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Actualité de la pensée kleinienne

01.04.2012

Il y a cinquante ans mourait Melanie Klein. Elle nous laisse en partage un héritage fabuleux dont la richesse se mesure au rayonnement de son œuvre et à la créativité audacieuse de ses héritiers directs. J’entends par là ceux qui ont eu la chance d’être analysés par elle. Citons en quelques-uns : Hanna Segal, Herbert Rosenfeld, donald Meltzer et enfin Wilfred Bion, le plus révolutionnaire d’entre eux.

Grâce à Melanie Klein de nouvelles notions incontournables enrichissent désormais la théorie analytique. Elle a, par ailleurs, jeté un regard neuf sur nombre de concepts freudiens fondamentaux.

Curieusement, si la psychanalyse actuelle ne peut faire l’impasse sur son œuvre, sa contribution reste pourtant sous-estimée, controversée, méconnue ou volontairement oubliée. S’il est de bon ton de se réclamer de l’œuvre de Freud, de Winnicott ou de Bion, il n’en est pas de même en ce qui concerne Melanie Klein. En dehors du groupe kleinien, son influence – pourtant indéniable – est souvent passée sous silence.

Comment le comprendre ? la personnalité de Melanie Klein y est sans doute pour quelque chose. Dotée d’une personnalité originale, elle ne laissait pas indifférent. Lorsqu’elles fréquentaient toutes les deux le divan de Karl Abraham, voici comment Alix Strachey, sa sœur de divan, la décrit à son mari resté à londres : « elle est un peu cinglée, c’est tout. Mais il n’y a aucun doute que son esprit regorge de choses très intéressantes. Et elle a une charmante personnalité » (J. Kristeva, 2000, p. 11). Remarquons toutefois que ce côté « charmant » n’est plus jamais mentionné par la suite. Lorsque ses idées novatrices se heurtèrent aux analystes se réclamant de l’orthodoxie freudienne, il semble que la lutte menée pour défendre ses idées l’ait quelque peu aigrie. Comme le souligne sa biographe Phyllis Grosskurth (1990, p. 9) : « Bien peu de femmes exerçant une profession libérale eurent à endurer autant de malveillance raffinée et de rumeurs acceptées comme faits authentiques que n’en rencontra Melanie Klein dans le cours de son existence et après sa mort ». Son background, à l’opposé de celui de l’inventeur de la psychanalyse, joue sans doute aussi un rôle.

Freud pouvait se prévaloir d’une solide formation scientifique imputable à son passé de chercheur en neurophysiologie. Par sa rigueur, son goût prononcé pour les argumentations abstraites et les formalisations métapsychologiques, il ambitionnait de donner à la psychanalyse le statut scientifique officiel de science de la nature.

Ce faisant n’omettait-il pas la singularité radicale de la psychanalyse ? comment, en effet, conférer à l’analyse un statut comparable à celui de la biologie ou de la chimie, alors que son objet d’étude est l’inconscient du sujet ! et, qui plus est, que l’instrument de recherche relève de la réalité psychique de l’observateur et donc aussi de l’inconscient ! C’est sans doute à sa formation scientifique que l’on peut imputer une certaine frilosité de Freud à oser revendiquer le caractère profondément singulier de la psychanalyse. Dans l’Abrégé de psychanalyse, à la fin de sa vie, il souhaitait encore que l’avenir nous apprenne « à influencer directement, au moyen de substances chimiques particulières, les quantités d’énergie et leur répartition dans l’appareil animique » (1938, p. 275).

Rien de tel chez Melanie Klein. Ne l’oublions pas, c’est armée du seul bagage de sa détresse psychique qu’elle fait son entrée dans l’univers psychanalytique. En effet, c’est une profonde douleur dépressive qui la conduit en analyse chez Sandor Ferenczi et par la suite chez Karl Abraham.

Elle, qui aurait tellement voulu faire des études de médecine, débarque dans la communauté analytique sans le moindre diplôme universitaire. C’est en prenant appui sur sa profonde admiration pour Freud et sur l’intuition géniale dont elle est douée, que cette autodidacte rédige le compte-rendu de ses premières recherches.

Tout au long de son œuvre, sa théorisation se caractérise par un profond ancrage dans la clinique. Contrairement à Freud, sa métapsychologie est plus souvent implicite qu’explicite et présente parfois un certain flou conceptuel. Ce flou caractérise, par exemple, le concept de fantasme inconscient. Voici ce qu’en dit Julia Kristeva (2000, p. 225) : c’est une « entité hétéroclite, faite de représentations non verbales, de sensations, d’affects, d’émotions, de mouvements et d’actions, voire d’objets concrets […] véritable impureté théorique qui défie les puristes […] elle enchante les cliniciens, notamment ceux de l’enfance, de la psychose ou de la psychosomatique ». Et, en effet, tout qui a la chance d’analyser de jeunes enfants rencontre nécessairement le fantasme inconscient kleinien ! Est-ce à ce flou conceptuel, dont la visée essentielle est de ne pas tronquer l’hypercomplexité de la clinique, que l’on peut imputer une certaine méconnaissance de la valeur des contributions kleiniennes ? c’est pourtant un tel ancrage dans la clinique qui a permis la découverte de nouvelles dimensions du champ analytique. Et c’est en creusant plus profondément les sillons tracés par Melanie Klein, que ses héritiers les plus doués – je pense plus particulièrement à Bion et à Meltzer – ont pu proposer une vison élargie de la métapsychologie.

À l’origine, c’est dans le domaine de la psychanalyse des enfants que le génie de Melanie Klein éclate au grand jour. Sa capacité de comprendre les fantasmes inconscients sous-tendant le jeu de ses petits patients s’avère stupéfiante.

Contrairement à Anna Freud, qui opte pour une attitude orthopédagogique prudente, elle prône une position strictement analytique et des interprétations profondes, qui lui valent des résultats spectaculaires.

Freud troubla son époque en révélant l’existence de la sexualité infantile. Melanie Klein accroît le trouble en mettant à jour l’extrême complexité et la violence destructrice du psychisme infantile.

Se sentant sans conteste l’héritière de Freud, son drame fut de n’être pas reconnue par lui et de le voir préférer sa fille Anna, dont les conceptions lui semblaient pourtant manquer de rigueur.

L’intense rivalité avec Anna Freud est, en fin de compte, à l’origine des grandes controverses de 1941-1945, qui somment Melanie Klein de faire la preuve de son orthodoxie. Ce contexte difficile ne l’aide pas à prendre conscience de son originalité. Il lui faudra beaucoup de temps pour l’admettre et finalement l’assumer et la revendiquer. Si Melanie Klein est indéniablement l’héritière de Freud, elle ne se contente pourtant pas d’approfondir et de prolonger l’œuvre de ce dernier. Sur de nombreux points ses recherches personnelles mettent celle-ci en question. Le « bébé » kleinien n’est nullement superposable au « bébé » freudien. Et l’Œdipe kleinien ne présente qu’une lointaine ressemblance avec l’Œdipe freudien, non seulement du fait de sa précocité, mais également parce que l’élaboration dépressive de la problématique œdipienne s’avère très exigeante. Ce n’est pas l’angoisse de castration, c’est-à-dire la crainte du gendarme, qui contraint l’enfant à renoncer à satisfaire ses désirs incestueux, mais c’est l’amour pour ses parents qui l’incite à abandonner ses incursions fantasmatiques et projectives dans le coït parental.

MELANIE KLEIN ET L’HÉRITAGE FREUDIEN

Tentons de situer Melanie Klein par rapport à l’héritage freudien. Complexe, la notion d’inconscient est la pierre d’angle de cet héritage. En 1900, dans « l’interprétation du rêve », Freud en donne une première version dans laquelle l’inconscient est superposable au refoulé. C’est-à-dire qu’il contient les représentations que la conscience ne peut accepter, en raison de leur caractère infantile, sexuel, transgressif, et profondément déraisonnable. Freud y précise en outre les lois régissant ce matériel. Obéissant au seul principe de plaisir et à son corollaire le processus primaire, les représentations refoulées ne peuvent accéder à la conscience que sous un déguisement permettant de contourner la censure.

En 1920, s’amorce un tournant. En découvrant l’au-delà du principe de plaisir, la compulsion de répétition et la pulsion de mort, Freud se voit contraint de modifier son concept d’inconscient pour le rendre compatible avec les faits cliniques dont la première topique ne peut rendre compte. Trois nouvelles instances, le ça, le moi et le surmoi, se substituent à la subdivision de l’appareil psychique en inconscient, préconscient et conscient. On assiste alors à une extension considérable du concept d’inconscient, qui caractérise désormais non seulement le ça, mais également une partie du moi et du surmoi.

Si l’inconscient étend ainsi son champ d’action, il perd en significativité. Il n’a plus, comme par le passé, le statut de structure cohérente.

Désormais employé sous sa forme adjective, il en est réduit à qualifier les états hétérogènes du ça, les fonctions défensives du moi et, enfin, certains aspects du surmoi. Si le sceau de l’inconscient « deuxième topique » est habituellement représenté par le chaudron pulsionnel du ça, un aspect opposé est trop souvent passé sous silence. La perplexité de Freud est pourtant patente lorsque, au vu de l’impact délétère de la culpabilité inconsciente, il est contraint d’admettre l’existence d’une part inconsciente du surmoi. Lui, qui a toujours assimilé l’inconscient aux bas fonds de l’âme humaine, qui a toujours interprété le « supérieur » par l’« inférieur », constate étonné : « […] qu’il y a des personnes chez qui l’autocritique et la conscience morale, donc des activités animiques évaluées au plus haut, sont inconscientes […] » et il ajoute: « […] non seulement le plus profond, mais aussi le plus élevé chez le moi peut être inconscient » (1923, p. 271).

Que Freud le veuille ou non, l’inconscient prend dès lors une dimension transcendante. C’est là un changement de perspective radical s’accordant au point de vue kleinien dans lequel la notion de valeur joue un rôle fondamental.

Au vu des remaniements de la deuxième topique, un constat s’impose que Freud a négligé. Ce constat est le suivant : les trois instances ça, moi, surmoi dont les visées sont diamétralement opposées, relèvent toutes trois d’un mode de fonctionnement inconscient. Se pose dès lors une question fondamentale : ces trois modalités inconscientes peuvent-elles répondre aux lois mises en évidence par Freud, lorsqu’il pensait le psychisme en termes de refoulement et de principe de plaisir ? Nous verrons par la suite comment Melanie Klein répond implicitement à cette question en minimisant la portée du refoulement, du principe de plaisir et de son corollaire le processus primaire. Dans la foulée, elle conçoit nécessairement le fonctionnement symbolique d’une manière quelque peu différente de Freud. Même si elle s’entête à employer les concepts freudiens, le modèle qui se dégage de ses observations cliniques est tout autre. Se devine chez elle un avant-goût du point de vue bionien, qui conteste l’utilité des notions de processus primaire et secondaire, allègrement remplacées par la notion unique de fonction alpha.

C’est au moment où Freud amorce le tournant de 1920, que Melanie Klein fait son apparition sur la scène analytique. Si l’ensemble de la communauté psychanalytique rechigne à adopter le concept de pulsion de mort – comme c’est encore dans une certaine mesure le cas aujourd’hui – confrontée au surmoi excessivement sadique et destructeur de ses petits patients, Melanie Klein l’utilise explicitement dès 1932. De surcroît, elle radicalise le point de vue freudien par la mise en évidence de manifestations cliniques bruyantes et clairement repérables de la pulsion destructrice, là où Freud l’envisageait comme une pulsion souterraine et silencieuse. En cela, elle se distingue nettement des psychanalystes de l’époque. C’est ce dont témoignent les controverses, au sujet desquelles je voudrais ouvrir une parenthèse.

LES CONTROVERSES DE 41-45

Si l’enjeu des controverses est de tester l’orthodoxie des thèses kleiniennes, il s’agit en fait d’évaluer leur compatibilité avec celles de Freud, telles que les comprenaient sa fille Anna et les psychanalystes berlinois émigrés en Angleterre lors des persécutions nazies. Afin de prouver qu’ils n’étaient pas hérétiques, les kleiniens présentèrent quatre textes devant une commission de la Société britannique de Psychanalyse. Parfaite illustration de la conception kleinienne de l’inconscient, le plus important d’entre eux « Nature et fonction du phantasme », fut présenté par Susan isaacs (1948). Deux choses sautent aux yeux à la lecture des controverses (1996).

Tout d’abord, il est manifeste que les opposants à Melanie Klein n’ont pas digéré la dernière partie de l’œuvre de Freud. Accrochés à la première topique, celle-ci incarne à leurs yeux l’orthodoxie. Par ailleurs, il est piquant de constater à quel point les deux camps se battent tous deux à coup de citations freudiennes. Un tel constat souligne à nouveau la complexité, la richesse mais aussi les contradictions de l’œuvre freudienne. À côté de la théorie « officielle », de troublantes intuitions ouvrent de nouvelles perspectives dont Melanie Klein s’est nourrie.

Si les controverses n’aboutirent pas à un consensus théorique, elles ont néanmoins permis d’éviter l’éclatement de la Société britannique de Psychanalyse.

LORSQUE L’INCONSCIENT SE MUE EN MONDE INTERNE

Comme je l’ai soutenu, Melanie Klein est incontestablement l’héritière de Freud, sa notion d’inconscient ne ressemble pourtant guère à celle de son mentor. Plus concrète et plus extensive, la notion kleinienne évolue progressivement vers celle de monde interne.

Si Melanie Klein reprend à son compte l’idée freudienne de réalité psychique, elle y met un tout autre contenu. Rappelons, en effet, que pour Freud, la réalité psychique recouvre les formations psychiques inconscientes soumises au principe de plaisir qui, de ce fait, s’opposent à la réalité matérielle. Tel n’est pas le cas chez Melanie klein.

Freud semble avoir pressenti la nécessité d’introduire le concept de monde interne. En témoigne le titre du dernier chapitre, malheureusement inachevé, de son dernier ouvrage « l’Abrégé de psychanalyse » (1938). Sa conception anthropomorphique et concrète du surmoi, qui n’a rien d’une instance abstraite, mais se comporte comme un personnage qui juge, tyrannise et écrase le pauvre moi, l’acheminait à l’évidence vers cette nouvelle vision des choses. Il appartiendra à Melanie Klein d’en tenter l’élaboration.

LE PHANTASME INCONSCIENT

De tous les concepts, c’est celui de phantasme inconscient qui cerne au plus près la conception kleinienne du monde interne. A contrario du fantasme freudien, dont la situation topique reste imprécise, les kleiniens soulignent le caractère profondément inconscient du fantasme, et recourent à l’orthographe phantasme pour le distinguer des fantasmes plus conscients.

Véritable carrefour de la psychanalyse kleinienne, le phantasme inconscient s’appuie sur un grand nombre de concepts connexes : le moi, l’objet et la symbolisation. Dans l’espoir d’éclairer les fondements du phantasme inconscient, considérons la façon kleinienne d’envisager ces trois dimensions psychiques fondamentales.

LE MOI

Selon Melanie Klein, le moi embryonnaire s’avère capable dès la naissance d’éprouver de l’angoisse en raison du choc produit par l’effraction de la réalité extérieure et du conflit qui s’instaure d’emblée entre les pulsions de vie et de mort. Pour y faire face il met en œuvre les mécanismes de projection, d’identification projective, de clivage et d’introjection, qui concourent à sa construction, à son enrichissement et surtout à sa protection. Par ailleurs, dès cette époque, il est en mesure d’établir des relations d’objet sur un mode primitif et de tenter de « penser » ce qu’il vit par le biais de fantasmes inconscients de nature corporelle.

Une remarque s’impose. Melanie Klein préfère souvent le terme de « self » à celui de « moi ». Plus flou, ce terme est plus processuel. Il met davantage l’accent sur la subjectivité de l’analysant. Si le self inclut le moi, il renvoie, par ailleurs, à l’ensemble de la personnalité et contient les aspects pulsionnels du ça, en voie d’évolution vers le moi.

À nouveau, nous entrons là en contact avec ce qu’il est convenu d’appeler le flou conceptuel de Melanie Klein. Il est important d’y insister. En l’occurrence, ce flou ne traduit nullement une incapacité de penser, mais s’efforce de cerner l’aspect dynamique et processuel du psychisme. De la sorte, Melanie Klein se montre, en quelque sorte, plus catholique que le pape. Elle pousse jusqu’à ses conséquences ultimes la logique de la deuxième topique envisageant le moi comme le fruit d’une différenciation progressive du ça au contact de la réalité extérieure et plus particulièrement de la réalité de l’objet externe. Contrairement à la légende, ceci prouve que la théorie kleinienne ne fait pas abstraction d’une telle réalité. Mais, là où le bât blesse – et ceci vaut pour Freud comme pour Melanie Klein – c’est que tout se passe comme si la capacité de penser se développait spontanément au seul contact de la réalité. Il faut attendre Bion (1962), l’héritier le plus prestigieux de Melanie Klein, pour que soit conceptualisée l’influence déterminante des capacités de penser de la mère sur le développement psychique de l’enfant. Soulignons un point capital, trop souvent passé sous silence. Melanie Klein étend considérablement la notion freudienne de « moi inconscient », qu’elle ne limite plus à une fonction strictement défensive. Elle lui accorde un rôle organisateur fondamental. C’est essentiellement lui, et non l’inconscient refoulé, cher à Freud, qui est à l’origine des phantasmes inconscients. Par ce biais, le moi inconscient favorise une communication psychique interne qui préside à l’intégration des différentes parts de la personnalité.

L’OBJET

Freud centre sa théorie sur une conception énergétique. La pulsion s’y définit par sa source, son but et son objet. Dans une telle optique, l’objet s’avère éminemment contingent et variable, puisqu’il est simplement l’instrument permettant à la pulsion d’atteindre son but, c’est-àdire la décharge.

S’il est resté fidèle à une telle vision des choses, et l’a même accentuée dans la deuxième topique en donnant au ça des racines somatiques, un mouvement antagoniste s’observe cependant chez Freud. Dès 1915, dans « deuil et mélancolie », le rôle crucial de l’objet est mis en évidence.

C’est plus notable encore en 1925, dans « inhibition, symptôme, angoisse ». Le rôle organisateur de l’angoisse de séparation, chère aux kleiniens, y est mis en évidence.

Melanie Klein s’inscrit dans ce sillage. Sans renier la théorie des pulsions de vie et de mort, elle pense comme Fairbairn, que les pulsions cherchent l’objet et qu’une certaine connaissance de l’objet est innée.

Lorsque le nouveau-né oriente son visage vers le sein, ce phénomène ne se réduit pas pour elle à un simple réflexe physiologique, elle y repère une dimension psychique embryonnaire. Par ailleurs, le premier contact nourricier avec la mère est conçu comme une expérience princeps. Tout se passe, en effet, comme si le nouveau-né vivait la sensation du mamelon dans la bouche et le lait tiède coulant dans son ventre comme l’installation d’un bon objet à l’intérieur de lui. Par ses phantasmes inconscients, l’enfant interprète dès lors tous ses vécus en termes de relations avec des objets, dont les intentions bonnes ou mauvaises sont à l’origine d’expériences agréables ou désagréables.

Lorsque les sensations proviennent de l’extérieur du corps, elles sont interprétées comme le fait d’un objet externe, par contre, si elles proviennent de l’intérieur du corps, elles sont ressenties comme le fait d’un objet interne. L’enfant se trouve ainsi plongé dans un monde de bons et mauvais objets.

Intériorisé par introjection, l’objet interne kleinien reflète, dans une certaine mesure, la relation vécue au contact de l’objet réel. Mais, dans une plus large mesure, il est modelé par les projections dont le sujet l’affuble sous l’influence de ses propres mouvements pulsionnels.

La mise en évidence de l’objet interne

Envisageons la façon dont Melanie Klein s’est trouvée confrontée à la notion d’objet interne.

En 1923, lors de l’analyse de Rita, une petite fille de deux ans et neuf mois, Melanie Klein observe à quel point le psychisme de la fillette est peuplé d’objets terrifiants. Dès cet instant, elle a l’intuition que ces personnages extravagants sont imaginaires et reflètent le monde interne de la petite fille.

La notion d’objet interne l’aide à comprendre le sens des rituels du coucher de l’enfant consistant à se faire border très étroitement dans ses couvertures par crainte qu’une souris ou un « butzen » n’entre dans la chambre pour lui enlever son propre butzen (ses organes génitaux) d’un coup de dent. Par l’analyse, Melanie Klein reconstruit que depuis sa naissance Rita a partagé la chambre de ses parents, assistant dès lors à leurs relations sexuelles. Que de surcroît, à deux ans, elle a dû quitter ce lieu investi pour céder la place au petit frère qui venait de naître. C’est alors que se déclenche la névrose obsessionnelle. Ses frayeurs nocturnes sont en lien avec ses vifs sentiments de culpabilité d’origine œdipienne. Ayant souhaité remplacer sa mère auprès du père, lui enlever l’enfant qu’elle portait et châtrer ses deux parents, elle s’attendait, en fonction de la loi du talion, à être punie sur le même mode par deux parents surmoïques et cruels. Son angoisse se rapportait donc à ses parents, tels qu’elle les vivait à l’intérieur d’ellemême, en fonction de ce qu’elle leur faisait subir dans ses phantasmes inconscients.

L’objet interne de la position schizo-paranoïde

À l’écoute de ses jeunes patients, Melanie Klein remarque d’emblée combien ils sont préoccupés par les contenus du corps maternel. Elle constate la puissance de la pulsion épistémophilique qui pousse constamment l’enfant à explorer ce corps en phantasme et remarque qu’il s’agit véritablement pour lui d’un lieu ou la vie se déroule. Le monde interne, n’est donc pas seulement une métaphore, il possède une existence effective dans le psychisme infantile.

Ce monde interne est peuplé d’une grande variété d’objets bénéfiques idéalisés ou hostiles, vécus dans ce dernier cas comme de dangereux persécuteurs. Ces différents objets entretiennent des relations complexes entre eux et sont également en interaction avec les différentes parts du self.

Un caractère essentiel de l’objet interne doit être mis en exergue : sa concrétude. Elle s’origine dans les sensations et vécus corporels du jeune enfant et dans l’interprétation qu’il en donne dans un scénario inconscient où l’objet induit ce que l’enfant éprouve. À l’instar d’une personne réelle, l’objet interne est ressenti comme doté d’une capacité de percevoir, de penser, d’éprouver des émotions et d’avoir des motivations. Muni d’une réelle autonomie, il mène une existence continue au sein du psychisme du sujet et y provoque des effets réels. C’est à partir de ces observations que Melanie Klein élabore la notion de position schizo-paranoïde (1946).

Choquante pour le psychisme adulte raisonnable, la notion d’objet interne est difficilement représentable. Palpable dans les jeux de jeunes enfants, elle n’est accessible chez l’adulte que dans les rêves, l’hypochondrie ou la psychose. Cependant le langage en porte encore la trace. En témoignent, par exemple, les expressions, « elle a le diable au corps », ou encore « j’ai un chat dans la gorge ».

Évolution de la notion d’objet

La position schizo-paranoïde s’organise autour d’un bon objet idéalisé, le « bon sein », qui apporte à l’enfant satisfaction et réconfort, et un « mauvais sein » persécuteur, qui se plaît à le faire souffrir. Comme le soulignera plus tard Bion, à ce niveau de fonctionnement le sujet n’est pas encore capable de se représenter l’absence de l’objet, qui transforme d’emblée celui-ci en mauvais objet.

Parce qu’il ne prend en compte qu’une seule qualité de l’objet, son caractère bon ou mauvais, l’objet schizo-paranoïde est nommé par Melanie Klein, objet partiel. Remarquons toutefois, que du point de vue du bébé, il s’agit d’un objet total, dans la mesure où il est doté de toutes les caractéristiques de la mère.

L’évolution de la relation objectale, parallèlement à celle des récepteurs sensoriels à distance, et plus particulièrement de la vision, favorise un recul instaurant une perception plus objective.

Une crise émotionnelle majeure se produit alors, dont les répercussions sont fondamentales pour l’ensemble de l’organisation psychique. Je veux parler de l’accès à la position dépressive (1935).

Les différences entre les deux registres schizo-paranoïde et dépressif sont telles, qu’elles donnent véritablement lieu à deux mondes différents. Dorénavant, tout au long de sa vie, le sujet oscillera entre ces deux univers.

Le début de la position dépressive survient lorsque l’enfant réalise que ses mouvements de haine et d’amour s’adressent à un même objet, désormais vécu comme un objet total, unique, irremplaçable, présen-tant de multiples facettes. Dès lors, il craint d’avoir détruit l’objet en raison de ses attaques phantasmatiques. S’ensuivent d’intenses sentiments de tristesse, de culpabilité et de nostalgie.

Si jusqu’alors, l’égocentrisme, les craintes concernant son intégrité personnelle gouvernaient les vécus, désormais un sentiment altruiste, une réelle préoccupation pour l’intégrité et le bien-être de l’objet, occupent le devant de la scène. C’est ainsi que l’enfant accède peu à peu à la découverte de l’amour véritable, qui ne se réduit nullement à l’affection éprouvée à l’égard d’un objet gratifiant. Afin que le développement puisse se poursuivre, il est nécessaire que le sujet soit capable d’endurer la douleur dépressive et d’introjecter, de manière stable, non plus un objet idéal gratifiant, mais un objet « suffisamment bon ». L’équilibre de la personnalité et la force du moi en dépendent.

LA SYMBOLISATION

En 1916, dans le contexte du conflit opposant Freud et Jung, Ernest Jones écrit un article présentant la conception freudienne officielle du symbolisme. Y est affirmé que seuls les contenus inconscients refoulés requièrent une symbolisation pour apparaître à la conscience. Le processus de symbolisation a donc pour but de remplacer la représentation refoulée par une représentation déguisée qui contourne la censure.

Si, par souci d’orthodoxie, Melanie Klein n’a jamais contesté cette théorie, sa conception du symbolisme s’en écarte pourtant. Pour elle, ce sont essentiellement les conflits vécus au contact de l’objet primaire, et la vive angoisse qu’ils génèrent, qui déterminent la recherche de substituts symboliques. L’émergence de la symbolisation s’opère très précocement, bien avant l’existence du refoulement, qui – rappelons-le – est un acquis essentiel de la position dépressive. Contrairement, à la symbolisation freudienne, la symbolisation kleinienne précoce est donc de l’ordre d’une symbolisation primaire. Il s’agit, en l’occurrence, de donner une forme psychique à un vécu émotionnel brut, et non de remplacer une représentation par une autre représentation, à l’instar de ce qui se passe dans le modèle freudien.

Si, tout comme la notion de phantasme inconscient, celle de symbole est chez Melanie Klein extensive et peu précise, son élève Hanna Se-gal (1950, 1979) apporte une contribution importante en différenciant l’équation symbolique du symbole authentique.

L’équation symbolique, qui se rencontre au premier stade du développement, se caractérise par la confusion totale entre le symbole et le symbolisé. H. Segal donne l’exemple resté célèbre, d’un schizophrène qui renonce à jouer du violon, parce que dit-il : « je ne veux pas me masturber en public ».

C’est lors de la position dépressive, lorsque le sujet est en mesure de reconnaître que le symbole n’est pas l’objet, mais un représentant de celui-ci, qu’il accède à la symbolisation proprement dite, ce qui suppose un travail de renoncement et de deuil.

Outre Hanna Segal, Bion (1962) apporte une contribution majeure en soulignant que symboliser implique l’introjection préalable d’un objet contenant qui, à l’instar d’une mère capable de rêverie, comprend et donne forme au vécu, transmis par identification projective.

Par ailleurs, au moyen de la grille, Bion (1963) met en évidence l’existence de niveaux différents de symbolisation et de pensées.

RETOUR AU PHANTASME ET À L’INCONSCIENT KLEINIEN

Avec les notions de moi, d’objet et de symbolisation qui viennent d’être évoquées, nous sommes en possession des outils conceptuels permettant de mieux comprendre la façon dont Susan isaacs aborde le thème du phantasme inconscient, lors des controverses.

Représentant psychique des pulsions de vie et de mort, le phantasme inconscient est le premier processus permettant au bébé de faire face aux angoisses massives auxquelles il est soumis. Par ailleurs, il est l’interprétation qu’il se donne, en termes de relations objectales, de toutes ses sensations et vécus émotionnels.

Au départ, à peine distincts des sensations, les phantasmes inconscients prennent ensuite la forme d’images plastiques et de scènes dramatiques. De par leur nature omnipotente et concrète, ils sont vécus comme s’ils étaient en train de se réaliser effectivement, qu’ils soient sous-tendus par des pulsions libidinales ou par des pulsions destructrices.

Si pour Freud, le fantasme naît de la frustration et crée une réalité psychique agréable à l’opposé de la réalité frustrante, le phantasme inconscient kleinien ne s’oppose pas systématiquement à la réalité. Contrairement au fantasme freudien, son but n’est pas la recherche du plaisir à tout prix. Compagnon fidèle de toute expérience réelle, le phantasme inconscient l’interprète, lui donne sens et entre en interaction avec elle. S’il colore la perception de la réalité, l’inverse est également vrai, le réel l’influence considérablement.

Dès lors, toute forme d’adaptation à la réalité et toute forme de pensée, même abstraite, est nécessairement sous-tendue par des phantasmes inconscients concordants.

Le pouvoir considérable des phantasmes inconscients se doit d’être souligné. Ses effets corporels peuvent, par exemple, être à l’origine de troubles somatiques. Ses effets psychiques sont susceptibles d’être à la source de sublimations et d’œuvres d’art.

Ce que le rapport de Susan Isaacs ne met peut-être pas suffisamment en valeur, et qui me semble pourtant une des originalités les plus flagrantes du modèle kleinien, c’est la profondeur étonnante du travail de figuration symbolique auquel donne lieu le phantasme inconscient. À chaque instant, il illustre le sens de l’expérience émotionnelle et des répercussions qui s’en suivent dans le monde interne. Cette auto-symbolisation permanente instaure une communication psychique et une élaboration interne dont l’importance est fondamentale dans la mesure où elle favorise le rassemblement et l’intégration des différentes parties du self et la résolution des conflits psychiques.

Il faut attendre le « dream life » de Meltzer pour que l’originalité de la conception kleinienne des phantasmes inconscients et des rêves soit pleinement assumée. Rappelons que Freud, quant à lui, ne reconnaissait de dimension élaborative qu’à la seule pensée verbale préconsciente.

C’est par l’interprétation des figurations inconscientes, que l’analyste peut aider le patient à accéder au changement psychique. Et ce, d’une manière particulièrement vivante et convaincante.

En ce qui concerne les figurations inconscientes du monde interne, je voudrais mettre en exergue l’actualité du modèle kleinien. C’est seulement depuis une quinzaine d’années que la psychanalyse orthodoxe se préoccupe de l’analyse du contenant psychique, et prend conscience de l’importance vitale pour le sujet de représenter son propre mode de fonctionnement. C’est là un des points clés du beau rapport de René Roussillon de 1995, intitulé « la métapsychologie des processus et la transitionnalité ».

Dans le même ordre d’idée, les concepts d’appropriation subjective et de subjectivation, tellement à la mode aujourd’hui, requièrent nécessairement la prise en compte des phantasmes inconscients tels que les conçoit Melanie Klein. C’est, en effet, en assurant la communication entre les différentes parts du self que le phantasme préside à l’appropriation subjective du vécu.

L’importance accordée au processus de figuration inconscient met en évidence la créativité du sujet. Apanage du modèle kleinien, le concept crucial de réparation (1935) est tout entier fondé sur cette créativité érigée au statut de plus belle conquête du psychisme humain.

Curieusement, si Freud (1900) laisse poindre sa fascination pour la richesse, l’hypercomplexité et la rapidité de la « pensée » inconsciente, jamais égalée par la pensée consciente, il la dévalorise pourtant systématiquement. Enfermé dans la logique de son système, il considère que le travail du rêve ne produit rien d’original, n’est en rien créatif. Pouvait-il en être autrement pour une « pensée » soumise au seul principe de plaisir ! Au terme de ce travail, je me suis demandée pourquoi l’œuvre de Melanie Klein et de ses héritiers me touchait si profondément. De multiples raisons peuvent être avancées. Mais en fin de compte, ce qui m’importe c’est, sans conteste, la valorisation de la créativité inconsciente, telle qu’elle s’exprime dans les phantasmes inconscients et dans les rêves.

Une visée essentielle de l’analyse n’est-elle pas d’aider l’analysant à entrer en contact avec cette créativité ignorée de lui-même ? N’est-ce pas cette créativité qui donne sens à la vie ? Sans elle serions-nous autre chose que de simples pantins mécaniques ?

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