Psychanalyse et perspective écosystémique III

Jean-Paul Matot

03/07/2019

Différencier la destructivité primaire de la destructivité secondaire aux différenciations

Psychanalyse et transformations sociales

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Pour respecter les critères de volume de Psy.Kanal, nécessaires à sa lisibilité, ce texte fait suite à Psychanalyse et perspective écosystémique II

Différencier la destructivité primaire de la destructivité secondaire aux différenciations

La place centrale qui devrait ainsi être rendue à la réflexion sur la non-différenciation ouvre un autre champ de discussion avec les hypothèses développées par Luc Magnenat.

Il me semble en effet déterminant, pour penser la destruction de notre écosystème et les moyens de transformer notre rapport à ce « milieu » constitutif de notre humanité, de considérer la double polarité de la conception que l’homme se fait de son environnement, « monde extérieur » objet de projections sur un versant, unité intrinsèque à sa nature même sur un autre versant.

Car si notre destructivité opère sur les deux versants, elle n’est pas de même nature, n’engage pas les mêmes enjeux et n’appelle pas les mêmes remèdes.

Du côté de la destructivité qui se joue au sein de l’unité primaire, il s’agit de ce que Winnicott a qualifié d’ « amour primaire cruel ». Le remède qu’il a prescrit, c’est la capacité de l’environnement à survivre à cette destructivité, et à la transformer au sein d’une relation qui, par un double mouvement de limite (reconnaissance de la douleur que provoque la cruauté et limite à l’expression de cette cruauté) et d’offre d’une issue alternative à la vitalité qui s’exprime comme cruauté, permet de développer la créativité, c’est-à-dire la capacité d’élargir, à travers nos expériences, l’espace au sein duquel nous vivons.

Du côté de la destructivité projective (que je qualifierais de « secondaire »), liée à la projection du « mauvais » à l’extérieur, et au contrôle omnipotent que nous tentons de conserver sur ce qui de notre « intérieur » se trouve ainsi expulsé, c’est, toujours en suivant la pensée de Winnicott, la question de la réparation qui est centrale. La destructivité projective ne peut être transformée que lorsque, au préalable, l’accès à la position dépressive (conceptualisée par Melanie Klein, et reprise par Winnicott sous le nom de capacité de sollicitude) a été acquis, ouvrant la voie à la culpabilité, au souci pour autrui et à une authentique capacité de réparation.

C’est ici que le lien entre les deux « remèdes » apparaît : en effet, l’accès à la position dépressive est conditionné par une transformation préalable suffisante de la cruauté de l’amour primaire.

Ainsi, dans les configurations psychiques des personnes qui n’ont pas pu suffisamment transformer la cruauté primaire, la destructivité à l’égard de l’environnement traduit certes la mise en œuvre de défenses projectives, mais sur un fond d’indifférence aux atteintes d’un environnement vécu défensivement (par rapport à une culpabilité impensable car s’accompagnant d’une menace intolérable d’anéantissement de l’unité primaire) comme infiniment indestructible.

Dans les configurations psychiques où la culpabilité et la capacité de réparation ont pu être intégrées à la personnalité, il est possible de s’appuyer sur ces acquis pour combattre et contenir la destructivité projective.

Dans la première occurrence, tout ce qui tend à démontrer rationnellement l’impact destructeur de la vie de l’individu sur l’environnement est inaudible, intolérable et ne peut dès lors que faire l’objet d’un rejet et d’un déni radical. Ce n’est donc pas un hasard si ce type de négationnisme réunit dans une même haine les tenants du « climatosceptisme » et de la stigmatisation xénophobe des étrangers et des migrants. La seule possibilité de calmer et de contenir socialement cette rage destructrice, c’est à la fois d’opposer une limite ferme mais non rejetante à l’égard des personnes et des groupes qui sont prisonniers de tels fonctionnements, et d’inventer des formes adéquates et valorisantes de socialisation de leur rage : il devrait être possible, avec un peu d’imagination et de tolérance, d’inventer autre chose que la Légion Etrangère … ou que Daech

Dans la seconde occurrence, la valorisation de la capacité de réparation est d’un accès plus facile, et beaucoup d’individus et de groupes sont déjà engagés dans cette voie. Reste à accélérer le mouvement, avec l’aide d’un personnel politique dont on peut espérer qu’une majorité dispose de fonctionnements psychiques de la seconde catégorie plutôt que de la première …

Car il faut bien aussi, pour penser cette « réalité externe » qui est toujours un espace psychique de l’humain,  désigner les processus sociaux que nous avons à démonter et combattre : l’hégémonie mondiale de l’idéologie du capitalisme financier qui tend à faire disparaître la pluralité des ontologies humaines par l’impérialisme de ses valeurs et l’omniprésence de ses normes : primauté absolue des plus-values financières sur les équilibres écosystémiques ; appropriation monopolistique des techniques accélérant la réduction de l’humain à sa valeur marchande par le double effet de l’ « idéal » consumériste et de l’emprise managériale. Cette destruction de l’humain par l’envahissement de l’idéologie hyper-capitaliste montre bien que la « culture » ne peut être envisagée principalement sous l’angle d’un « héritage » des phénomènes transitionnels de l’enfance, comme le suggérait Winnicott, mais doit être pensée prioritairement dans les dimensions de destructivité collective qu’elle met en œuvre, soulignées par Freud (1929) dans Malaise dans la culture. A cet égard, je suis frappé par le nombre de livres qui aujourd’hui remettent sur le métier les mécanismes de destruction sociale du système nazi : Bleu de Prusse, le dernier roman de Philip Kerr après sa trilogie berlinoise, L’ordre du jour d’Eric Vuilllard, Les amnésiques de Géraldine Schwartz, Les enfants d’Asperger d’Edith Sheffer, pour n’en citer que quelques-uns. Ils parlent de l’actualité de la destructivité des organisations et des idéologies totalitaires à l’échelle de l’humanité.

Bibliographie

Bleger J. (1967) : Symbiose et ambiguité, PUF, Paris, 1981

Descola Ph. (2005), Par-delà nature et culture ; Gallimard, Paris

De Micco V. (2019), Esprits migrants, esprits adolescents ; Revue belge de psychanalyse,

75 (à paraître)

Freud S. (1929), Malaise dans la culture ; Paris, Presses Universitaires de France, 1995

Freud S. (1933) : Nouvelles conférences sur la psychanalyse ; Paris, Gallimard, 1984

Magnenat L. (2019), Le propre de l’homme à l’âge de l’anthropocène ; in : Magnenat L. (dir),

La crise environnementale sur le divan ; Paris, In Press, pp 145-248

Matot J-P. (2019), L’Homme décontenancé. De l’urgence d’étendre la psychanalyse ; Paris,

L’Harmattan (à paraître)

Press J. (2019), Psychanalyse et crise environnementale ; in : Magnenat L., La crise

environnementale sur le divan ; Paris, In Press, pp 261-270

Searles H. (1960), L’environnement non humain ; Gallimard, Paris, 1986

Simondon G. (1958), Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989

Simondon G. (2005), L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Ed. Catherine Millon, 2013