lors de l’effondrement psychosomatique? Quand le feu s’embrase ou que le sol se fissure, c’est le sauve-qui-peut qui l’emporte et il s’agit alors de veiller aux processus de survie quitte à geler/cliver toute activité plus évoluée qui accroîtrait le danger ou simplement qui surchargerait le fonctionnement vacillant; l’éventuelle organisation plus symbolique préexistante a pu être emportée par les flots de l’hémorragie narcissique. Est-elle complètement dissoute ou a-t-elle laissé une trace délavée qui pourrait se redessiner au gré du lien transféro-contretransférentiel? Sans doute la réponse est-elle multiple ou plutôt individuelle.

Mais quel impact ces diverses interrogations ont-elles finalement sur l’interprétation?

Il me semble que si nous postulons en amont de la régression une pâle esquisse oedipienne et en aval ou dans les profondeurs un conflit identitaire qui gèle et sidère toute activité psychique, nous devons maintenir en tension dialogique ces deux pôles conflictuels c’est à dire autant que faire se peut assurer d’une part un travail interprétatif à visée symbolisante soit pour fournir des balises représentationnelles suffisantes soit pour renforcer celles préexistantes, restées délavées et suspendues et d’autre part un travail de désenfouissage au tréfonds du soma et d’élaboration du conflit identitaire de base avec toutes les règles de prudence que j’ai mentionnées au début de cet article. De façon métaphorique, si un tunnel s’effondre, il faut tenter de le reperméabiliser des 2 côtés.

La complexité de la mosaïque psychique tant synchronique que diachronique démultipliera au sein de la relation analytique la combinaison des niveaux interprétatifs en un dosage singulier.

J’ai écrit ces quelques lignes en hommage à Daniel Luminet que j’ai croisé lors de ma formation en psychiatrie puis qui m’accueillit lors de mon entrée à la Société Belge de Psychanalyse. Il fut pour moi comme un passeur, un accompagnateur bienveillant et je conserverai de lui le souvenir ému d’un homme plein d’humour, de sensibilité, d’un mélange de fragilité et de force qui le rendait attachant. Son intérêt pour la psychosomatique a sans doute frayé en moi quelques voies … qui ne sont pas restées enfouies dans l’oubli.

En savoir plus

Questions et hypothèses sur les rapports entre fonctionnement mental, systèmes immunitaire et épigénétique

Conférence du Dr Christian DELOURMEL (Sociéte Psychanalytique de Paris) réalisée à Paris le 20 mars 2018, conférence suivie d’un débat.

La conférence est disponible dans son intégralité sur VIMEO. Vous y accédez en cliquant sur la photo ou le lien ci-après: https://vimeo.com/264804814/a2af010156

En savoir plus

Questions et hypothèses sur les rapports entre fonctionnement mental, systèmes immunitaire et épigénétique

Conférence du Dr Christian DELOURMEL (Sociéte Psychanalytique de Paris) réalisée à Paris le 20 mars 2018, conférence suivie d’un débat.

La conférence est disponible dans son intégralité sur VIMEO. Vous y accédez en cliquant sur la photo ou le lien ci-après: https://vimeo.com/264804814/a2af010156

En savoir plus

Daniel Luminet

04.03.2018

J’ai rencontré pour la première fois le Dr.D.Luminet au début de l’année 1974.

Il avait posé sa candidature au poste de professeur ordinaire du service de Psychologie Médicale de l’Université de Liège, un service orphelin. Ici, un peu d’histoire s’impose.

Ce service avait été créé de toutes pièces dans les années soixante par son prédécesseur le Pr.Dongier qui, venant de France, avait implanté à Liège un service très dynamique qui avait pour objet l’étude et l’enseignement des troubles névrotiques et psychosomatiques.

L’ambition était grande, elle comportait non seulement le développement de différentes psychothérapies d’inspiration psychanalytique mais aussi la création d’un laboratoire de psycho-physiologie qui devait déboucher sur l’étude des potentiels lents cérébraux comme marqueurs de troubles mentaux.

Un service hospitalier flambant neuf avait été inauguré ainsi qu’un hôpital de jour promis à un bel avenir.

Mais, en 1971, assez brusquement, le Pr.Dongier décida de poursuivre sa carrière au Canada. Voilà pourquoi le service était orphelin, sans professeur attitré pendant 3 ans. Les liégeois sont des êtres accueillants, du moins se plaisent-ils à le penser, mais ils ont le sang fier. Les membres du service avaient le sentiment de n’avoir été qu’une étape dans le parcours de leur professeur qui s’en était allé vers une université plus « prestigieuse », outre-atlantique. Personne au sein du service ni à Liège n’ayant repris le flambeau, c’est donc de Bruxelles qu’arriva le Dr.Luminet.

Je ne sais s’il avait mesuré les difficultés de l’entreprise mais il s’y attela courageusement.

Dans ce service orphelin, les seniors avaient pris l’habitude de marquer leur territoire n’ayant été chapeautés que pour les intérims administratifs et, échaudés par ce qui était arrivé, regardèrent le nouveau venu avec une certaine réserve, c’est le moins que l’on puisse dire.

Pourtant le professeur Luminet avait un parcours solide. Docteur en médecine, psychiatre, psychanalyste, membre formateur de la Société Belge de Psychanalyse, il avait longuement étudié les troubles psychosomatiques à la prestigieuse école de Chicago.

Après tout, si l’ un était parti outre-atlantique, au moins celui-ci en revenait et s’était intéressé, avec bienveillance, au devenir de chacun d’entre nous.

Maintenir vivante une pensée psychodynamique n’est pas une sinécure tant elle soulève de résistances et s’oppose à un enseignement ex-cathedra dont est friande l’université. Elle commande une formation analytique personnelle et un engagement profond vis à vis des patients.

Le courant psychodynamique propose la compréhension de la subjectivité du patient et essaie de travailler avec une certaine collaboration de sa part en préservant son humanité fondamentale.

Maintenir cette position où le médecin n’est ni un mentor, ni un monsieur « je sais tout » qui impose au patient ce qu’il doit faire mais au contraire cheminer avec lui, est difficile à faire comprendre.

Je me souviens de la désolation du Pr.Luminet qui, après avoir fait circuler un questionnaire parmi les étudiants leurs demandant quelles étaient les qualités d’un bon médecin, avait constaté que plus de 60% d’entre eux avaient répondu que le médecin sait et que le malade doit être compliant.

Un questionnaire éthique avant la lettre. Il y avait du boulot !

C’est à cet effort que j’ai pu assister pendant les trois années que j’eus comme « patron » le Pr.Luminet, puisque je devais quitter l’université en 1977.

C’était un être sensible, aimant par dessus tout la clinique et le respect de l’individualité du patient. Sa culture était grande.

Les enjeux politiciens, les aspects administratifs ou politiques, pourtant nécessaires dans sa position, n’étaient franchement pas sa tasse de thé.

Le Pr.Luminet développa l’approche psychodynamique notamment au travers des psychothérapies brèves qui connurent un réel essor et auxquelles nombre d’entre-nous s’attelèrent multipliant les vidéos à l’usage de son enseignement.

Je me dois d’associer à ce travail de grande ampleur son épouse Malou Dowiakowski qui était devenue une collègue estimée et capable de pondérer les inévitables conflits d’un service universitaire.

J’ai gardé de cette époque, l’idée que le Pr.Luminet n’était pas un tribun mais un clinicien plein d’humour et de bienveillance. Je devais en avoir confirmation quelques temps plus tard. Quand je quittai l’université, je décidai de poursuivre ma formation psychanalytique.

Celle-ci, du moins à la Société Belge de Psychanalyse, impose, outre une analyse personnelle et le suivi de cours théoriques pendant 3 ans, de débuter sa propre pratique par l’analyse de deux patients sous supervision de deux analystes plus chevronnés. Je choisis le Pr.Luminet comme un de mes superviseurs.

Cette manière de procéder, qui a tout d’un compagnonnage, m’a fait passer dans le domaine clinique du prêt-à-porter au sur-mesure.

Cette supervision dura quatre ans.

Quatre ans durant lesquelles j’ai pu m’appuyer sur les profondes connaissances du Pr.Luminet, sa finesse clinique, ses qualités humaines, sa pratique si affutée. Il avait également un très grand respect pour le rythme du patient et accompagnait plus qu’il n’imposait ses propres vues.

Je le revois encore, avec ses deux doigts devant sa bouche, m’intimant « bouche cousue » à mes interprétations trop fougueuses.

« Cela ne sert à rien de montrer votre intelligence à votre analysant, c’est lui que vous devez aider à comprendre ».

Respect, respect humain !

Bien des années plus tard, devenu moi-même formateur, je repris cette position si essentielle qui m’avait été inculquée par lui.

Travailler 4 ans avec une telle intensité crée évidemment des liens très forts.

Nous nous sommes fréquentés comme collègues au sein de la S.B.P. et j’ai eu aussi le plaisir de travailler avec son épouse dans un groupe qui dura plusieurs années.

Peu à peu, il devint un ami que je commençais, difficilement, à tutoyer.

Lors de quelques repas mémorables, nous échangions nos souvenirs de sa période liégeoise, nos adresses de restaurants et nos bonnes trouvailles de

voyages.

Deux photos se trouvent sur mon bureau. L’une représente le Pr.Dongier à la barre d’un voilier au grand large, c’est avec lui que j’ai découvert la psychologie médicale. L’autre figure le Pr.Luminet. Le temps est magnifiquement ensoleillé, il est assis dans un jardin à l’ombre de grands arbres. Il est tout bronzé et affiche un sourire incroyablement bienveillant, avec ses petits yeux qui pétillent de malice. Il va nous gratifier d’un trait d’humour, c’est certain ! Il tient dans la main droite un verre de vin blanc qu’il tend vers l’objectif : « à votre santé ». Au dos de la photo, ce simple mot : « Je reste avec vous tous… ».

Il a été mon professeur, mon superviseur, mon collègue. Il était devenu un ami.

Au revoir Daniel.

Jacques Delaunoy

En savoir plus

Daniel Luminet

J’ai rencontré pour la première fois le Dr.D.Luminet au début de l’année 1974.

Il avait posé sa candidature au poste de professeur ordinaire du service de Psychologie Médicale de l’Université de Liège, un service orphelin. Ici, un peu d’histoire s’impose.

Ce service avait été créé de toutes pièces dans les années soixante par son prédécesseur le Pr.Dongier qui, venant de France, avait implanté à Liège un service très dynamique qui avait pour objet l’étude et l’enseignement des troubles névrotiques et psychosomatiques.

L’ambition était grande, elle comportait non seulement le développement de différentes psychothérapies d’inspiration psychanalytique mais aussi la création d’un laboratoire de psycho-physiologie qui devait déboucher sur l’étude des potentiels lents cérébraux comme marqueurs de troubles mentaux.

Un service hospitalier flambant neuf avait été inauguré ainsi qu’un hôpital de jour promis à un bel avenir.

Mais, en 1971, assez brusquement, le Pr.Dongier décida de poursuivre sa carrière au Canada. Voilà pourquoi le service était orphelin, sans professeur attitré pendant 3 ans. Les liégeois sont des êtres accueillants, du moins se plaisent-ils à le penser, mais ils ont le sang fier. Les membres du service avaient le sentiment de n’avoir été qu’une étape dans le parcours de leur professeur qui s’en était allé vers une université plus « prestigieuse », outre-atlantique. Personne au sein du service ni à Liège n’ayant repris le flambeau, c’est donc de Bruxelles qu’arriva le Dr.Luminet.

Je ne sais s’il avait mesuré les difficultés de l’entreprise mais il s’y attela courageusement.

Dans ce service orphelin, les seniors avaient pris l’habitude de marquer leur territoire n’ayant été chapeautés que pour les intérims administratifs et, échaudés par ce qui était arrivé, regardèrent le nouveau venu avec une certaine réserve, c’est le moins que l’on puisse dire.

Pourtant le professeur Luminet avait un parcours solide. Docteur en médecine, psychiatre, psychanalyste, membre formateur de la Société Belge de Psychanalyse, il avait longuement étudié les troubles psychosomatiques à la prestigieuse école de Chicago.

Après tout, si l’ un était parti outre-atlantique, au moins celui-ci en revenait et s’était intéressé, avec bienveillance, au devenir de chacun d’entre nous.

Maintenir vivante une pensée psychodynamique n’est pas une sinécure tant elle soulève de résistances et s’oppose à un enseignement ex-cathedra dont est friande l’université. Elle commande une formation analytique personnelle et un engagement profond vis à vis des patients.

Le courant psychodynamique propose la compréhension de la subjectivité du patient et essaie de travailler avec une certaine collaboration de sa part en préservant son humanité fondamentale.

Maintenir cette position où le médecin n’est ni un mentor, ni un monsieur « je sais tout » qui impose au patient ce qu’il doit faire mais au contraire cheminer avec lui, est difficile à faire comprendre.

Je me souviens de la désolation du Pr.Luminet qui, après avoir fait circuler un questionnaire parmi les étudiants leurs demandant quelles étaient les qualités d’un bon médecin, avait constaté que plus de 60% d’entre eux avaient répondu que le médecin sait et que le malade doit être compliant.

Un questionnaire éthique avant la lettre. Il y avait du boulot !

C’est à cet effort que j’ai pu assister pendant les trois années que j’eus comme « patron » le Pr.Luminet, puisque je devais quitter l’université en 1977.

C’était un être sensible, aimant par dessus tout la clinique et le respect de l’individualité du patient. Sa culture était grande.

Les enjeux politiciens, les aspects administratifs ou politiques, pourtant nécessaires dans sa position, n’étaient franchement pas sa tasse de thé.

Le Pr.Luminet développa l’approche psychodynamique notamment au travers des psychothérapies brèves qui connurent un réel essor et auxquelles nombre d’entre-nous s’attelèrent multipliant les vidéos à l’usage de son enseignement.

Je me dois d’associer à ce travail de grande ampleur son épouse Malou Dowiakowski qui était devenue une collègue estimée et capable de pondérer les inévitables conflits d’un service universitaire.

J’ai gardé de cette époque, l’idée que le Pr.Luminet n’était pas un tribun mais un clinicien plein d’humour et de bienveillance. Je devais en avoir confirmation quelques temps plus tard. Quand je quittai l’université, je décidai de poursuivre ma formation psychanalytique.

Celle-ci, du moins à la Société Belge de Psychanalyse, impose, outre une analyse personnelle et le suivi de cours théoriques pendant 3 ans, de débuter sa propre pratique par l’analyse de deux patients sous supervision de deux analystes plus chevronnés. Je choisis le Pr.Luminet comme un de mes superviseurs.

Cette manière de procéder, qui a tout d’un compagnonnage, m’a fait passer dans le domaine clinique du prêt-à-porter au sur-mesure.

Cette supervision dura quatre ans.

Quatre ans durant lesquelles j’ai pu m’appuyer sur les profondes connaissances du Pr.Luminet, sa finesse clinique, ses qualités humaines, sa pratique si affutée. Il avait également un très grand respect pour le rythme du patient et accompagnait plus qu’il n’imposait ses propres vues.

Je le revois encore, avec ses deux doigts devant sa bouche, m’intimant « bouche cousue » à mes interprétations trop fougueuses.

« Cela ne sert à rien de montrer votre intelligence à votre analysant, c’est lui que vous devez aider à comprendre ».

Respect, respect humain !

Bien des années plus tard, devenu moi-même formateur, je repris cette position si essentielle qui m’avait été inculquée par lui.

Travailler 4 ans avec une telle intensité crée évidemment des liens très forts.

Nous nous sommes fréquentés comme collègues au sein de la S.B.P. et j’ai eu aussi le plaisir de travailler avec son épouse dans un groupe qui dura plusieurs années.

Peu à peu, il devint un ami que je commençais, difficilement, à tutoyer.

Lors de quelques repas mémorables, nous échangions nos souvenirs de sa période liégeoise, nos adresses de restaurants et nos bonnes trouvailles de

voyages.

Deux photos se trouvent sur mon bureau. L’une représente le Pr.Dongier à la barre d’un voilier au grand large, c’est avec lui que j’ai découvert la psychologie médicale. L’autre figure le Pr.Luminet. Le temps est magnifiquement ensoleillé, il est assis dans un jardin à l’ombre de grands arbres. Il est tout bronzé et affiche un sourire incroyablement bienveillant, avec ses petits yeux qui pétillent de malice. Il va nous gratifier d’un trait d’humour, c’est certain ! Il tient dans la main droite un verre de vin blanc qu’il tend vers l’objectif : « à votre santé ». Au dos de la photo, ce simple mot : « Je reste avec vous tous… ».

Il a été mon professeur, mon superviseur, mon collègue. Il était devenu un ami.

Au revoir Daniel.

Jacques Delaunoy

En savoir plus

28/02/2018: L’identification à la langue maternelle et son lien à la parole

28.02.2018

Partie I : La langue maternelle comme première langue et l’importance du développement langagier dans le processus des identifications psychiques

Christine FRANCKX

Première langue, la langue maternelle va jouer un rôle déterminant dans la manière dont vont se déployer le monde interne du bébé et les relations d’objet précoces.

Cette première langue relie, élargit et sépare ; elle est l’instrument de traduction des signaux corporels, des émotions et des souvenirs d’affects (« feeling memories », M. Klein). Le lait maternel, comme aussi les sons produits par la mère sont absorbés, et le bébé va se les approprier. Fonction structurante et contenante de la langue maternelle donc ; mais, se trouvant de plus en plus infiltrée par les phantasmes primaires, celle-ci pourra aussi être le lieu de sensations sources d’angoisse, de confusion ou d’excitation.

L’Histoire nous donne plusieurs exemples d’écrivains qui n’ont pu développer leur créativité qu’en prenant distance avec leur langue maternelle, en cantonnant l’archaïque traumatique grâce à une nouvelle langue. Cette dimension sera reprise et illustrée par les oratrices suivantes qui feront référence à S. Beckett et A. Appelfeld.

Si l’on reprend la description du développement langagier, on sait que le bébé a appris à connaître la voix de sa mère pendant la vie fœtale, et a formé un premier objet interne primitif, l’objet sonore (S. Maiello). La langue commence donc très tôt à s’organiser sur les limites entre le monde externe, le bain sonore qui l’entoure, et le monde interne peu organisé.

D. Anzieu décrit cette enveloppe sonore comme un aspect important du Moi-peau, véritable filtre psychique entre externe / interne. C’est donc à partir de la sensibilité non-verbale que s’organise le langage, les « sous-signifiants » ayant une forte charge affective ; très tôt, le refoulement se mettra en place pour ouvrir le chemin à un épanouissement cognitif plus mature, les aspects préverbaux restant dans l’inconscient.

Le premier travail de traduction des mouvements du bébé pour une mise en sens sera donc effectué par l’objet primaire dans sa fonction alpha, la « rêverie maternelle » de W. Bion. Le bébé produit un son, et, dans l’illusion anticipatrice de la mère (R. Diatkine), suit une réponse signifiante. Ch. Bollas parle du langage comme d’un acquis de la position dépressive où « tout ne peut pas être dit », la symbiose étant une illusion.

D. Amir, psychanalyste et écrivain, distingue le langage vrai, vivant de celui qui nomme les objets sans sentiments, hors de tout contexte relationnel. Une autre distorsion concerne le « pseudo-langage » : ici, le langage est resté une prothèse externe qui est à disposition pour maintenir une distance et trahit l’aliénation de la vie affective.

Ainsi, un profond clivage de la personnalité, mis en place comme protection du noyau vivant, peut se retrouver dans le domaine du langage. La nouvelle langue, langue adoptive, peut ainsi signifier un sauvetage ; le refus de parler, un retard de langage, peuvent être l’expression d’une défense omnipotente contre l’angoisse de séparation.

Ce premier exposé s’achève sur une vignette clinique qui illustre l’importance vitale de la langue maternelle dans les possibilités identificatoires de la petite enfance.

Partie II : L’identification à la langue maternelle et son lien à la parole

Katy BOGLIATTO

K. Bogliatto propose une réflexion sur la situation thérapeutique où le patient ou/et le thérapeute est/sont polyglotte(s). Comment alors penser analytiquement les mouvements psychiques internes, comprendre les enjeux intersubjectifs conscients et inconscients qui sont mis en exergue dans le setting thérapeutique où une autre langue que la langue maternelle est véhiculée ? Quelle place accorder à la langue maternelle ? En quelle langue pense, rêve le patient ? Qu’en est-il pour le thérapeute ?

On peut formuler quelques hypothèses sur le lien entre le fonctionnement psychique, l’apprentissage et l’emploi des langues :

– l’influence du Surmoi : qui inhibe ou favorise l’apprentissage ;

– l’identification au père : maintien de l’accent dans la nouvelle langue

– l’utilisation inconsciente de la langue comme maintien d’un lien identificatoire aux imagos parentales, ou pour s’en séparer (R. Greenson, 1950).

La question du langage sera abordée au départ autour de ses interactions entre le surmoi, le ça et le moi, mettant à l’avant plan les mécanismes défensifs et de résistance intrapsychiques . Mais ç’est D. Lagache, dans un article sur « Le polyglottisme dans l’analyse, 1955 », qui insistera sur la dimension du facteur contre-transférentiel .

Dans les années 80, la littérature se complexifie avec les apports d’autres disciplines (neurolinguistique, sociolinguistique, etc.), et la « personnalité du sujet multilingue » est étudiée en regard d’autres éléments conceptuels comme l’impact de l’âge, l’impact des liens affectifs durant la période d’apprentissage ou encore la fonction des langues au plan familial ou social.

Plusieurs questions peuvent se dégager comme points de discussion :

– « Qu’en est-il quand un patient hésite à trouver « le mot juste », au moment où la traduction qu’il trouve « ne résonne pas » affectivement comme celle qu’il pourrait convier dans sa langue maternelle ?

– Quel sens et quelle importance accorder à l’utilisation d’une ou plusieurs langues – autres que la langue maternelle – sur le plan de la relation d’objet et sur le plan du fonctionnement psychique ?

– Qu’en est-il du passage d’une langue à une autre durant la séance ou dans un processus thérapeutique ?

– Comment le patient crée-t-il une passerelle langagière-émotionnelle, donc transférentielle, pour combler l’écart entre lui et l’analyste , quand ce dernier n’est pas de la même origine linguistique que lui ?

Questions qui, sur le plan psychanalytique, pourraient se traduire ainsi :

– Comment sont liés et articulés, sur le plan conscient/préconscient et inconscient, la représentation de la chose et le mot qui y est lié, dans un contexte où le mot lié à la chose peut être convié en d’autres langues ? Question qui nous confronte à l’importance des trajectoires sensorielles et émotionnelles à l’origine de(s) (l’)apprentissage(s) et se situant à des niveaux de fonctionnements psychiques archaïques.

– Et qu’en est-il des processus de pensée et d’associations libres : quels chemins prennent-ils ? Quel impact sur le processus thérapeutique ?

– Sur le plan clinique, comment le refoulement, le clivage et le processus d’intégration vont-ils se manifester dans leurs interactions dans différentes langues ? Le multilinguisme peut-il renforcer des processus de défense intégratifs ou renforcer des processus de défense pathologiques ? »

L’utilisation de la langue et le trauma

K. Bogliatto poursuit en présentant un cas clinique où la langue maternelle et la langue secondaire véhiculent des identifications et des relations d’objets différents, et viennent sceller des clivages entre les cercles intra- et extra-familiaux.

La langue secondaire y est utilisée comme mécanisme de défense et de maintien de clivages du Self chez un patient ayant subi des traumatismes précoces. Mais comme langue aussi de la communication, elle est la voie ré-organisationnelle qui, rétablissant le lien entre le passé et le présent, pourra dans un second temps permettre un travail de traduction et de symbolisation de son infantile traumatique.

Un second exemple concerne S. Beckett, qui très vite se met à écrire ses textes en français, dans une tentative défensive pour contenir des angoisses intenses liées à la relation pathologique avec sa mère, ainsi qu’à la langue maternelle, l’anglais. Après la mort de sa mère, il commencera à traduire personnellement ses œuvres en anglais, travail lui permettant de revisiter des parties obscures approchées précédemment, mais avec une réécriture de l’original empreinte d’une vitalité absente du texte français.

Langage et séparation intrapsychique et interpersonnelle

L’enfant naît dans un bain de sons et de langage : autant la gamme des lallations est vaste à l’origine, autant elle se spécialisera autour du bain linguistique maternel. L’apprentissage d’une ou de plusieurs langues est à l’origine ancré dans les vicissitudes de la relation d’objet primaire de l’enfant –processus de séparation et individuation – où les processus de maturation identitaires individuels de prise de conscience du « moi » et du « non moi », de la représentation de l’objet et de l’objet externe, processus primaires et secondaires de symbolisation pour passer de la représentation de chose à la représentation de mot, sont intriqués. Route complexe parsemée d’une multitude de refoulements et d’autres processus défensifs dont l’intensité varie du normal au pathologique, et ont un impact notamment sur les processus de la mémoire.

Nous pouvons nous demander : quels sont les liens entre le langage et le refoulement ou le retour du refoulé ? Comment un sens s’organise-t-il quand une chose peut être liée à différentes représentations de mots ? Dans un environnement poly-linguistique, où il existe un nombre infini de combinaisons d’équations symboliques, on peut imaginer un travail psychique discriminatoire avant d’arriver à une forme communicable.

J. Canestri considère que ces questions valent pour tout individu, que les multiples voies de la symbolisation, passant du sensoriel au symbolique langagier, englobent toujours une multitude de sens , comme par exemple ce qui se retrouve dans le langage infantile, familial, les nuances culturelles, etc. : la langue reste toujours une substance vivante.

Partie III : L’identification à la langue maternelle et son lien à la parole

Géraldine CASTIAU

Dans la dernière partie de cet exposé, G. Castiau va montrer comment un événement externe peut mettre à mal les identifications internes, notamment celles ayant trait à la langue, et combien le support thérapeutique, tenant compte de cette langue du sujet, remet le Moi au contact de ses identifications, lui redonnant ainsi cohérence.

S’appuyant sur la théorisation de Pierre Luquet, et à partir de l’exemple des enfants adoptés qui renoncent rapidement à leur langue d’origine, on peut observer des vécus très différents :

– La seule identification véritablement réussie, nous dit P. Luquet, est celle où l’identification à la langue peut s’opérer comme une véritable assimilation, où l’objet introjecté (la famille adoptive) avec sa langue est entièrement satisfaisant et se confond avec le Moi. La langue peut alors devenir langue maternelle et support d’identification dans l’établissement du lien à l’autre par le langage.

– Mais ce phénomène d’abandon de la langue d’origine et d’apprentissage de celle d’adoption peut aussi se faire sur le mode de l’incorporation, notamment lorsque les circonstances sont vécues comme traumatiques. Le Moi restera en proie à ce que P. Luquet appelle « les identifications imagoïques », sans accéder à sa véritable identité. On peut d’ailleurs retrouver ce processus à l’œuvre dans les situations de colonisation, d’immigration, etc.

Une analyste allemande, Mareike Wolf-Fedida, montre comment bilinguisme et psychanalyse semblent indissociables : en découvrant l’inconscient, la psychanalyse démontre que le langage résulte d’une censure du désir, sorte de compromis avec l’inconscient, ce qui apparaît dans ses ratés, oublis ou lapsus.

Psychanalyse et bilinguisme transforment aussi tous deux le langage en l’interprétation. Le bilinguisme pourra être utilisé comme un mode riche de communication dans une parole adressée, mais aussi comme un moyen de résistance à la pénétration du sens de l’inconscient.

Dans son article de 1956 sur « Le Polyglottisme dans l’Analyse », D. Lagache souligne l’importance du choix de la langue et du passage de l’une à l’autre : le recours à la langue maternelle offre au patient une plus grande possibilité d’expression de soi, mais peut aussi se heurter à des conflits archaïques. Le recours à une langue secondaire peut correspondre à une prise de distance vis-à-vis des émotions, ou une aliénation à un idéal du Moi « étranger », mais il peut aussi permettre l’approche d’aspects conflictuels qui seraient sinon inabordables.

La liberté de la personne bilingue à l’égard des langues se situe autour de la phase du complexe d’Œdipe, qui est le temps du langage infantile. Cela implique pour l’analyste d’entendre les mots à la manière de l’infantile. Le bilinguisme sera en effet affecté par le symptôme comme n’importe quelle autre production langagière ou intellectuelle.

G. Castiau poursuit en retraçant une prise en charge clinique d’un patient âgé, ayant acquis de bonnes bases identificatoires pré et post œdipiennes : elle décrit comment un traumatisme venu de l’extérieur peut fortement ébranler celles-ci, notamment sur base des identifications au langage.

Le séminaire s’achève avec l’évocation de l’écrivain Aaron Appelfeld qui, après avoir connu la déportation, les camps, l’exode, arrivera seul en Israël, à l’âge de 14 ans. L’allemand, le yiddish et les autres langues connues dans l’enfance seront perdues, et même les mots, le temps, les lieux. Il apprendra péniblement l’hébreu, sa « langue adoptive », et deviendra un grand écrivain israélien. Son cauchemar récurrent : « parfois je me réveille, avec l’angoisse que cet hébreu acquis avec tant de peine disparaît. Je veux l’attraper, et je ne peux pas ».

Camille Montauti

En savoir plus

28/02/2018: L’identification à la langue maternelle et son lien à la parole

Partie I : La langue maternelle comme première langue et l’importance du développement langagier dans le processus des identifications psychiques

Christine FRANCKX

Première langue, la langue maternelle va jouer un rôle déterminant dans la manière dont vont se déployer le monde interne du bébé et les relations d’objet précoces.

Cette première langue relie, élargit et sépare ; elle est l’instrument de traduction des signaux corporels, des émotions et des souvenirs d’affects (« feeling memories », M. Klein). Le lait maternel, comme aussi les sons produits par la mère sont absorbés, et le bébé va se les approprier. Fonction structurante et contenante de la langue maternelle donc ; mais, se trouvant de plus en plus infiltrée par les phantasmes primaires, celle-ci pourra aussi être le lieu de sensations sources d’angoisse, de confusion ou d’excitation.

L’Histoire nous donne plusieurs exemples d’écrivains qui n’ont pu développer leur créativité qu’en prenant distance avec leur langue maternelle, en cantonnant l’archaïque traumatique grâce à une nouvelle langue. Cette dimension sera reprise et illustrée par les oratrices suivantes qui feront référence à S. Beckett et A. Appelfeld.

Si l’on reprend la description du développement langagier, on sait que le bébé a appris à connaître la voix de sa mère pendant la vie fœtale, et a formé un premier objet interne primitif, l’objet sonore (S. Maiello). La langue commence donc très tôt à s’organiser sur les limites entre le monde externe, le bain sonore qui l’entoure, et le monde interne peu organisé.

D. Anzieu décrit cette enveloppe sonore comme un aspect important du Moi-peau, véritable filtre psychique entre externe / interne. C’est donc à partir de la sensibilité non-verbale que s’organise le langage, les « sous-signifiants » ayant une forte charge affective ; très tôt, le refoulement se mettra en place pour ouvrir le chemin à un épanouissement cognitif plus mature, les aspects préverbaux restant dans l’inconscient.

Le premier travail de traduction des mouvements du bébé pour une mise en sens sera donc effectué par l’objet primaire dans sa fonction alpha, la « rêverie maternelle » de W. Bion. Le bébé produit un son, et, dans l’illusion anticipatrice de la mère (R. Diatkine), suit une réponse signifiante. Ch. Bollas parle du langage comme d’un acquis de la position dépressive où « tout ne peut pas être dit », la symbiose étant une illusion.

D. Amir, psychanalyste et écrivain, distingue le langage vrai, vivant de celui qui nomme les objets sans sentiments, hors de tout contexte relationnel. Une autre distorsion concerne le « pseudo-langage » : ici, le langage est resté une prothèse externe qui est à disposition pour maintenir une distance et trahit l’aliénation de la vie affective.

Ainsi, un profond clivage de la personnalité, mis en place comme protection du noyau vivant, peut se retrouver dans le domaine du langage. La nouvelle langue, langue adoptive, peut ainsi signifier un sauvetage ; le refus de parler, un retard de langage, peuvent être l’expression d’une défense omnipotente contre l’angoisse de séparation.

Ce premier exposé s’achève sur une vignette clinique qui illustre l’importance vitale de la langue maternelle dans les possibilités identificatoires de la petite enfance.

Partie II : L’identification à la langue maternelle et son lien à la parole

Katy BOGLIATTO

K. Bogliatto propose une réflexion sur la situation thérapeutique où le patient ou/et le thérapeute est/sont polyglotte(s). Comment alors penser analytiquement les mouvements psychiques internes, comprendre les enjeux intersubjectifs conscients et inconscients qui sont mis en exergue dans le setting thérapeutique où une autre langue que la langue maternelle est véhiculée ? Quelle place accorder à la langue maternelle ? En quelle langue pense, rêve le patient ? Qu’en est-il pour le thérapeute ?

On peut formuler quelques hypothèses sur le lien entre le fonctionnement psychique, l’apprentissage et l’emploi des langues :

– l’influence du Surmoi : qui inhibe ou favorise l’apprentissage ;

– l’identification au père : maintien de l’accent dans la nouvelle langue

– l’utilisation inconsciente de la langue comme maintien d’un lien identificatoire aux imagos parentales, ou pour s’en séparer (R. Greenson, 1950).

La question du langage sera abordée au départ autour de ses interactions entre le surmoi, le ça et le moi, mettant à l’avant plan les mécanismes défensifs et de résistance intrapsychiques . Mais ç’est D. Lagache, dans un article sur « Le polyglottisme dans l’analyse, 1955 », qui insistera sur la dimension du facteur contre-transférentiel .

Dans les années 80, la littérature se complexifie avec les apports d’autres disciplines (neurolinguistique, sociolinguistique, etc.), et la « personnalité du sujet multilingue » est étudiée en regard d’autres éléments conceptuels comme l’impact de l’âge, l’impact des liens affectifs durant la période d’apprentissage ou encore la fonction des langues au plan familial ou social.

Plusieurs questions peuvent se dégager comme points de discussion :

– « Qu’en est-il quand un patient hésite à trouver « le mot juste », au moment où la traduction qu’il trouve « ne résonne pas » affectivement comme celle qu’il pourrait convier dans sa langue maternelle ?

– Quel sens et quelle importance accorder à l’utilisation d’une ou plusieurs langues – autres que la langue maternelle – sur le plan de la relation d’objet et sur le plan du fonctionnement psychique ?

– Qu’en est-il du passage d’une langue à une autre durant la séance ou dans un processus thérapeutique ?

– Comment le patient crée-t-il une passerelle langagière-émotionnelle, donc transférentielle, pour combler l’écart entre lui et l’analyste , quand ce dernier n’est pas de la même origine linguistique que lui ?

Questions qui, sur le plan psychanalytique, pourraient se traduire ainsi :

– Comment sont liés et articulés, sur le plan conscient/préconscient et inconscient, la représentation de la chose et le mot qui y est lié, dans un contexte où le mot lié à la chose peut être convié en d’autres langues ? Question qui nous confronte à l’importance des trajectoires sensorielles et émotionnelles à l’origine de(s) (l’)apprentissage(s) et se situant à des niveaux de fonctionnements psychiques archaïques.

– Et qu’en est-il des processus de pensée et d’associations libres : quels chemins prennent-ils ? Quel impact sur le processus thérapeutique ?

– Sur le plan clinique, comment le refoulement, le clivage et le processus d’intégration vont-ils se manifester dans leurs interactions dans différentes langues ? Le multilinguisme peut-il renforcer des processus de défense intégratifs ou renforcer des processus de défense pathologiques ? »

L’utilisation de la langue et le trauma

K. Bogliatto poursuit en présentant un cas clinique où la langue maternelle et la langue secondaire véhiculent des identifications et des relations d’objets différents, et viennent sceller des clivages entre les cercles intra- et extra-familiaux.

La langue secondaire y est utilisée comme mécanisme de défense et de maintien de clivages du Self chez un patient ayant subi des traumatismes précoces. Mais comme langue aussi de la communication, elle est la voie ré-organisationnelle qui, rétablissant le lien entre le passé et le présent, pourra dans un second temps permettre un travail de traduction et de symbolisation de son infantile traumatique.

Un second exemple concerne S. Beckett, qui très vite se met à écrire ses textes en français, dans une tentative défensive pour contenir des angoisses intenses liées à la relation pathologique avec sa mère, ainsi qu’à la langue maternelle, l’anglais. Après la mort de sa mère, il commencera à traduire personnellement ses œuvres en anglais, travail lui permettant de revisiter des parties obscures approchées précédemment, mais avec une réécriture de l’original empreinte d’une vitalité absente du texte français.

Langage et séparation intrapsychique et interpersonnelle

L’enfant naît dans un bain de sons et de langage : autant la gamme des lallations est vaste à l’origine, autant elle se spécialisera autour du bain linguistique maternel. L’apprentissage d’une ou de plusieurs langues est à l’origine ancré dans les vicissitudes de la relation d’objet primaire de l’enfant –processus de séparation et individuation – où les processus de maturation identitaires individuels de prise de conscience du « moi » et du « non moi », de la représentation de l’objet et de l’objet externe, processus primaires et secondaires de symbolisation pour passer de la représentation de chose à la représentation de mot, sont intriqués. Route complexe parsemée d’une multitude de refoulements et d’autres processus défensifs dont l’intensité varie du normal au pathologique, et ont un impact notamment sur les processus de la mémoire.

Nous pouvons nous demander : quels sont les liens entre le langage et le refoulement ou le retour du refoulé ? Comment un sens s’organise-t-il quand une chose peut être liée à différentes représentations de mots ? Dans un environnement poly-linguistique, où il existe un nombre infini de combinaisons d’équations symboliques, on peut imaginer un travail psychique discriminatoire avant d’arriver à une forme communicable.

J. Canestri considère que ces questions valent pour tout individu, que les multiples voies de la symbolisation, passant du sensoriel au symbolique langagier, englobent toujours une multitude de sens , comme par exemple ce qui se retrouve dans le langage infantile, familial, les nuances culturelles, etc. : la langue reste toujours une substance vivante.

Partie III : L’identification à la langue maternelle et son lien à la parole

Géraldine CASTIAU

Dans la dernière partie de cet exposé, G. Castiau va montrer comment un événement externe peut mettre à mal les identifications internes, notamment celles ayant trait à la langue, et combien le support thérapeutique, tenant compte de cette langue du sujet, remet le Moi au contact de ses identifications, lui redonnant ainsi cohérence.

S’appuyant sur la théorisation de Pierre Luquet, et à partir de l’exemple des enfants adoptés qui renoncent rapidement à leur langue d’origine, on peut observer des vécus très différents :

– La seule identification véritablement réussie, nous dit P. Luquet, est celle où l’identification à la langue peut s’opérer comme une véritable assimilation, où l’objet introjecté (la famille adoptive) avec sa langue est entièrement satisfaisant et se confond avec le Moi. La langue peut alors devenir langue maternelle et support d’identification dans l’établissement du lien à l’autre par le langage.

– Mais ce phénomène d’abandon de la langue d’origine et d’apprentissage de celle d’adoption peut aussi se faire sur le mode de l’incorporation, notamment lorsque les circonstances sont vécues comme traumatiques. Le Moi restera en proie à ce que P. Luquet appelle « les identifications imagoïques », sans accéder à sa véritable identité. On peut d’ailleurs retrouver ce processus à l’œuvre dans les situations de colonisation, d’immigration, etc.

Une analyste allemande, Mareike Wolf-Fedida, montre comment bilinguisme et psychanalyse semblent indissociables : en découvrant l’inconscient, la psychanalyse démontre que le langage résulte d’une censure du désir, sorte de compromis avec l’inconscient, ce qui apparaît dans ses ratés, oublis ou lapsus.

Psychanalyse et bilinguisme transforment aussi tous deux le langage en l’interprétation. Le bilinguisme pourra être utilisé comme un mode riche de communication dans une parole adressée, mais aussi comme un moyen de résistance à la pénétration du sens de l’inconscient.

Dans son article de 1956 sur « Le Polyglottisme dans l’Analyse », D. Lagache souligne l’importance du choix de la langue et du passage de l’une à l’autre : le recours à la langue maternelle offre au patient une plus grande possibilité d’expression de soi, mais peut aussi se heurter à des conflits archaïques. Le recours à une langue secondaire peut correspondre à une prise de distance vis-à-vis des émotions, ou une aliénation à un idéal du Moi « étranger », mais il peut aussi permettre l’approche d’aspects conflictuels qui seraient sinon inabordables.

La liberté de la personne bilingue à l’égard des langues se situe autour de la phase du complexe d’Œdipe, qui est le temps du langage infantile. Cela implique pour l’analyste d’entendre les mots à la manière de l’infantile. Le bilinguisme sera en effet affecté par le symptôme comme n’importe quelle autre production langagière ou intellectuelle.

G. Castiau poursuit en retraçant une prise en charge clinique d’un patient âgé, ayant acquis de bonnes bases identificatoires pré et post œdipiennes : elle décrit comment un traumatisme venu de l’extérieur peut fortement ébranler celles-ci, notamment sur base des identifications au langage.

Le séminaire s’achève avec l’évocation de l’écrivain Aaron Appelfeld qui, après avoir connu la déportation, les camps, l’exode, arrivera seul en Israël, à l’âge de 14 ans. L’allemand, le yiddish et les autres langues connues dans l’enfance seront perdues, et même les mots, le temps, les lieux. Il apprendra péniblement l’hébreu, sa « langue adoptive », et deviendra un grand écrivain israélien. Son cauchemar récurrent : « parfois je me réveille, avec l’angoisse que cet hébreu acquis avec tant de peine disparaît. Je veux l’attraper, et je ne peux pas ».

Camille Montauti

En savoir plus

L’identification à la langue maternelle et son lien à la parole

Partie I:

La langue maternelle comme première langue et l’importance du développement langagier dans le processus des identifications psychiques (Christine FRANCKX)

Première langue, la langue maternelle va jouer un rôle déterminant dans la manière dont vont se déployer le monde interne du bébé et les relations d’objet précoces.

Cette première langue relie, élargit et sépare ; elle est l’instrument de traduction des signaux corporels, des émotions et des souvenirs d’affects (« feeling memories », M. Klein). Le lait maternel, comme aussi les sons produits par la mère sont absorbés, et le bébé va se les approprier. Fonction structurante et contenante de la langue maternelle donc ; mais, se trouvant de plus en plus infiltrée par les phantasmes primaires, celle-ci pourra aussi être le lieu de sensations sources d’angoisse, de confusion ou d’excitation.

L’Histoire nous donne plusieurs exemples d’écrivains qui n’ont pu développer leur créativité qu’en prenant distance avec leur langue maternelle, en cantonnant l’archaïque traumatique grâce à une nouvelle langue. Cette dimension sera reprise et illustrée par les oratrices suivantes qui feront référence à S. Beckett et A. Appelfeld.

Si l’on reprend la description du développement langagier, on sait que le bébé a appris à connaître la voix de sa mère pendant la vie fœtale, et a formé un premier objet interne primitif, l’objet sonore (S. Maiello). La langue commence donc très tôt à s’organiser sur les limites entre le monde externe, le bain sonore qui l’entoure, et le monde interne peu organisé.

D. Anzieu décrit cette enveloppe sonore comme un aspect important du Moi-peau, véritable filtre psychique entre externe / interne. C’est donc à partir de la sensibilité non-verbale que s’organise le langage, les « sous-signifiants » ayant une forte charge affective ; très tôt, le refoulement se mettra en place pour ouvrir le chemin à un épanouissement cognitif plus mature, les aspects préverbaux restant dans l’inconscient.

Le premier travail de traduction des mouvements du bébé pour une mise en sens sera donc effectué par l’objet primaire dans sa fonction alpha, la « rêverie maternelle » de W. Bion. Le bébé produit un son, et, dans l’illusion anticipatrice de la mère (R. Diatkine), suit une réponse signifiante. Ch. Bollas parle du langage comme d’un acquis de la position dépressive où « tout ne peut pas être dit », la symbiose étant une illusion.

D. Amir, psychanalyste et écrivain, distingue le langage vrai, vivant de celui qui nomme les objets sans sentiments, hors de tout contexte relationnel. Une autre distorsion concerne le « pseudo-langage » : ici, le langage est resté une prothèse externe qui est à disposition pour maintenir une distance et trahit l’aliénation de la vie affective.

Ainsi, un profond clivage de la personnalité, mis en place comme protection du noyau vivant, peut se retrouver dans le domaine du langage. La nouvelle langue, langue adoptive, peut ainsi signifier un sauvetage ; le refus de parler, un retard de langage, peuvent être l’expression d’une défense omnipotente contre l’angoisse de séparation.

Ce premier exposé s’achève sur une vignette clinique qui illustre l’importance vitale de la langue maternelle dans les possibilités identificatoires de la petite enfance.

Partie II:

L’identification à la langue maternelle et son lien à la parole (Katy BOGLIATTO)

K. Bogliatto propose une réflexion sur la situation thérapeutique où le patient ou/et le thérapeute est/sont polyglotte(s). Comment alors penser analytiquement les mouvements psychiques internes, comprendre les enjeux intersubjectifs conscients et inconscients qui sont mis en exergue dans le setting thérapeutique où une autre langue que la langue maternelle est véhiculée ? Quelle place accorder à la langue maternelle ? En quelle langue pense, rêve le patient ? Qu’en est-il pour le thérapeute ?

On peut formuler quelques hypothèses sur le lien entre le fonctionnement psychique, l’apprentissage et l’emploi des langues :

– l’influence du Surmoi : qui inhibe ou favorise l’apprentissage ;

– l’identification au père : maintien de l’accent dans la nouvelle langue

– l’utilisation inconsciente de la langue comme maintien d’un lien identificatoire aux imagos parentales, ou pour s’en séparer (R. Greenson, 1950).

La question du langage sera abordée au départ autour de ses interactions entre le surmoi, le ça et le moi, mettant à l’avant plan les mécanismes défensifs et de résistance intrapsychiques . Mais ç’est D. Lagache, dans un article sur « Le polyglottisme dans l’analyse, 1955 », qui insistera sur la dimension du facteur contre-transférentiel .

Dans les années 80, la littérature se complexifie avec les apports d’autres disciplines (neurolinguistique, sociolinguistique, etc.), et la « personnalité du sujet multilingue » est étudiée en regard d’autres éléments conceptuels comme l’impact de l’âge, l’impact des liens affectifs durant la période d’apprentissage ou encore la fonction des langues au plan familial ou social.

Plusieurs questions peuvent se dégager comme points de discussion :

– « Qu’en est-il quand un patient hésite à trouver « le mot juste », au moment où la traduction qu’il trouve « ne résonne pas » affectivement comme celle qu’il pourrait convier dans sa langue maternelle ?

– Quel sens et quelle importance accorder à l’utilisation d’une ou plusieurs langues – autres que la langue maternelle – sur le plan de la relation d’objet et sur le plan du fonctionnement psychique ?

– Qu’en est-il du passage d’une langue à une autre durant la séance ou dans un processus thérapeutique ?

– Comment le patient crée-t-il une passerelle langagière-émotionnelle, donc transférentielle, pour combler l’écart entre lui et l’analyste , quand ce dernier n’est pas de la même origine linguistique que lui ?

Questions qui, sur le plan psychanalytique, pourraient se traduire ainsi :

– Comment sont liés et articulés, sur le plan conscient/préconscient et inconscient, la représentation de la chose et le mot qui y est lié, dans un contexte où le mot lié à la chose peut être convié en d’autres langues ? Question qui nous confronte à l’importance des trajectoires sensorielles et émotionnelles à l’origine de(s) (l’)apprentissage(s) et se situant à des niveaux de fonctionnements psychiques archaïques.

– Et qu’en est-il des processus de pensée et d’associations libres : quels chemins prennent-ils ? Quel impact sur le processus thérapeutique ?

– Sur le plan clinique, comment le refoulement, le clivage et le processus d’intégration vont-ils se manifester dans leurs interactions dans différentes langues ? Le multilinguisme peut-il renforcer des processus de défense intégratifs ou renforcer des processus de défense pathologiques ? »

L’utilisation de la langue et le trauma

K. Bogliatto poursuit en présentant un cas clinique où la langue maternelle et la langue secondaire véhiculent des identifications et des relations d’objets différents, et viennent sceller des clivages entre les cercles intra- et extra-familiaux.

La langue secondaire y est utilisée comme mécanisme de défense et de maintien de clivages du Self chez un patient ayant subi des traumatismes précoces. Mais comme langue aussi de la communication, elle est la voie ré-organisationnelle qui, rétablissant le lien entre le passé et le présent, pourra dans un second temps permettre un travail de traduction et de symbolisation de son infantile traumatique.

Un second exemple concerne S. Beckett, qui très vite se met à écrire ses textes en français, dans une tentative défensive pour contenir des angoisses intenses liées à la relation pathologique avec sa mère, ainsi qu’à la langue maternelle, l’anglais. Après la mort de sa mère, il commencera à traduire personnellement ses œuvres en anglais, travail lui permettant de revisiter des parties obscures approchées précédemment, mais avec une réécriture de l’original empreinte d’une vitalité absente du texte français.

Langage et séparation intrapsychique et interpersonnelle

L’enfant naît dans un bain de sons et de langage : autant la gamme des lallations est vaste à l’origine, autant elle se spécialisera autour du bain linguistique maternel. L’apprentissage d’une ou de plusieurs langues est à l’origine ancré dans les vicissitudes de la relation d’objet primaire de l’enfant –processus de séparation et individuation – où les processus de maturation identitaires individuels de prise de conscience du « moi » et du « non moi », de la représentation de l’objet et de l’objet externe, processus primaires et secondaires de symbolisation pour passer de la représentation de chose à la représentation de mot, sont intriqués. Route complexe parsemée d’une multitude de refoulements et d’autres processus défensifs dont l’intensité varie du normal au pathologique, et ont un impact notamment sur les processus de la mémoire.

Nous pouvons nous demander : quels sont les liens entre le langage et le refoulement ou le retour du refoulé ? Comment un sens s’organise-t-il quand une chose peut être liée à différentes représentations de mots ? Dans un environnement poly-linguistique, où il existe un nombre infini de combinaisons d’équations symboliques, on peut imaginer un travail psychique discriminatoire avant d’arriver à une forme communicable.

J. Canestri considère que ces questions valent pour tout individu, que les multiples voies de la symbolisation, passant du sensoriel au symbolique langagier, englobent toujours une multitude de sens , comme par exemple ce qui se retrouve dans le langage infantile, familial, les nuances culturelles, etc. : la langue reste toujours une substance vivante.

Partie III:

L’identification àla langue maternelle et son lien à la parole (Géraldine CASTIAU)

Dans la dernière partie de cet exposé, G. Castiau va montrer comment un événement externe peut mettre à mal les identifications internes, notamment celles ayant trait à la langue, et combien le support thérapeutique, tenant compte de cette langue du sujet, remet le Moi au contact de ses identifications, lui redonnant ainsi cohérence.

S’appuyant sur la théorisation de Pierre Luquet, et à partir de l’exemple des enfants adoptés qui renoncent rapidement à leur langue d’origine, on peut observer des vécus très différents :

– La seule identification véritablement réussie, nous dit P. Luquet, est celle où l’identification à la langue peut s’opérer comme une véritable assimilation, où l’objet introjecté (la famille adoptive) avec sa langue est entièrement satisfaisant et se confond avec le Moi. La langue peut alors devenir langue maternelle et support d’identification dans l’établissement du lien à l’autre par le langage.

– Mais ce phénomène d’abandon de la langue d’origine et d’apprentissage de celle d’adoption peut aussi se faire sur le mode de l’incorporation, notamment lorsque les circonstances sont vécues comme traumatiques. Le Moi restera en proie à ce que P. Luquet appelle « les identifications imagoïques », sans accéder à sa véritable identité. On peut d’ailleurs retrouver ce processus à l’œuvre dans les situations de colonisation, d’immigration, etc.

Une analyste allemande, Mareike Wolf-Fedida, montre comment bilinguisme et psychanalyse semblent indissociables : en découvrant l’inconscient, la psychanalyse démontre que le langage résulte d’une censure du désir, sorte de compromis avec l’inconscient, ce qui apparaît dans ses ratés, oublis ou lapsus.

Psychanalyse et bilinguisme transforment aussi tous deux le langage en l’interprétation. Le bilinguisme pourra être utilisé comme un mode riche de communication dans une parole adressée, mais aussi comme un moyen de résistance à la pénétration du sens de l’inconscient.

Dans son article de 1956 sur « Le Polyglottisme dans l’Analyse », D. Lagache souligne l’importance du choix de la langue et du passage de l’une à l’autre : le recours à la langue maternelle offre au patient une plus grande possibilité d’expression de soi, mais peut aussi se heurter à des conflits archaïques. Le recours à une langue secondaire peut correspondre à une prise de distance vis-à-vis des émotions, ou une aliénation à un idéal du Moi « étranger », mais il peut aussi permettre l’approche d’aspects conflictuels qui seraient sinon inabordables.

La liberté de la personne bilingue à l’égard des langues se situe autour de la phase du complexe d’Œdipe, qui est le temps du langage infantile. Cela implique pour l’analyste d’entendre les mots à la manière de l’infantile. Le bilinguisme sera en effet affecté par le symptôme comme n’importe quelle autre production langagière ou intellectuelle.

G. Castiau poursuit en retraçant une prise en charge clinique d’un patient âgé, ayant acquis de bonnes bases identificatoires pré et post œdipiennes : elle décrit comment un traumatisme venu de l’extérieur peut fortement ébranler celles-ci, notamment sur base des identifications au langage.

Le séminaire s’achève avec l’évocation de l’écrivain Aaron Appelfeld qui, après avoir connu la déportation, les camps, l’exode, arrivera seul en Israël, à l’âge de 14 ans. L’allemand, le yiddish et les autres langues connues dans l’enfance seront perdues, et même les mots, le temps, les lieux. Il apprendra péniblement l’hébreu, sa « langue adoptive », et deviendra un grand écrivain israélien. Son cauchemar récurrent : « parfois je me réveille, avec l’angoisse que cet hébreu acquis avec tant de peine disparaît. Je veux l’attraper, et je ne peux pas ».

Camille Montauti

En savoir plus

L’identification à la langue maternelle et son lien à la parole

Partie I:

La langue maternelle comme première langue et l’importance du développement langagier dans le processus des identifications psychiques (Christine FRANCKX)

Première langue, la langue maternelle va jouer un rôle déterminant dans la manière dont vont se déployer le monde interne du bébé et les relations d’objet précoces.

Cette première langue relie, élargit et sépare ; elle est l’instrument de traduction des signaux corporels, des émotions et des souvenirs d’affects (« feeling memories », M. Klein). Le lait maternel, comme aussi les sons produits par la mère sont absorbés, et le bébé va se les approprier. Fonction structurante et contenante de la langue maternelle donc ; mais, se trouvant de plus en plus infiltrée par les phantasmes primaires, celle-ci pourra aussi être le lieu de sensations sources d’angoisse, de confusion ou d’excitation.

L’Histoire nous donne plusieurs exemples d’écrivains qui n’ont pu développer leur créativité qu’en prenant distance avec leur langue maternelle, en cantonnant l’archaïque traumatique grâce à une nouvelle langue. Cette dimension sera reprise et illustrée par les oratrices suivantes qui feront référence à S. Beckett et A. Appelfeld.

Si l’on reprend la description du développement langagier, on sait que le bébé a appris à connaître la voix de sa mère pendant la vie fœtale, et a formé un premier objet interne primitif, l’objet sonore (S. Maiello). La langue commence donc très tôt à s’organiser sur les limites entre le monde externe, le bain sonore qui l’entoure, et le monde interne peu organisé.

D. Anzieu décrit cette enveloppe sonore comme un aspect important du Moi-peau, véritable filtre psychique entre externe / interne. C’est donc à partir de la sensibilité non-verbale que s’organise le langage, les « sous-signifiants » ayant une forte charge affective ; très tôt, le refoulement se mettra en place pour ouvrir le chemin à un épanouissement cognitif plus mature, les aspects préverbaux restant dans l’inconscient.

Le premier travail de traduction des mouvements du bébé pour une mise en sens sera donc effectué par l’objet primaire dans sa fonction alpha, la « rêverie maternelle » de W. Bion. Le bébé produit un son, et, dans l’illusion anticipatrice de la mère (R. Diatkine), suit une réponse signifiante. Ch. Bollas parle du langage comme d’un acquis de la position dépressive où « tout ne peut pas être dit », la symbiose étant une illusion.

D. Amir, psychanalyste et écrivain, distingue le langage vrai, vivant de celui qui nomme les objets sans sentiments, hors de tout contexte relationnel. Une autre distorsion concerne le « pseudo-langage » : ici, le langage est resté une prothèse externe qui est à disposition pour maintenir une distance et trahit l’aliénation de la vie affective.

Ainsi, un profond clivage de la personnalité, mis en place comme protection du noyau vivant, peut se retrouver dans le domaine du langage. La nouvelle langue, langue adoptive, peut ainsi signifier un sauvetage ; le refus de parler, un retard de langage, peuvent être l’expression d’une défense omnipotente contre l’angoisse de séparation.

Ce premier exposé s’achève sur une vignette clinique qui illustre l’importance vitale de la langue maternelle dans les possibilités identificatoires de la petite enfance.

Partie II:

L’identification à la langue maternelle et son lien à la parole (Katy BOGLIATTO)

K. Bogliatto propose une réflexion sur la situation thérapeutique où le patient ou/et le thérapeute est/sont polyglotte(s). Comment alors penser analytiquement les mouvements psychiques internes, comprendre les enjeux intersubjectifs conscients et inconscients qui sont mis en exergue dans le setting thérapeutique où une autre langue que la langue maternelle est véhiculée ? Quelle place accorder à la langue maternelle ? En quelle langue pense, rêve le patient ? Qu’en est-il pour le thérapeute ?

On peut formuler quelques hypothèses sur le lien entre le fonctionnement psychique, l’apprentissage et l’emploi des langues :

– l’influence du Surmoi : qui inhibe ou favorise l’apprentissage ;

– l’identification au père : maintien de l’accent dans la nouvelle langue

– l’utilisation inconsciente de la langue comme maintien d’un lien identificatoire aux imagos parentales, ou pour s’en séparer (R. Greenson, 1950).

La question du langage sera abordée au départ autour de ses interactions entre le surmoi, le ça et le moi, mettant à l’avant plan les mécanismes défensifs et de résistance intrapsychiques . Mais ç’est D. Lagache, dans un article sur « Le polyglottisme dans l’analyse, 1955 », qui insistera sur la dimension du facteur contre-transférentiel .

Dans les années 80, la littérature se complexifie avec les apports d’autres disciplines (neurolinguistique, sociolinguistique, etc.), et la « personnalité du sujet multilingue » est étudiée en regard d’autres éléments conceptuels comme l’impact de l’âge, l’impact des liens affectifs durant la période d’apprentissage ou encore la fonction des langues au plan familial ou social.

Plusieurs questions peuvent se dégager comme points de discussion :

– « Qu’en est-il quand un patient hésite à trouver « le mot juste », au moment où la traduction qu’il trouve « ne résonne pas » affectivement comme celle qu’il pourrait convier dans sa langue maternelle ?

– Quel sens et quelle importance accorder à l’utilisation d’une ou plusieurs langues – autres que la langue maternelle – sur le plan de la relation d’objet et sur le plan du fonctionnement psychique ?

– Qu’en est-il du passage d’une langue à une autre durant la séance ou dans un processus thérapeutique ?

– Comment le patient crée-t-il une passerelle langagière-émotionnelle, donc transférentielle, pour combler l’écart entre lui et l’analyste , quand ce dernier n’est pas de la même origine linguistique que lui ?

Questions qui, sur le plan psychanalytique, pourraient se traduire ainsi :

– Comment sont liés et articulés, sur le plan conscient/préconscient et inconscient, la représentation de la chose et le mot qui y est lié, dans un contexte où le mot lié à la chose peut être convié en d’autres langues ? Question qui nous confronte à l’importance des trajectoires sensorielles et émotionnelles à l’origine de(s) (l’)apprentissage(s) et se situant à des niveaux de fonctionnements psychiques archaïques.

– Et qu’en est-il des processus de pensée et d’associations libres : quels chemins prennent-ils ? Quel impact sur le processus thérapeutique ?

– Sur le plan clinique, comment le refoulement, le clivage et le processus d’intégration vont-ils se manifester dans leurs interactions dans différentes langues ? Le multilinguisme peut-il renforcer des processus de défense intégratifs ou renforcer des processus de défense pathologiques ? »

L’utilisation de la langue et le trauma

K. Bogliatto poursuit en présentant un cas clinique où la langue maternelle et la langue secondaire véhiculent des identifications et des relations d’objets différents, et viennent sceller des clivages entre les cercles intra- et extra-familiaux.

La langue secondaire y est utilisée comme mécanisme de défense et de maintien de clivages du Self chez un patient ayant subi des traumatismes précoces. Mais comme langue aussi de la communication, elle est la voie ré-organisationnelle qui, rétablissant le lien entre le passé et le présent, pourra dans un second temps permettre un travail de traduction et de symbolisation de son infantile traumatique.

Un second exemple concerne S. Beckett, qui très vite se met à écrire ses textes en français, dans une tentative défensive pour contenir des angoisses intenses liées à la relation pathologique avec sa mère, ainsi qu’à la langue maternelle, l’anglais. Après la mort de sa mère, il commencera à traduire personnellement ses œuvres en anglais, travail lui permettant de revisiter des parties obscures approchées précédemment, mais avec une réécriture de l’original empreinte d’une vitalité absente du texte français.

Langage et séparation intrapsychique et interpersonnelle

L’enfant naît dans un bain de sons et de langage : autant la gamme des lallations est vaste à l’origine, autant elle se spécialisera autour du bain linguistique maternel. L’apprentissage d’une ou de plusieurs langues est à l’origine ancré dans les vicissitudes de la relation d’objet primaire de l’enfant –processus de séparation et individuation – où les processus de maturation identitaires individuels de prise de conscience du « moi » et du « non moi », de la représentation de l’objet et de l’objet externe, processus primaires et secondaires de symbolisation pour passer de la représentation de chose à la représentation de mot, sont intriqués. Route complexe parsemée d’une multitude de refoulements et d’autres processus défensifs dont l’intensité varie du normal au pathologique, et ont un impact notamment sur les processus de la mémoire.

Nous pouvons nous demander : quels sont les liens entre le langage et le refoulement ou le retour du refoulé ? Comment un sens s’organise-t-il quand une chose peut être liée à différentes représentations de mots ? Dans un environnement poly-linguistique, où il existe un nombre infini de combinaisons d’équations symboliques, on peut imaginer un travail psychique discriminatoire avant d’arriver à une forme communicable.

J. Canestri considère que ces questions valent pour tout individu, que les multiples voies de la symbolisation, passant du sensoriel au symbolique langagier, englobent toujours une multitude de sens , comme par exemple ce qui se retrouve dans le langage infantile, familial, les nuances culturelles, etc. : la langue reste toujours une substance vivante.

Partie III:

L’identification àla langue maternelle et son lien à la parole (Géraldine CASTIAU)

Dans la dernière partie de cet exposé, G. Castiau va montrer comment un événement externe peut mettre à mal les identifications internes, notamment celles ayant trait à la langue, et combien le support thérapeutique, tenant compte de cette langue du sujet, remet le Moi au contact de ses identifications, lui redonnant ainsi cohérence.

S’appuyant sur la théorisation de Pierre Luquet, et à partir de l’exemple des enfants adoptés qui renoncent rapidement à leur langue d’origine, on peut observer des vécus très différents :

– La seule identification véritablement réussie, nous dit P. Luquet, est celle où l’identification à la langue peut s’opérer comme une véritable assimilation, où l’objet introjecté (la famille adoptive) avec sa langue est entièrement satisfaisant et se confond avec le Moi. La langue peut alors devenir langue maternelle et support d’identification dans l’établissement du lien à l’autre par le langage.

– Mais ce phénomène d’abandon de la langue d’origine et d’apprentissage de celle d’adoption peut aussi se faire sur le mode de l’incorporation, notamment lorsque les circonstances sont vécues comme traumatiques. Le Moi restera en proie à ce que P. Luquet appelle « les identifications imagoïques », sans accéder à sa véritable identité. On peut d’ailleurs retrouver ce processus à l’œuvre dans les situations de colonisation, d’immigration, etc.

Une analyste allemande, Mareike Wolf-Fedida, montre comment bilinguisme et psychanalyse semblent indissociables : en découvrant l’inconscient, la psychanalyse démontre que le langage résulte d’une censure du désir, sorte de compromis avec l’inconscient, ce qui apparaît dans ses ratés, oublis ou lapsus.

Psychanalyse et bilinguisme transforment aussi tous deux le langage en l’interprétation. Le bilinguisme pourra être utilisé comme un mode riche de communication dans une parole adressée, mais aussi comme un moyen de résistance à la pénétration du sens de l’inconscient.

Dans son article de 1956 sur « Le Polyglottisme dans l’Analyse », D. Lagache souligne l’importance du choix de la langue et du passage de l’une à l’autre : le recours à la langue maternelle offre au patient une plus grande possibilité d’expression de soi, mais peut aussi se heurter à des conflits archaïques. Le recours à une langue secondaire peut correspondre à une prise de distance vis-à-vis des émotions, ou une aliénation à un idéal du Moi « étranger », mais il peut aussi permettre l’approche d’aspects conflictuels qui seraient sinon inabordables.

La liberté de la personne bilingue à l’égard des langues se situe autour de la phase du complexe d’Œdipe, qui est le temps du langage infantile. Cela implique pour l’analyste d’entendre les mots à la manière de l’infantile. Le bilinguisme sera en effet affecté par le symptôme comme n’importe quelle autre production langagière ou intellectuelle.

G. Castiau poursuit en retraçant une prise en charge clinique d’un patient âgé, ayant acquis de bonnes bases identificatoires pré et post œdipiennes : elle décrit comment un traumatisme venu de l’extérieur peut fortement ébranler celles-ci, notamment sur base des identifications au langage.

Le séminaire s’achève avec l’évocation de l’écrivain Aaron Appelfeld qui, après avoir connu la déportation, les camps, l’exode, arrivera seul en Israël, à l’âge de 14 ans. L’allemand, le yiddish et les autres langues connues dans l’enfance seront perdues, et même les mots, le temps, les lieux. Il apprendra péniblement l’hébreu, sa « langue adoptive », et deviendra un grand écrivain israélien. Son cauchemar récurrent : « parfois je me réveille, avec l’angoisse que cet hébreu acquis avec tant de peine disparaît. Je veux l’attraper, et je ne peux pas ».

Camille Montauti

En savoir plus