Anatomie d’une chute : commentaire 8 février 2024

Kostas Nassikas

08/02/2024

Lu, vu, entendu Psychanalyse et créativité artistique

Delen op

Film de Justine Triet (2023) , avec Sandra Hûller (dans le rôle de Sandra), Antoine Reinartz (dans le rôle de Samuel, compagnon de Sandra) , Milo Machado Graner (dans le rôle de leur fils malvoyant de 11 ans Daniel), Swan Arlaud (dans le rôle de l’avocat Vincent Renzi) et Snoop le chien de Daniel.

Palme d’Or du Festival de Cannes 2023 et nombreuses autres récompenses.

 

La « chute » du film de Justine Triet se décline pertinemment sur plusieurs couches qu’elle nous fait découvrir progressivement dans un suspens maintenu jusqu’à la fin du film.

La première couche est celle qui est visible et qui constituera la trame des investigations judiciaires tout au long du film : c’est la chute physique de Samuel du haut de son chalet (situé dans la région de Maurienne en Savoie et où le couple s’est retiré en quittant sa vie active et universitaire à Londres pour se consacrer à l’écriture), chute que personne n’a vu mais déduite par la vue de son corps gisant mort sur le sol devant le chalet tel qu’il a été découvert par Daniel de retour de sa promenade avec Snoop.

La deuxième couche de la « chute » est celle du couple, dont certaines de discordes ont été enregistrées et sont décortiquées tout au long du procès qui suit et où Sandra est présente dans le statut d’inculpée d’assassinat. Les flash-backs qui se font durant le procès montrent la « chute du couple » ; on y voit les éléments qui ont alimenté leur lien et leur projet de quitter leur vie à Londres pour se retirer dans ce chalet de montagne, ainsi que ceux de leur vie familiale avec leur fils Daniel et leur projets réciproques d’écriture de romans. On assiste à ce qui pousse peu à peu le couple à sa « chute » à travers les « j’accuse » de Samuel à l’égard de Sandra lui reprochant d’imposer ses choix à leur vie commune et, surtout, de lui avoir pillé le thème de son dernier roman pour l’intégrer dans celui à elle qui est devenu un succès comme certains autres de ses romans auparavant. Ce « j’accuse » contre Sandra vient doubler celui du tribunal. Celui-ci accumule, par experts interposés, des « preuves » de sa culpabilité. On voit même le psychiatre de Samuel témoigner à la barre confirmant péremptoirement la bonne santé mentale de Samuel à qui il donnait des antidépresseurs et avec lequel il aurait fait un travail psychanalytique !

Le rôle de l’avocat est finement joué tant dans le démontage des différentes « preuves » de experts à charge contre Sandra et, surtout, pour permettre aux juges, et au spectateur, de percevoir la troisième couche de la « chute » de Samuel, « chute » qui est probablement la seule vraie et à l’origine de deux précédentes : il s’agirait de la « chute » à l’intérieur de soi ne pouvant plus se tenir en vie du fait de la mort des idéaux de soi-même. Triet joue ici finement une partition psychanalytique sur le sujet de la faillite narcissique : Samuel a quitté son poste de Professeur à l’université de Londres pour se consacrer, en retrait dans ce chalet de montagne, à quelque chose de plus important (narcissiquement) pour lui : devenir écrivain de romans et aller ainsi vers la célébrité. L’avocat amène au Tribunal les refus de quatre éditeurs pour publier le manuscrit de Samuel, refus reçus peu avant sa mort par sa « chute » physique du 3e étage de son chalet. La « chute » avait donc eu lieu en lui par rapport à ses grandes attentes narcissiques qui , une fois déchues, son Soi n’était plus aimé par lui-même. Les reproches à l’égard de sa compagne de lui avoir pillé le thème de son roman peuvent ainsi être comprises comme une dernière tentative de tourner la violence contre elle au lieu que celle-ci se tourne contre lui-même. Le fait que celle-ci lui manifeste son amour ne lui laisse aucune chance de détournement de cette violence.

Triet joue une dernière partition psychologique fine à travers le rôle qu’elle fait jouer à Daniel tant au milieu des conflits de ses parents que dans son rôle de témoin devant le tribunal où son témoignage est décisif : va-t-il donner des éléments pour que sa mère soit reconnue comme meurtrière, avec comme conséquence de la perdre en tant que mère après avoir perdu son père, ou pour qu’elle soit innocenter ? Les expérimentations que Samuel fait avec son chien Snoop montrent qu’il suit son propre raisonnement cherchant les causes et pas les preuves de la mort de son père. Son témoignage, vers la fin du film, devant les juges va être décisif !

Un film à voir absolument car il maintient le suspense jusqu’au bout. Un film où Triet se révèle avoir une connaissance profonde du psychisme humain.