Dé-placés, dé-phasés

Virginia De Micco

Psychiatre, Psychanalyste, membre titulaire SPI-IPA , Via Caduti sul lavoro 71 81100 Caserta; adresse mail : vdm6396@virgilio.it

L'expérience des mineurs isolés étrangers entre regard anthropologique et écoute analytique

Psychanalyse et transformations sociales

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Peut-être n’existe-t-il pas d’âge de la vie plus intensément modelé par l’expérience culturelle que l’adolescence ; toute l’adolescence peut même être considérée comme une véritable “invention” culturelle en ce sens que plus le bagage culturel à acquérir augmente, plus la durée de l’adolescence se prolonge1. Temps anthropologique bien plus que biologique, même s’il part d’une révolution biologique pubertaire qui signale encore une fois l’écart structurel pour l’humain entre base biologique et “bouleversements” pulsionnels/culturels. Le poids culturel intervenant au cours des vicissitudes de l’adolescence est bien mis en évidence par le fait que l’adolescence en tant que “période critique” constitue une expérience spécifique du contexte culturel occidental actuel. Elle en devient même une caractéristique spécifique du « post-moderne » et de ses formes anthropologiques “liquides” (Baumann, 2011), alors qu’il s’agit d’une phase de la vie non spécifiée comme telle dans d’autres contextes culturels, non occidentaux en particulier, ou d’une expérience qui ne concerne de tels contextes que depuis peu, avec des retombées extrêmement complexes aussi bien sur le plan des parcours individuels que sur celui des dynamiques collectives. 

       

Rites de passage et parcours d’adolescents

La solution “classique” adoptée dans les contextes extra-occidentaux pour marquer le passage de l’enfance à l’âge adulte est représentée par des formes plus ou moins codifiées de rites de passage, tels qu’ils ont été identifiés et définis par Van Gennep (1909)2. La violence objective de ces pratiques initiatiques qui ont pour but de modifier et de stabiliser définitivement l’identité des individus remplace en quelque sorte le lent et pénible travail de deuil que le parcours de l’adolescence exige, parcours dont l’issue est d’ailleurs incertaine et difficilement prévisible. Il s’agit d’une sorte de “logique traumatisante” qui induit un façonnement social de l’identité : les angoisses individuelles liées à la métamorphose de l’adolescence reçoivent ainsi une sorte de réponse prédéterminée, par l’intermédiaire d’une action rituelle grâce à laquelle groupe et individu se renforcent réciproquement dans leur re-production. Cette modalité particulière de “résolution” du passage de l’adolescence tend à annuler le temps historique d’une telle reformulation identitaire, entièrement absorbé par le temps de la répétition du rituel. Tous ces appareils rituels se révèlent cependant insuffisants pour répondre d’une manière efficace aux nouveaux besoins psychiques liés aux changements socio-culturels rapides auxquels ces populations sont confrontées. 

Les dérives extrémistes et intégristes qui impliquent tant de jeunes occidentaux migrants de deuxième ou troisième génération peuvent elles-mêmes être envisagées en relation avec l’échec de tels mécanismes collectifs. Des jeunes essentiellement déracinés qui se retrouvent à devoir affronter, d’une part, les violentes urgences pulsionnelles liées à la puberté, et d’autre part, la redéfinition structurale de leurs propres identifications, sans aucun instrument culturel efficace3 à leur disposition. D’un côté les appareils culturels traditionnels ont été dévalorisés au cours des migrations, de l’autre les modèles culturels occidentaux ont été imités seulement superficiellement. Il s’avère dès lors particulièrement difficile, voire impossible, pour ces adolescents en crise,  de faire appel à des figures parentales introjectées qui puissent constituer des supports d’identification4 valides.

Les intégrations apparemment « réussies » des enfants migrants mettent souvent au jour tout leur vide identificatoire sous l’impact du pubertaire et de la défaillance des référents autoreprésentatifs de l’adolescence. Ces intégrations sont en effet bien souvent le fruit d’ “imitations” psychiques plus que de véritables introjections, imitations donnant l’illusion d’ “intégrations” parfaitement réussies et fonctionnelles – alors qu’en réalité elles sont fragiles, rapidement révocables et remplaçables par des imitations tout aussi radicales mais opposées sur le plan idéologique. Dans de tels contextes, la redéfinition cruciale des conflits inconscients avec les figures parentales devient particulièrement périlleuse du fait de la précarité et de l’instabilité des indispensables référents métapsychiques et métasociaux dont parle Kaës (2009). 

Mineurs isolés étrangers : qu’est-ce qui se cache derrière ce “sigle”?

La migration a toujours été un “phénomène fuyant” – pour reprendre l’expression de J.-P. Raison (1978) ; du fait de sa nature même, fluide et changeante, il faut prêter une attention constante à ne pas généraliser des représentations de ce phénomène dépendant pour une large part du point de vue choisi, de la position de l’observateur … En effet la migration est caractérisée par un dynamisme extrême et des changements anthropologiques rapides.

Ce n’est pas un hasard si on parle de “flux” migratoires, évoquant un phénomène liquide et irrépressible, évoquant un fluide sans forme propre, mais prenant celle du récipient qui le contient et la lui impose. Le territoire d’accueil (historique, géographique, anthropologique) décide ainsi en grande partie de la “forme” que ce phénomène peut prendre : ce que nous appelons un peu rapidement phénomène migratoire est en réalité la résultante d’une rencontre entre différentes réalités anthropologiques. 

Ce qui apparaît comme observation d’une qualité de l’objet, de l’autre – et particulièrement l’autre culturel, parle souvent tout autant voire davantage de nos propres qualités et instruments d’observation et de nos cadres de pensée, en ce compris nos institutions. C’est justement de prendre conscience qu’ils sont entièrement conçus pour l’autre qui met en évidence notre façon de “construire” l’autre. Implicitement, nous imposons à cet autre de se placer dans cette “grille” de pensée et de perception à travers laquelle nous entendons le représenter. Inutile de dire qu’une telle grille est constituée non seulement d’éléments conscients et manifestes mais plus encore d’éléments inconscients et implicites, encore plus contraignants sinon même “prescriptifs”. Et c’est justement sur ces aspects implicites véhiculés par les fonctionnements institutionnels qu’il faut s’interroger. 

L’expérience des mineurs isolés étrangers, comme on les appelle, représente quelque chose de complètement nouveau, aussi bien sur le plan psychique que relationnel ou anthropologique, dont la compréhension bénéficie d’instruments de lecture psychanalytiques.

Ces jeunes migrants semblent ainsi toujours dé-placés et dé-phasés, et cela non seulement pour l’environnement qui les entoure mais aussi, et en un certain sens avant tout, pour eux-mêmes, qui se retrouvent à vivre dans cette condition singulière. Condition dans laquelle la crise identitaire de l’adolescence, sur le plan individuel, se dédouble en une impossibilité de se reconnaître et d’être reconnu dans ce nouvel univers symbolique. Pour le contexte d’accueil lui-même il est doublement impossible de trouver une place pour ces jeunes migrants : en tant qu’étrangers et en tant que personnes “pas mûrs, indéfinis”, migrants et adolescents précisément, quelque chose qui n’a pas encore sa place, ni sur la scène psychique ni sur la scène anthropologique. 

Les problématiques de ces jeunes migrants de « première génération » qui émigrent mandatés d’une manière ambivalente par leurs familles, peuvent être très différentes de celles des jeunes de leur âge, migrants de deuxième génération. Pour ces derniers au contraire il s’agit d’élaborer la complexité d’une fracture identitaire qui se situe au niveau d’une défaillance de la transmission culturelle transgénérationnelle comprise dans sa fonction de construction des liens symbolico-affiliatifs. 

Il s’agit en effet d’un temps d’ “accroissement”. Adolesco : je grandis/j’apprends ; ce n’est pas un hasard si dans son étymologie latine la “croissance” sur le plan physique est intimement liée à la nécessité de se développer avant tout sur le plan social, de faire preuve de toutes les capacités attendues d’un adulte.

Il s’agit de rituels d’initiation qui ont pour but spécifique d’éloigner les jeunes hommes d’une agrégation au cercle materno-infantile, pour les associer définitivement à celui des hommes adultes. Toutes les prérogatives sociales, publiques ou privées, du ressort des adultes, seront demandées et reconnues aux initiés : tous les efforts psychiques et le travail évolutif lié à l’adolescence sont pour ainsi dire condensés et résolus à travers les vicissitudes initiatiques. 

C’est-à-dire aucun instrument capable de leur fournir une symbolisation efficace sur le plan psychique, capable de leur indiquer leur place dans l’ordre des genres et des générations. 

Cela concerne en particulier la figure et la dimension psychique “paternelle” en tant que représentante et garante d’un univers symbolique “valide”.

Bibliographie

Bauman Z., Modernità liquida, Laterza, Bari, 2011

Kaes R., Les alliances inconscientes, Dunod, Paris, 2009

Raison J.P., Voce Migrazione, in “Enciclopedia Einaudi” vol 9, Einaudi Torino, 1978

Van Gennep A . ( 1909), I riti di passaggio, Bollati Boringhieri, Torino