Musique, improvisation et incertitude (Paris sur Seine, en bateau-mouche) 31 octobre 2023

Bernard Golse

29/09/2023

Improvisations incertaines, Congrès de l'AEPEA, Paris

Psychanalyse et créativité artistique

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Cet article reprend la causerie musicale par laquelle Bernard Golse, en tant que président de l’Association européenne de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, a animé la soirée de gala du congrès qui s’est tenu à Paris fin septembre 2023. Il avait emmené avec lui deux comparses, Benoît Quirot qui a été son interne en pédopsychiatrie et est maintenant responsable d’une unité de périnatalité très réputée à Montreuil, dans l’est parisien ; et Noël Morrow, chef opérateur son. Deux métiers qui, chacun à leur manière, font travailler l’oreille !

Tous les deux vivent à Montreuil, ils sont amis, et ils jouent ensemble, de temps à autre pour le plaisir, depuis quelques années (il y avait au début un troisième larron saxophoniste mais qui s’est envolé dans le sud de la France).

Après un temps d’improvisation en duo qui exprimait la charge d’incertitude inhérente à l’aventure musicale, Bernard nous a proposé une improvisation sur le thème du jeu du pianiste au regard de l’incertitude, dont voici le texte original.

Le jeu du pianiste au regard de l’incertitude

La musique occupe depuis toujours une grande place dans ma vie (« The rest is noise » selon Alex Ross), mais ce soir je voudrais seulement vous dire trois choses concernant le jeu du pianiste dans la perspective du thème de notre congrès – à savoir l’incertitude – et ceci en lien avec nos repères psychopathologiques habituels :

La question de la main droite et la main gauche tout d’abord

La question de l’incertitude de l’interprétation ensuite

Les différents types de pianiste enfin (à savoir le pianiste de concert, le pianiste de studio et le pianiste d’ambiance)

J’illustrerai ces propos par quelques exemples au piano : non pas dans l’idée de jouer au sens habituel du terme mais plutôt dans l’idée de vous faire sentir ce que je veux vous expliquer.

 

  1. Le jeu du pianiste au regard des identifications intracorporelles décrites par G. Haag

 

Dans son article désormais classique, La mère et le bébé dans les deux moitiés du corps[1] », G. Haag définit ce qu’elle appelle les « identifications intracorporelles » (IIC) qui correspondent à une différenciation fonctionnelle et psychique des deux hémicorps, l’hémicorps gauche représentant le plus souvent le bébé tandis que l’hémicorps droit représenterait plus souvent la fonction maternelle (on sait que quand le bébé dans les moments de creux interactifs prend son pouce gauche dans sa main droite, il psychodramatise en quelque sorte, il figure dans son corps et dans son comportement le bébé/pouce gauche bien contenu dans le holding maternel/main droite).

Le problème du pianiste est alors le suivant : généralement, c’est la main gauche qui donne le cadre rythmique et harmonique qui renvoie plutôt aux fonctions de l’adulte alors que c’est la main droite qui joue le plus souvent le chant et la ligne mélodique qui renvoient plutôt aux vocalises du bébé.

Il y a donc une sorte d’inversion des IIC et de ce fait une sorte de dialogue improvisé interne même lorsque l’on joue une partition déjà écrite.

Arthur Rubinstein – dans le film « L’amour de la vie » que Gérard Patris et François Reichenbach, lui ont consacré et qui est sorti en 1969 – préconisait d’introduire un petit décalage entre le toucher de la main droite et le toucher de la main gauche (sans en abuser pour éviter toute préciosité) afin, disait-il, de faire mieux ressortir le son du chant (main droite).

En lien avec la problématique des IIC évoquée ci-dessus, on peut aussi penser que ce petit décalage vaut comme une figuration de l’incertitude des interactions précoces mère/bébé que D.N. Stern décrivait d’ailleurs quant à lui comme une véritable improvisation.

Si l’on tient compte de l’inversion des deux hémicorps dont je viens de parler (la main droite représentant le bébé pour le pianiste, et la main gauche l’adulte), alors cette avance minuscule de la main droite sur la main gauche signifierait que c’est peut-être le bébé qui mène la danse des interactions…

Il y a d’ailleurs là une vraie question : Qui mène la danse ?

La question est délicate mais elle vaut la peine d’être posée et c’est à cette question que tentent au fond de répondre, à mon sens, les travaux les plus récents de Colwyn Trevarthen.

En tout état de cause, il y a place ici pour une certaine incertitude

(variation sur Chostakovitch)

 

  1. Un mot maintenant sur l’incertitude de l’interprétation

 

Martial Solal (grand pianiste de jazz) disait qu’improviser c’était au fond avoir le sentiment de se tromper tout le temps et de se rattraper sans cesse On pourrait dire de même à propos des interactions mère/bébé qui valent comme une sorte d’improvisation, d’incertitude et donc d’ajustements permanents comme les a évoqués Mario Speranza ce matin.

Dans les deux cas, se pose ainsi la question des schèmes préconçus au sens des préconceptions de W.R. Bion : les interactions improvisées suivent-elles cependant des patterns pré-organisés ?

Cela étant, l’incertitude de l’interprétation (qu’il s’agisse d’improvisation ou non) tient aussi à l’impact à double sens de l’œuvre sur le public et du public sur le musicien.

Le processus de transmission se joue en effet à double sens dans l’art comme dans le développement et ceci qu’on pense les choses en termes d’attachement ou d’accordage affectif.

L’émotion partagée entre l’interprète et le public traduit donc cette question commune dont évidemment la réponse demeure totalement incertaine et bien évidemment différente lors de chaque exécution de l’œuvre musicale.

 

Par exemple ce soir, en fonction de ce que je suis et de ce que je ressens de vous, même si je ne sais pas tous qui vous êtes précisément, je ne jouerai pas exactement la même chose que devant d’autres publics.

 

  1. Pour conclure, je voudrais maintenant évoquer différentes postures de pianistes : celle du pianiste de concert (piano classique ou piano-jazz), celle du pianiste de studio et celle du pianiste d’ambiance ou de piano-bar enfin

 

Le pianiste de concert comme le celui de piano-jazz jouent pour un public et souhaitent être écoutés par celui-ci alors que le pianiste d’ambiance joue pour un environnement plus ou moins vague en souhaitant seulement être entendu plutôt que véritablement écouté

Le pianiste de concert s’adresse donc à un objet plus ou moins précis (le public) alors que le pianiste d’ambiance s’adresse à un pré-objet groupal (les gens qui dînent, les gens qui passent) et il fonctionne surtout au niveau des liens et de la weness.

 

Mais il y a une autre posture qui est celle du pianiste de studio

À ce sujet, je voudrais brièvement évoquer le cas de Glenn Gould.

Beaucoup de choses ont été dites sur la personnalité et les « îlots autistiques » de Gould et sur ce revirement de 1964 après lequel Gould ne jouera plus jamais en concert mais seulement en studio d’enregistrement.

Personnellement[2], j’ai essayé de montrer que ce tournant de 1964 valait peut-être comme une tentative de Gould de se replier sur le vécu des affects au niveau personnel en refusant le partage des émotions avec le public.

Si le public gênait Glenn Gould par sa présence même et par ses moments d’attention défaillante, c’est le partage d’émotions avec le public qui lui posait le problème principal (+++)

Affects et émotions … ce n’est pas la même chose !

L’affect renvoie au registre de l’être et au sujet, l’émotion renvoie au registre de l’existence et à la relation sujet/objet

On sait que vouloir plaire au tiers en tant qu’objet précis est la garantie d’une mauvaise qualité de la création artistique et de l’interprétation musicale en particulier.

On ne crée et on ne joue jamais que pour soi.

Est-ce à dire que comme le rêve, la musique serait de nature autistique ?

Je laisse la question ouverte …

Mais ce retrait de 1964 signifiait peut-être aussi – si ce n’est surtout – une lutte de Gould contre l’incertitude.

Se sentir être ne tient qu’à soi et est beaucoup moins incertain que se sentir exister qui passe inéluctablement par le rôle de l’autre et c’est en cela que, me semble-t-il, la décision de Gould de ne plus jouer qu’en studio d’enregistrement vise au fond à une tentative d’exclusion de toute incertitude.

Dans son livre intitulé « Gould, piano solo », Michel Schneider[3] nous dit que les mains de Gould appartenaient au fond plus au piano qu’à lui-même et que tout se passait comme s’il voulait que rien ne s’interpose, pas même le piano, entre lui et la musique … et encore moins le public !

Cela étant, évacuer l’incertitude liée à la présence de l’autre ne supprime pas ipso facto l’incertitude du lien avec soi-même et du lien avec l’œuvre comme en témoignent les 10 minutes d’écart entre les 2 enregistrements mythiques des Variations Goldberg par Glenn Gould : 1955 (41 minutes) et 1981 (51 minutes) !

Chassez l’incertitude par la porte … elle reviendra par la fenêtre.

 

Et il y a enfin la posture du pianiste d’ambiance ou piano-bar (qs)

Souvent dévalorisée, c’est une posture qui personnellement me plait infiniment même si l’on parle parfois de musique de patinoire ou d’ascenseur …

Être entendu sans être écouté, c’est faire une place non pas à l’imprécision du jeu mais à l’incertitude du partage émotionnel

Ce que je vous demande alors maintenant, c’est donc un petit exercice : vous allez reprendre votre dîner, vous allez reprendre les cliquetis de vos couverts, vous allez reprendre vos conversations, et moi, je vais jouer quelques minutes dans cette posture du pianiste d’ambiance.

Ceci me fera infiniment plaisir !

Ce que je vous demande au fond, c’est de m’entendre sans m’écouter.

Être écouté sans être entendu est une catastrophe pour nos patients, mais être entendu sans être écouté est le rêve du pianiste d’ambiance !

Girl from Ipanema … Les feuilles mortes … Un p’tit village … Improvisatio …

Bibliographie

[1] G. Haag, La mère et le bébé dans les deux moitiés du corps, Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 1985, 33, 2-3, 107-114

[2] B. Golse, Quant à Glenn Gould … l’affect comme défense contre l’émotion ?, Corps et Psychisme (Recherches en psychanalyse et sciences humaines), 2017, 1, 3 (« Désaffectation »), 153-166 (Mis en ligne en 2019 sur le site « Psykanal » : <psychanalyse.be>)

[3] M. Schneider, Glenn Gould, Piano solo, Gallimard, Coll. « Folio », Paris, 1988