Maison Ariel, je me sens perdu sans toi …

Virginia De Micco

Psychiatre, psychanalyste, membre titulaire SPI-IPA , Via Caduti sul lavoro 71 81100 Caserta ; mail : vdm6396@virgilio.it

L’accueil institutionnel des mineurs étrangers isolés : quel cadre pour quel malaise ?

Psychanalyse et transformations sociales

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Les réflexions développées dans ce travail proviennent d’une expérience de supervision analytique de groupe poursuivie à un rythme bimensuel pendant un an auprès d’une équipe d’un centre de premier accueil pour mineurs isolés étrangers, assurant également des rencontres individuelles et de groupe avec les jeunes hôtes étrangers. 

Un premier niveau de réflexion, où convergent regard anthropologique et capacité de lecture psychanalytique, concerne le fonctionnement institutionnel, dans lequel se mélangent de manière ambiguë des nécessités de contrôle et d’émancipation.

Les membres de l’équipe se retrouvent inévitablement “porteurs” de parties scindées et expulsées, traumatisées et souffrantes des jeunes hôtes eux-mêmes ; les uns et les autres se sentent “pris au piège” des doubles messages transmis par les directives institutionnelles, sources d’un malaise diffus, particulièrement évident dans les centres spécifiquement destinés aux mineurs isolés étrangers. Ces structures résidentielles accueillent surtout des grands adolescents, et parfois de jeunes adultes dans la trentaine qui déclarent un âge inférieur pour pouvoir profiter des protections réglementaires liées au statut de mineur. Ces protections, conçues pour des enfants ou pour des préadolescents, ont un effet régressif immédiat et une action infantilisante puissante sur des jeunes qui, dans les vicissitudes dramatiques du voyage, ont dû acquérir rapidement des capacités d’adultes.

Les modalités de l’accueil remettent ainsi ces jeunes migrants, avec leur complicité plus ou moins inconsciente, dans un statut d’enfant qui va à l’encontre de leurs besoins et aspirations. Une telle situation fait apparaître des dynamiques psychiques jamais observées dans les pays d’origine et dans les structures de départ. La protection se transforme alors en une puissante action de contrôle et de limitation paradoxale de leur autonomie, favorisant l’instauration pernicieuse de dynamiques parasitaires et revendicatives. Elle révèle le fond persécutoire refoulé inclus dans le dispositif de l’accueil ; au plus cette dimension persécutrice est niée, au plus elle fait obstacle à une capacité effective d’ “accueillir” et de garder en soi (et de garder à l’esprit), les parties expulsées et étrangères chargées d’un potentiel vexatoire et persécutif. De ce point de vue l’adolescent est toujours un “étranger” particulièrement inquiétant pour le contexte d’accueil ; autant celui-ci peut se montrer accueillant vis-à-vis des mineurs-enfants, de ce tendre enfantin que l’on désire “affilier” à son propre lignage, adopter de tant de façons, autant le pulsionnel “inéducable” du mineur migrant adolescent déclenche-t-il immédiatement le rejet d’une “inquiétante étrangeté”.

L’élément “étranger” dont ces jeunes migrants sont “porteurs” plane, bien qu’indicible et non traitable, dans le microcosme relationnel des centres d’accueil. Dans l’expérience de groupe la spécificité irremplaçable de l’écoute analytique devient donc fondamentale, écoute capable de s’accorder aux urgences inconscientes, aux parties muettes et souterraines, aux aspects déniés et occultés : c’est sans aucun doute la modalité de l’écoute qui détermine ce qui finalement peut être mis en mots,  dans une parole qui surprend par-dessus tout la personne qui la prononce et qui semble “s’écouter” pour la première fois, en particulier dans la “polyphonie” de groupe (Kaës, 2004). 

Dans les relations quotidiennes des centres d’accueil on assiste en effet à une oscillation continuelle entre attitudes mimétiques, avec l’activation de noyaux ambigus et indifférenciés, noyaux syncrétiques (Bleger, 2010) qui permettent de maintenir une “familiarité” avec l’étranger dans la cohabitation quotidienne, et l’irruption à l’improviste d’angoisses de persécution face à la perception soudaine de l’étrangeté de l’autre, de son insondable “étrangéité” qui est aussi le signe de son irréductible subjectivité. Pendant une rencontre de supervision un membre de l’équipe raconte un rêve: « J’ai rêvé que je venais dans la communauté et que je proposais à mes collègues d’aller prendre un café … pendant que nous étions au bar il y avait un terrible incendie qui détruisait tout », à la suite quoi une de ses collègues commente sur un ton dédramatisant : « mamma … pour un café… ». Il semble que très peu suffise pour tout détruire, ou plutôt pour faire éclater un incendie, ce qui peut-être en dit long également sur les menaces de violentes urgences pulsionnelles, y compris sexuelles, suscitées par la rencontre avec l’étranger. Attitude d’ailleurs réciproque qui se manifeste par une ” résistance souterraine à l’assimilation ” mise en œuvre par les jeunes hôtes, allant paradoxalement de pair avec l’attitude mimétique décrite précédemment.

 « J’ai demandé quelque chose à Akim en italien » raconte Najid « et puis j’ai dit non, non, entre nous nous devons parler notre langue ».

On voit ainsi se configurer une scission radicale où une part de soi est dans une assimilation totale au contexte d’accueil, tandis qu’une autre part mène une rébellion souterraine destructrice envers les part identifiées à l’autre fortement idéalisé : les parts qui tentent de se soustraire à cette captation identitaire pourraient du reste mettre en marche un authentique processus de subjectivation à la condition de rencontrer un milieu, un discours, qui puissent effectivement jouer une fonction “subjectivante”. 

Le risque est tout aussi élevé de se soumettre à de véritables “séductions identitaires” en négatif, y compris les versions intégristes des cultures d’origine, d’autant plus mythifiées qu’en réalité peu introjectées. Il s’agit d’idéalisations de l’origine, de valence contraire aux précédentes idéalisations de l’Occident. Ces idéalisations cependant maintiennent l’évitement du très douloureux travail de deuil qui attend ces adolescents migrants déracinés, ” hors ” de toute appartenance possible, hors d’un lieu sûr et familier, mais aussi hors du temps de leur propre histoire.

Dans cette situation très particulière, où le “centre” d’accueil assume les fonctions psychiques d’un milieu familial et culturel totalement brisé, on oscille donc constamment entre un risque de rejets des parts étrangères inassimilables et, à l’opposé, une tentative de réparation maniaque, tout aussi pernicieuse et sans résultat. Positions toutes deux utilisées pour nier la nécessité d’élaborer la pénible expérience de ce qui est étranger, à travers des opérations psychiques apparemment opposées mais en réalité complémentaires : soit un refus aveugle – je ne veux pas voir ce qu’il y a de semblable dans le différent  soit un accueil tout aussi aveugle – je ne veux pas voir ce qu’il y a de différent, d’inassimilable, dans le semblable-  deux modalités d’évacuation, l’une qui rejette, l’autre qui engloutit ...

Cette condition de “malaise caché”, diffus et envahissant, typique des migrations, se traduit cependant rarement par un trouble psychique identifiable,  Une telle condition implique aussi les équipes d’assistance qui peuvent même être les premières à manifester l’effet perturbant des parties clivées et souffrantes dont elles sont “porteuses”. Un cadre capable de capter ce “mal-être” (Kaës, 2012) doit nécessairement se trouver un espace à l’intérieur des lieux mêmes de l’accueil, cherchant littéralement, matériellement, à “donner une place à ce sujet dé-placé” et aussi à cet élément déplacé qui autrement resterait perpétuellement sans lieu psychique pour être pensé. Il s’agira donc essentiellement de “donner la parole en donnant une écoute”, la qualité spécifique de l’écoute analytique étant la mesure et la garantie de la fonction analytique dans un cadre aussi singulier. C’est seulement cette mise en place anthropologique auprès des centres d’accueil, jointe à la “disposition” analytique de l’écoute, qui peut restituer également un temps au mal-être, à cette véritable impossibilité à être (Kaës, 2012), que les jeunes migrants portent en eux-mêmes. C’est seulement cette reconnaissance analytique attentive de nouveaux territoires anthropologiques qui pourra permettre une reprise de ce ” travail de temporalisation ” qui, il ne faut pas se faire d’illusions, restera gelé tant que les traumatismes ne pourront pas être transformés en deuils, deuils que les membres de l’équipe eux-mêmes et l’analyste lui-même devront affronter: avant tout celui de la limite de la capacité d’assimilation de ce qui nous est étranger. 

Du reste les lieux physiques de l’accueil deviennent eux-mêmes de véritables coquilles psychiques pour les jeunes migrants, pour lesquels ils peuvent remplir une fonction psychique cruciale de milieu facilitant dans cette condition singulière de vivre leur propre adolescence seuls, dans un pays étranger, avec des références symboliques et affectives pauvres et confuses.

Et c’est ainsi qu’avant de quitter le centre d’accueil où il a vécu des alternances de moments de rébellion et de protestation, de revendication et de gratitude, de besoins de dépendance et de poussées d’émancipation, avec des déchirures inattendues sur son propre passé, des méfiances obstinées et des fermetures dans des versions stéréotypées de sa propre histoire, Najid laisse un billet où il s’adresse directement au “lieu” qui l’a accueilli, lui confiant une “version” de soi inattendue et nouvelle, version qui ne peut trouver son expression que dans cette nouvelle langue, incertaine et vacillante, qui maintenant donne la parole à une part de soi perdue et confuse :

    Chère Maison Ariel je me sens perdu sans toi … peut-être j’arrive ou pas, je sais pas, je pense que c’est pas possible je retourne comme c’était avant. Maison Ariel pour moi complètement une famille avec mère, tante, sœurs, frères et amis, vous me manquez tous. À ma vue Maison Ariel est la meilleure du monde.

À qui s’adresse Najid ? Maison Ariel est peut-être le premier deuil reconnaissable et dont il peut souffrir, qui “couvre” les autres deuils muets et enfouis, Maison Ariel a peut-être réalisé ainsi sa tâche la plus importante: donner un lieu à ce dont il faut se séparer.

Cette petite tranche d’expérience met en évidence avec force à quel point un ” travail ” authentique d’accueil et d’intégration passe aussi par un travail indispensable sur les affects et les émotions, d’autant plus archaïques et massivement mobilisés que les codes symboliques culturels à disposition semblent insuffisants pour remplir leur fonction de liant psychique ; un travail sur ” cet actuel qui renvoie à l’archaïque “, spécifique de l’adolescence (Baranes, 2016).

En définitive c’est comme si le travail psychanalytique avec des mineurs migrants nous demandait d’être encore plus profondément analystes, à travers une profondeur d’écoute de ce qui d’un côté nous est si étranger et d’un autre côté nous est si immédiatement proche, une attitude analytique constante capable de mettre en jeu nos aires ” étrangères “, aires muettes et inconnues, peu ou pas analysées, et pour cela particulièrement inquiétantes et pénibles à contacter : je crois que c’est la perception de cette fatigue énorme que quelques fois nous ne sommes pas préparés à affronter, et que nous tentons ici de traduire, péniblement et partiellement, en pensée. 

Bibliographie

Baranes J.J., Linguaggi e memoria del corpo in psicoanalisi, Alpes, Roma, 2016

Bleger J., Simbiosi e ambiguità, Armando, Roma, 2010

Kaes R., La polifonia del sogno. L’esperienza onirica comune e condivisa, Borla, Roma, 2004

Kaes R., Le mal-être, Dunod, Paris, 2012