Freud ne s’est jamais vraiment intéressé au travail. La plus évidente difficulté conceptuelle à laquelle les cliniciens qui font face à la souffrance au travail de leurs patients se confrontent est précisément l’impasse sur le travail que l’on retrouve dans le texte freudien. L’absence criante de référence au travail se repère principalement dans les textes rédigés autour de la première guerre mondiale. A l’évidence, la guerre de 14-18 force Freud et ses contemporains à se confronter à l’existence d’une réalité sociale aussi violente qu’indéniable, et pourtant, la guerre n’est pas perçue comme relevant d’un travail. (S. Freud, 1915)
Dans la théorisation d’après-guerre, pour partie provoquée par l’explosion de l’énigmatique tableau clinique que représentent les « névroses de guerre » (S. Freud, 1919), deux programmes de recherche cloisonnés se dessinent : le premier vise à reconsidérer l’étiologie traumatique et à la reformuler dans le cadre d’un nouveau dualisme pulsionnel et d’une nouvelle topique, articulée autour de la cruauté du Surmoi, tandis qu’un second se penche sur les réquisits du fonctionnement social et l’élaboration d’une forme de sociologie psychanalytique. Freud a publié des textes métapsychologiques d’un côté, et des textes sociaux de l’autre, sans que les liens entre eux ne soient évidents.
Psychologie des masses et analyse du Moi (S. Freud, 1921), est à ce titre exemplaire puisqu’il y est essentiellement question de libido et d’identification, mais pas de pulsion de mort, alors que ce concept spéculatif qui révolutionne la métapsychologie sort de la plume de Freud l’année précédente (S. Freud, 1920). Dès lors, la disjonction des deux axes de recherche ne permet que difficilement d’envisager les rapports entre traumatisme et fonctionnement social.
Pour réexaminer ce point, il pourrait être utile de reconsidérer certaines notions présentes de façon persistantes, mais latentes, dans l’œuvre de Freud. Le correctif le plus significatif aux écueils de Psychologie des foules, ainsi qu’aux sinuosités du Malaise dans la culture (Freud, 1929), est probablement la notion de Kulturarbeit, (S. Freud, 1933; N. Zaltzman, 2007), qui remet entièrement en question la sociologie implicite de Freud, tout en introduisant le terme d’Arbeit.
Penser les transformations sociales, la violence et la psychopathologie qui les accompagnent, suppose une conception forte du travail. Pour ce faire, la thèse de la centralité du travail, soutenue par Christophe Dejours, propose une théorie sociale cohérente avec la métapsychologie. Dans Souffrance en France (C. Dejours, 1998), l’interrogation porte sur ce qui permet que l’injustice soit érigée en norme sociale. Comment se construit la généralisation de l’insensibilité à l’injustice ? La réponse conduit à une autre question : Quel état psychique permet de ne pas décompenser dans un contexte violent ? Le genre de questions que ni Freud pendant la première guerre mondiale, pas plus que Bion lors de la seconde, ne se sont posées. Pour repérer les ressorts de la structuration sociale, un des points incontournables consiste à analyser ce qui relève de la lutte pour la normalité en situation de travail. Cette description de la normalité sociale étant un prérequis indépassable pour penser la psychopathologie.
Après avoir lu Souffrance en France, la relecture de l’œuvre de Freud, en particulier ses textes d’ontologie sociale et ses textes sur la violence, donne bien à voir qu’il y a une difficulté fondamentale pour une approche psychanalytique à donner une signification positive et proposer une description détaillée à la capacité de penser et de juger selon des valeurs sociales. Au contraire, c’est principalement l’absence de jugement, liée soit à l’identification à base érotique, soit à la sévérité du surmoi, qui prévaut dans l’intégration du sujet freudien à la vie sociale. Sur la conception de ce qui fait société, il semble y avoir une incompatibilité entre l’anthropologie psychanalytique freudienne et une anthropologie où le travail serait le chainon intermédiaire entre la vie psychique et le champ social, autrement dit, une anthropologie de la sublimation ordinaire. (C. Demaegdt, 2018)
Aujourd’hui, pour ne pas retomber dans les ornières où se sont embourbés les premiers psychanalystes, il est indispensable de comprendre comment les organisations du travail sollicitent et mobilisent certains enjeux psychiques. A contrario d’une psychosociologie qui se fait l’héritière des propositions freudiennes, il est donc opportun de s’interroger sur la façon dont la structure sociale organisée autour du travail, impose, encourage ou autorise un maintien du clivage. (C. Dejours, 1998)
Le lieu par excellence du monde social et de la pratique politique, c’est le travail. Ce qui est énigmatique, c’est lorsque le patient évite soigneusement de l’envisager comme tel, et confronte le clinicien à un déficit de pensée sur ces dimensions. (B. Edrei et I. Gernet, 2017). Être au fait des pratiques « managériales » et de ce qu’elles provoquent revêt une importance capitale, car les patients n’en parlent pas, ou peu, de façon allusive ou voilée, précisément parce que, du fait du clivage, ils ne sont pas en mesure de penser les effets qu’elles ont sur eux. Une des propositions techniques face à ce négatif de la pensée pourrait donc être d’outiller l’écoute afin d’explorer ce décalage, en repérer les déterminants, et saisir de quelles façons le patient se retrouve partie prenante des formes extrêmement contraignantes d’organisation du travail.
Comment soutenir la perlaboration du rapport au travail ? Face à ce qui résiste, le point de départ du travail clinique, la théorie est d’un grand secours. Cependant, s’ils s’appuient sur des théories sociales sans travail, donc profondément contestables, pour écouter leurs patients et leur rapport au monde, les cliniciens prennent le risque d’étendre le périmètre de leur surdité élective.