Destruction de la biosphère et psychanalyse

Jean-Paul Matot

Pédopsychiatre, membre de la Société belge de psychanalyse

Psychanalyse et transformations sociales

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En ce mois de mars 2019 paraît un livre qui, à défaut de nous rassurer sur notre devenir humain, fait écho la naissance de Psy.Kanal : avant tout parce qu’il s’efforce de prendre à bras le corps la question de la destruction par l’homme de son milieu, et tente de comprendre pourquoi cette destruction ne s’arrêtera probablement pas avant que les très grands dégâts, déjà avérés, n’aient abouti à une précarité généralisée, si ce n’est à un effondrement massif, de la survie d’homo sapiens. Dans la rubrique « psychanalyse et transformations sociales » qui est au cœur de notre projet éditorial, on ne pouvait rêver publication mieux à propos pour lancer un forum de discussion ! L’autre motif de notre satisfaction quelque peu grinçante est que cet ouvrage collectif est dirigé par notre collègue suisse Luc Magnenat, dans la continuité de l’article qu’il a publié à l’automne 2016 dans le numéro 69 de la revue belge de psychanalyse, récompensé lors de notre récent colloque de 2018 par le jury du prix Maurice Haber.

Ce livre s’aventure courageusement dans le désert des publications psychanalytiques en langue française sur ce sujet qui, comme le développe Luc Magnenat, confronte les psychanalystes aux défenses aliénantes et mutilantes contre les terreurs sans nom (Bion) et les agonies primitives (Winnicott) qu’ils rencontrent dans les cliniques des troubles psychiques les plus sévères, mais cette fois à l’échelle de l’humanité, et, avant tout, en eux-mêmes.

La démarche éditoriale de cet ouvrage doit être soulignée : les psychanalystes, dès lors qu’ils recourent à leur corpus théorique en dehors du champ clinique qui fonde sa légitimité, doivent « se mettre à l’écoute d’une autre écoute, celle des spécialistes du domaine investigué », pour éviter l’arrogance – et l’inintérêt – d’un discours plaqué sur du vide. C’est ainsi que les contributions de psychanalystes alternent avec celles de philosophes, écrivain, journaliste, juriste, spécialisés dans les problématiques de la « crise environnementale ».

Jacques Press, dans le court chapitre qui clôture le livre, relève lui aussi le risque que courent les psychanalystes « d’exporter sans distance des théories issues de leur travail quotidien dans un champ hétérogène au leur, et d’ajouter ainsi de la confusion au lieu de donner naissance à une pensée créative ». Il pointe à cet égard la différence radicale entre la situation de dépendance immédiate du petit humain à l’égard de son environnement maternant, et le rapport beaucoup plus distancié du sujet adulte à son Umwelt. Le lieu de convergence se situerait pour lui au niveau de la perte d’un cadre stable, permanent, indestructible, au sein duquel le sujet humain puisse construire une continuité suffisante de son sentiment d’exister. L’autre remarque de Press porte sur la transformation du rapport de l’homme à ce qui est identifié comme « non humain » : les outils et les objets qu’il fabrique, les animaux, les végétaux, les matières premières qu’il utilise et consomme. La globalisation apparente de l’ontologie naturaliste (Descola, 2005) s’est accompagnée d’une régression de la familiarité et de la proximité que l’homme entretenait avec ce que cette ontologie désigne comme « non-humain », au profit d’un éloignement et d’une méconnaissance qui instaure une coupure avec une part de lui-même. Je pense comme Press que cette forme de désinvestissement, aboutissant à une cécité dé-mentalisante, que l’idéologie consumériste du capitalisme financier pousse à son paroxysme, ne peut être comprise en se référant seulement aux concepts psychanalytiques développés à partir de la clinique des psychoses.

Le « pacte faustien » – traduction par Magnenat d’un chapitre du livre de George Monbiot publié en 2007, rassemble quelques-unes des connaissances acquises par les scientifiques sur le plan des changements climatiques induits par l’activité humaine. « J’écris ce livre avec optimisme » concluait Monbiot … il y a plus de dix ans1 ! Et cela fait un demi-siècle que l’article du psychanalyste américain Harold Searles, Les processus inconscients en jeu dans la crise environnementale, également traduit par Magnenat, alertait la communauté psychanalytique, à la suite de son livre L’environnement non humain paru en 1960, sur « la plus grande menace à laquelle l’humanité ait jamais eu à se confronter collectivement, au-delà même de celle d’une guerre nucléaire ». Certes les médias se font aujourd’hui largement l’écho de la destruction de notre écosystème, suscitant cependant très peu de réactions concrètes et surtout efficaces au sein de nos sociétés. Certes, des conférences internationales accouchent laborieusement … de recommandations aussi insuffisantes que facultatives  … Mais, comme le souligne Magnenat, entend-on parler de réduction du trafic aérien ? Dans le dossier du journal Le Monde des 24-25 février 2019, on peut lire : « qu’un aller-retour Paris-New-York envoie plus d’une tonne de gaz carbonique dans l’atmosphère par passager, soit autant qu’une année de chauffage et le cinquième des émissions annuelles d’un Français » ; « que le secteur aéronautique est responsable de 2% des émissions mondiales de CO2. Soit deux fois plus qu’un pays comme la France … impact qu’on peut évaluer à 5% si l’on prend en compte l’ensemble des gaz à effet de serre émis, et pas seulement le CO2 ». Le trafic aérien a augmenté de 60% entre 2005 et 2017, lit-on dans ce dossier, qui épingle « les incessantes publicités …, les billets low cost, les promotions du web, les programmes de fidélisation, les pouvoirs publics se félicitant de la croissance du secteur aérien – et le subventionnant … », mais également l’absence de taxe sur le kérosène, et le rejet récurrent, au niveau européen, des propositions visant à taxer les rejets de CO2 des avions. La question de l’utilisation non régulée de l’avion est exemplaire des différents niveaux d’obstacles, individuels et collectifs, qui empêchent les sociétés de prendre les mesures nécessaires à la sauvegarde des conditions de vie sur terre … de leurs enfants.

Il ne m’est pas possible, dans l’espace de cet article, de refléter l’ensemble des contributions d’auteurs développant des perspectives diverses (Dominique Bourg, Hicham-Stéphane  Afeissa, Nancy Huston, Charlotte Luyckx, Alain Papaux), et de psychanalystes (François Ladame, Francisco Palacio-Espasa, Nathalie Zilka) que l’ouvrage s’attache à faire dialoguer. Une telle démarche est précieuse, même si elle n’aboutit que partiellement, tant le champ est vaste et, faut-il le redire, peu travaillé par les psychanalystes, mais également parce que, comme l’a souvent déploré Edgar Morin, la segmentation des savoirs et l’isolement des disciplines fait obstacle à l’émergence d’une méthodologie et d’une pratique des réflexions partagées.

Reste le très long chapitre (103 pages sur les 270 que compte le livre) rédigé par Luc Magnenat, qui expose de manière très argumentée et passionnante ses propres conceptions de ce qui sous-tend notre apathie face au désastre que nous mettons en place en toute connaissance de cause. Il m’a paru propice à l’ouverture d’un premier espace de débat, d’opinions et de controverses dans le Forum de Psy.Kanal où je vous propose de nous rejoindre prochainement.

Chaque année, depuis 2015, dépasse la précédente en termes de record de réchauffement climatique (Le Monde, 3 août 2018 et 8 février 2019). Il en va de même pour les océans, qui jouent un rôle central de régulation de la biosphère. Ils « absorbent 93% de l’énergie attribuable au réchauffement planétaire et 25% des émissions anthropiques de CO2 … Les effets de ce réchauffement sont multiples. Il y a d’abord l’élévation du niveau de la mer car l’eau plus chaude se dilate, à l’image d’un gaz, et donc occupe plus de place … (elle) affecte également le climat de la planète, en élevant la température et l’humidité de l’air … Elle aggrave aussi la fonte des calottes glaciaires, réduit le niveau d’oxygène des océans et affecte les écosystèmes marins ». Or, la transformation des océans est un processus qui engage le très long terme : « Même si les émissions étaient immédiatement stoppées, les gaz à effet de serre déjà émis continueraient à réchauffer les océans pendant des milliers d’années, en raison de leur longévité dans l’atmosphère et de l’inertie du système climatique » (Le Monde, 8 février 2019). Nous dansons encore dans les salons du Titanic …