Psychanalyse et société : synthèse ou antagonisme ?

Duarte Rolo

Psychologue clinicien, Maître de Conférences en Psychologie à l’Université Paris Descartes. duarte.rolo@parisdescartes.fr

Psychanalyse et transformations sociales

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Il est bien connu que l’intérêt de Freud s’est porté bien au-delà de la psychopathologie des névroses. Ses analyses sur la religion, le totémisme ou le comportement des masses, désormais célèbres, ont inspiré de nombreux travaux. Elles nous livrent des réflexions originales sur les rapports entre l’individu et la collectivité.

À la suite de Freud, de nombreux psychanalystes ont tenté de poursuivre le dialogue entre psychanalyse et société. Ces tentatives ont pris des voies différentes, mais, d’une façon générale, elles ont souvent tenté de traduire les concepts de la psychanalyse dans ceux de la théorie sociale. En effet, les psychanalystes qui se sont investis dans cette voie ont cherché des parallèles et des équivalences entre les concepts psychanalytiques et les concepts sociologiques. Ils ont, en outre, mis en évidence l’importance des relations intersubjectives et des facteurs culturels dans la dynamique de formation de l’individu. Que ce soit dans les théories de la relation d’objet, dans l’école culturaliste ou dans les courants relationnels de la psychanalyse, les vicissitudes de la socialisation sont désormais considérées comme plus déterminantes pour le processus de subjectivation que les conflits pulsionnels. Ces courants estiment introduire la société dans l’individu par ce biais, et faire de la psychanalyse à la fois une psychologie individuelle et une psychologie sociale, d’après la formule désormais célèbre de Psychologie des masses et analyse du moi (Freud, 1921)1.

Malgré leurs intentions louables, ces approches reconduisent néanmoins la vision freudienne de la société, qui conçoit la psychologie sociale comme un prolongement de la psychologie individuelle. Elles tentent d’expliquer des phénomènes sociaux par des processus psychologiques. Certes, elles accordent une place centrale au lien social. Mais elles réduisent le social tantôt à un ensemble de normes, tantôt à des relations intersubjectives. Dès lors, la dimension fondamentale des rapports sociaux de domination2 leur échappe. De plus, ces approches restent prisonnières d’une conception « atomistique » de la société. Car, le modèle de la foule utilisé par Freud demeure centré sur l’individu. Comme le note Norbert Elias dans un texte remarquable, Freud a conçu un « modèle de l’individu éminemment sociologique et un modèle de la société éminemment individualiste » (Elias, 2010, p. 137). En effet, le père de la psychanalyse ne s’engage jamais dans l’analyse des structures sociales en tant que réalités indépendantes, possédant un déterminisme propre.

En s’efforçant de combattre le réductionnisme psychologique de Freud, les tentatives de « sociologisation » de la psychanalyse ont par ailleurs conduit à un autre type de fourvoiement. En minorant le rôle des pulsions et de la dynamique psychique individuelle, elles ont transformé la psychanalyse en une sorte de behaviorisme social (Jacoby, 1975), où le critère de la santé devient finalement l’adaptation au milieu culturel. Telle est, du moins, la critique que Theodor Adorno formulera à l’encontre des néo-freudiens, dont Karen Horney et Erich Fromm (Adorno, 2007) : en introduisant le milieu culturel comme cause principale des névroses, ces « révisionnistes » privent la psychanalyse de son tranchant et la réduisent à une psychologie conventionnelle. Finalement, la tentative d’harmonisation ou de synthèse entre psychanalyse et théorie sociale se retourne contre la psychanalyse. Elle aboutit, paradoxalement, à une banalisation aussi dépolitisante que le réductionnisme psychologique, dans la mesure où elle congédie l’élément le plus subversif de la métapsychologie, à savoir l’inconscient sexuel refoulé.

Devons-nous pour autant renoncer à l’ambition d’une critique sociale inspirée par la psychanalyse ? Sommes-nous condamnés à choisir entre une orthodoxie psychologisante et une dissidence « dépsychanalytisante », si j’ose dire (Jacoby, 1983) ?

Pour ma part, il me semble que la solution à cette aporie consiste à renvoyer dos à dos la psychanalyse et la théorie sociale. Il n’y a pas de synthèse viable entre théorie du sujet et théorie sociale, car la rencontre entre l’individu et la société se fait sur le mode de l’affrontement. Les contradictions qui se manifestent dans la théorie sont révélatrices du conflit qui existe dans la réalité entre la logique de l’individu et la logique de la société. De ce fait, toute tentative d’harmonisation entre psychologie et sociologie finit par dissimuler ce conflit et, partant, dessert la critique sociale. En se focalisant sur la logique de l’individu, la psychanalyse freudienne contribue à mettre en évidence cet antagonisme fondamental (Genel, 2010). Elle est alors en mesure d’adresser des questions, sinon des objections, à la théorie sociale et politique. Les problèmes qu’elle pourra soulever à partir du point de vue de l’individu sont au fondement de sa démarche critique. En somme, pour conserver une portée critique, la psychanalyse doit paradoxalement résister à la « politisation » de son corpus théorique. La dénaturation de ses concepts, leur adaptation à la théorie de la société, conduit à une domestication du noyau réfractaire de la psychanalyse. Soutenir résolument la découverte de Freud, c’est assumer la nature conflictuelle du rapport entre individu et société. Dans ce conflit, la psychanalyse se doit de porter les questions relatives au sujet face à toute tentative de réduction ou d’intégration (Dejours, 1993).

« dans la vie psychique de l’individu pris isolément, autrui intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et, de ce fait, la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale » (Freud, 1921, p.123).

Sur la notion de rapports sociaux, voir par exemple Les rapports sociaux de sexe,  A. Bidet-Mordrel, 2010. Sur celle de domination, consulter entre autres Figures de la domination, D. Martuccelli, 2004.

Bibliographie

Adorno, T. wiesengrund, & rider, J. L. (2007). La Psychanalyse révisée, suivi de L’Allié incommode.

Paris: L’Olivier.

Bidet-Mordrel, A. (Ed.). (2010). Les rapports sociaux de sexe. P.U.F. Retrieved from

http://www.cairn.info/les-rapports-sociaux-de-sexe–9782130584742.htm

Dejours, C. (1993). Pour une clinique de la médiation entre psychanalyse et politique: la

psychodynamique du travail. Trans, 131–156.

Elias, N. (2010). Au-delà de Freud. (M. JOLY, Ed., N. Guilhot & V. Meunier, Trans.). Paris: La

Découverte.

Genel, K. (2010). L’approche sociopsychologique de Horkheimer, entre Fromm et Adorno. Astérion.

Philosophie, histoire des idées, pensée politique, (7). https://doi.org/10.4000/asterion.1611

Jacoby, R. (1975). Social Amnesia: A Critique of Contemporary Psychology (1997th ed.). New

Brunswick, N.J., U.S.A: Transaction Publishers.

Jacoby, R. (1983). The Repression of Psychoanalysis: Otto Fenichel and the Political Freudians.

University of Chicago Press Jul-1986.

Martuccelli, D. (2004). Figures de la domination. Revue Française de Sociologie, 45(3), 469–497.

Rolo, D. (2018). Psychoanalysis and critical theory: A new quarrel about revisionism? Constellations.

2018 ; 1–12. https://doi.org/10.1111/1467-8675.12390