Psychanalyse et perspective écosystémique II

Jean-Paul Matot

02/07/2019

De l’importance de penser la non-différenciation

Psychanalyse et transformations sociales

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Pour respecter les critères de volume de Psy.Kanal, nécessaires à sa lisibilité, ce texte fait suite à Psychanalyse et perspective écosystémique I

De l’importance de penser la non-différenciation

Il nous faut donc réinterroger nos modèles des oppositions sujet/objet, Moi/non Moi, dedans/dehors, réalité interne/ réalité externe. La psychanalyse n’est pas démunie pour ce faire, mais elle doit aller beaucoup plus loin dans l’approfondissement de certains de ses concepts et dans la réévaluation de l’ensemble de ses constructions métapsychologiques. Il me semble intéressant à cet égard de partir du concept kantien de la nature inconnaissable de « la chose en soi », du Réel lacanien, de l’informe winnicottien, de l’ « ambiguïté » de Bleger, du « O » de Bion, et, d’une manière plus large, de ce qui relève de la non différenciation (qu’il est nécessaire de distinguer, avec Winnicott, de l’indifférenciation qui est, elle, une défense contre des différenciations menaçant le sentiment d’identité).

Les différenciations, sur lesquelles les individus et les sociétés construisent leurs identités, ne peuvent se constituer qu’à partir d’une matière première de non-différenciation. Pour que quoi que ce soit puisse prendre forme, il faut une matière, encore informe, qui puisse être transformée.

Winnicott est probablement le psychanalyste qui a accordé le plus d’importance à cette reconnaissance de la nécessité préalable de l’informe, sans lequel nulle forme ne peut advenir. La précision qu’il faut peut-être apporter, car elle n’est qu’implicite dans ses articles, c’est que l’informe se renouvelle continuellement dans notre psychisme, comme source indispensable de notre vitalité et de notre créativité, et de l’effectivité de nos processus de symbolisation.

En dehors de la psychanalyse et de la création artistique, cette question, ainsi que celle de notre rapport aux objets techniques, a été abordée de manière créative et originale par le philosophe et psychologie Gilbert Simondon (1924-1989), dont les travaux sur les processus d’individuation (1958, 2005), inspirés par la thermodynamique des états loin de l’équilibre, la physique quantique et la cybernétique, placent le potentiel « pré-individuel » au cœur de l’individuation, en l’étendant des individus humains aux individus techniques, les uns et les autres inscrits, comme l’avait déjà montré André Leroi-Gourhan, dans des lignées évolutives.

Pour Simondon, l’individuation survient du fait de la saturation qui s’installe dans un système qu’il qualifie de pré-individuel – que j’assimile aux concepts de non-différenciation et d’informe –, amenant l’émergence, dans le même mouvement, d’un individu et de son environnement. Le point évidemment central de cette théorie est que l’individu n’ « arrive » pas dans un environnement donné, mais est comme « produit » par un processus de différenciation qui le constitue en même temps que son environnement. De la même manière, les identités groupales et collectives se constituent à partir d’une régression des individus vers leur potentiel pré-individuel pour constituer ce que Simondon nomme le « trans-individuel », en même temps que l’environnement qui lui est lié.

L’importance que reconnaît Simondon à l’évolution des individus techniques – et à leur constitution comme collectifs technologiques – dans leurs rapports aux évolutions des sociétés humaines nécessite à mon sens que les théories psychanalytiques de la symbolisation réfléchissent, à côte des formes primaires et secondaires de la symbolisation, une symbolisation tertiaire, qui passe, non par l’utilisation des objets techniques, mais par l’intrication de notre existence à celle de ces objets. Nos existences numériques en sont une première manifestation actuelle, mais il est assez évident que ce mouvement est appelé à s’amplifier et gagner des territoires de plus en plus larges de nos psychismes.

Cet enjeu rejoint d’ailleurs les développements de Bleger (1967) sur les parts syncrétiques du psychisme immobilisées dans et par le cadre inanimé. Mais Bleger, dans cet apport considérable qui nous permet de comprendre les angoisses impensables mobilisées par la rupture de nos « cadres » de vie – en ce compris la rupture que représente l’angoisse de perte de contenant que suscitent les phénomènes migratoires (De Sicca, 2019) -, ne fait pas la distinction entre indifférenciation et non-différenciation. La perspective qu’il ouvre me semble beaucoup plus riche – et optimiste – en concevant l’hypothèse que le cadre inanimé « contient » également, à côté de parts indifférenciées, tout un potentiel de non-différenciation susceptible d’alimenter de nouveaux processus de différenciations et de symbolisations. Cette hypothèse, que Bleger ne semble pas considérer, trouve cependant une assise dans son œuvre : la symbiose, et les « noyaux agglutinés » qui la sous-tendent, constituent une défense contre l’ambiguÏté, forme première de non-différenciation qui peut à mon sens être rapprochée du concept d’informe chez Winnicott.

Bibliographie

Bleger J. (1967) : Symbiose et ambiguité, PUF, Paris, 1981

Descola Ph. (2005), Par-delà nature et culture ; Gallimard, Paris

De Micco V. (2019), Esprits migrants, esprits adolescents ; Revue belge de psychanalyse,

75 (à paraître)

Freud S. (1929), Malaise dans la culture ; Paris, Presses Universitaires de France, 1995

Freud S. (1933) : Nouvelles conférences sur la psychanalyse ; Paris, Gallimard, 1984

Magnenat L. (2019), Le propre de l’homme à l’âge de l’anthropocène ; in : Magnenat L. (dir),

La crise environnementale sur le divan ; Paris, In Press, pp 145-248

Matot J-P. (2019), L’Homme décontenancé. De l’urgence d’étendre la psychanalyse ; Paris,

L’Harmattan (à paraître)

Press J. (2019), Psychanalyse et crise environnementale ; in : Magnenat L., La crise

environnementale sur le divan ; Paris, In Press, pp 261-270

Searles H. (1960), L’environnement non humain ; Gallimard, Paris, 1986

Simondon G. (1958), Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989

Simondon G. (2005), L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Ed. Catherine Millon, 2013