Des fresques de Giotto aux visions métapsychologiques, 11 février 2024

Jean-Paul Matot

Psychanalyse et créativité artistique

Delen op

Padoue, automne 2023. La Chapelle Scrovegni. Les fresques de Giotto se déploient sur trois niveaux, sur les deux longueurs de la chapelle ; il faut suivre ce déroulement, à partir de l’arc triomphal, de gauche à droite en commençant par le niveau le plus élevé du mur de droite, puis poursuivre la narration sur le mur opposé, pour passer ensuite, à partir de l’arc, à l’étage du dessous selon le même circuit, et arriver enfin en bas à droite où se termine l’histoire de Jésus.

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Tout commence avec Dieu le Père mandatant Gabriel. L’histoire terrestre, tirée des Evangiles apocryphes et transcrite dans la Légende Dorée du dominicain Jacques de Voragine à la fin du XIIIè siècle, commence avec Joachim, le grand-père maternel de Jésus, chassé du temple par un prêtre alors qu’il vient offrir un agneau : Joachim est âgé, et la stérilité de son couple est considérée comme le signe d’une malédiction divine.

 

Les scènes suivantes déroulent la retraite de Joachim dans le désert, la prière qu’Anne adresse à Dieu qui lui répond, le rêve de Joachim où l’ange lui annonce sa paternité à venir, et enfin le baiser des vieux amants devant la Porte Dorée.

 

 

 

L’histoire de Marie est représentée par six scènes du mur de gauche, depuis la Nativité de la Vierge jusqu’à son retour à Nazareth : entretemps, chaque célibataire de la tribu de Judas a remis au prêtre une verge, dont la floraison miraculeuse désignera l’époux de Marie : une colombe divine se pose sur le bâton du vieux Joseph (qui ressemble assez à Joachim) où a fleuri un lys.

L’Annonciation occupe l’arc triomphal, et nous mène, en passant par la Visitation, vers les cinq scènes de l’enfance de Jésus sur le mur de droite, se poursuivant par cinq scènes de sa vie adulte, jusqu’à la Trahison de Judas sur l’arc triomphal, qui ouvre le dernier cycle de la Passion du Christ, depuis la Cène jusqu’à la Pentecôte.

En dessous de ces trois niveaux générationnels, les allégories des Vices et des Vertus mènent vers le Jugement Dernier qui occupe le mur de l’entrée principale. Les Bienheureux se présentent en bon ordre à la droite de Dieu, en rangs respectueux ; à sa gauche, les damnés sont emportés pêle-mêle par un fleuve de feu vers l’Enfer…

La narration à la fois organisée et fluide de Giotto, qui se développe sur trois générations humaines dans la continuité de l’œuvre divine, réunissant le Ciel et la Terre, est comme enveloppée par la simplicité de l’architecture entièrement dédiée au service de la représentation, et par la dominante bleue, s’étendant de la voûte étoilée pour constituer l’arrière-fond de la majorité des fresques (seules trois ou quatre d’entre elles figurent des scènes d’intérieur).

J’associe la magie de ce bleu, où s’origine l’ambiance lumineuse si particulière et inspirante de la chapelle, à l’informe qui, dans ma vision du psychisme, est le « milieu » phorique et nourricier d’où émergent les différenciations et la possibilité même d’une représentation formelle. Dans le modèle métapsychologique sur lequel je travaille, l’informe, l’indéterminé, l’indifférencié, le pré-individuel (ces quatre termes ne se recouvrent pas exactement, mais cette imprécision suffit pour le moment) constituent la matrice originelle du vivant. L’accumulation et la répétition des expériences sensorielles prénatales puis postnatales au sein de l‘unité primaire bébé-environnement produit des ébauches de schèmes sensori-moteurs associés à des vécus émotionnels primitifs, schèmes dont l’association ou l’opposition font apparaître des zones plus organisées, des courants plus fluides et des gradients de saturation, qui dessinent des ébauches de différenciations formelles.

Giotto donne aux scènes des Evangiles une évidence, une assurance, une réalité qui établissent un fil narratif sans contrainte, laissant à chacune une profondeur et une temporalité qui leur confèrent une existence propre, sans entraver leur intégration dans un récit. La cohérence de l’ensemble me semble au contraire résulter de la force de chaque scène prise individuellement, et les tonalités de leurs associations, de leurs oppositions, des rappels qui les unissent, des mouvements affectifs qui les caractérisent, soutiennent des dynamiques et dessinent des mouvements d’où émane une grande vitalité générale de l’œuvre. L’émergence successive, à partir du fond non-différencié, de différenciations dedans/dehors permet d’organiser la complexité croissante d’appréhension de l’expérience. D’emblée, ces processus permettent d’accéder à une certaine consistance et récurrence d’un premier sentiment de soi (le sens de soi émergent de D. Stern, 1985). C’est la fluidité du passage d’une configuration à l’autre – ou plutôt d’un ensemble de configurations à un autre – qui constitue et soutient la continuité de notre sentiment d’exister. Cette continuité n’est donc pas liée à une instance unitaire, le « moi » de la psychanalyse freudienne : elle résulte de la fluidité des passages continuels entre une pluralité de « configurations psychiques[1] ».

Dans les fresque de Giotto, si les artefacts humains – temple, chambres, murailles, portes – encadrent une majorité de scènes, les représentations des mondes minéraux, végétaux et animaux  se concentrent dans certaines séquences narratives mais sont totalement absentes dans d’autres : très présents dans l’histoire d’Anne et Joachim, presque absents dans l’histoire de Marie, ils réapparaissent dans l’enfance de Jésus pour disparaître à nouveau dans le cycle de la Passion.

Enfin, dans la partie inférieure du Jugement Dernier, le contraste est frappant entre les Bienheureux qui forment un groupe homogène assez peu différencié – notamment de par leur tenue vestimentaire – mais contenu dans un calme confiant, et les Damnés qui sont précipités isolément dans la Nuit infernale pour finir en amas de cadavres indifférenciés aux pieds de Lucifer. Cette opposition me fait penser à la distinction qui me paraît essentielle, dans le registre de l’indifférenciation, entre ce qui relève du non-différencié porteur de vie, l’informe winnicottien, et ce qui est de l’ordre de la dé-différenciation cicatricielle, chaotique, résultant de l’échec d’un processus de différenciation.

[1] Dans ce modèle « polytopique », chaque configuration psychique est donc constituée par l’association d’un ensemble de schèmes fonctionnels et d’expériences émotionnelles, exerçant une fonction d’ « attracteur » et déterminant un niveau de différenciation dedans/dehors couplé à des fonctionnements transitionnels spécifiques qui opèrent la jonction symbiotique dedans-dehors indispensable à la vitalité psychique.