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Psychanalyse et Cinéma

01.04.2003

« L’ami supposé savoir donne forme et sens à l’événement »

Willy Van Lysebeth ([1])

1. Ouverture

Sur le fond noir, huit lettres rouges barrent brusquement l’écran en même temps que jaillit avec force la musique de Georges Delerue. 10 secondes s’écoulent ainsi sur cette mélodie tragique. Le titre en lettres rouges tremble sur le fond noir. Soudain, la lumière intense, une rue bordée de hangars et, sur la droite, deux rails sur lesquels roule le chariot qui porte la caméra et son opérateur et se rapproche lentement de l’avant-plan en suivant une femme qui s’avance. On assiste au tournage d’un film. Une voix énonce le générique : « c’est d’après le roman d’Alberto Moravia, il y a Brigitte Bardot et Michel Piccoli, il y a aussi Jack Palance et Georgia Mol et Fritz Lang. Les prises de vues sont de Raoul Coutard. George Delerue a écrit la musique (…). C’est un film de Jean-Luc Godard. Il est tourné en scope et tiré en couleurs (et quelles couleurs !… inoubliables…), il a été produit par Georges de Beauregard (un nom pareil pour un producteur de film, ça ne s’invente pas !) (…) ».

Durant l’énoncé du générique, l’opérateur et sa caméra ont progressé vers nous, ils occupent à présent, en gros plan rapproché tout l’écran sur un magnifique fond de ciel bleu.

La voix off poursuit : « Le cinéma, disait André Bazin ([2]), substitue à notre regard un monde quis’accorde à nos désirs, Le mépris est l’histoire de ce monde ».

A ce moment précis, l’opérateur fait pivoter sa caméra de 90 degrés et incline vers nous son objectif pour une plongée dans nos yeux de spectateurs.

Tout le film est résumé dans cette citation et ce mouvement de caméra. Langage cinématographique dont Godard est passé maître et qui nous signifie : « c’est vous, spectateurs que nous allons filmer et dont vous verrez l’histoire dans les scènes qui vont suivre, ce sera l’histoire de chacun de vous ». Et, en effet, le récit du film est celui, universel, de l’Odyssée. Mais en nous montrant une caméra qui pointe son objectif vers nous, Godard nous dévoile comme spectateurs, désignés du même coup en position de voyeurs. Et comme pour mieux nous en convaincre, l’instant d’après, il nous affiche le postérieur de Brigitte Bardot étendue sur un lit, dans le plus simple appareil, auprès de Michel Piccoli qui lui, comme nous, est tout habillé et la regarde. La première phrase qu’elle prononce c’est : « je ne sais pas, je pense que j’irai chez maman, mais après… je ne sais pas ». On va comprendre pourquoi maman vient d’être convoquée.

Bardot nomme chacune des parties de son corps pour les faire apprécier.

Elle interroge Piccoli : « tu vois mes pieds dans la glace ? »

– Lui : « oui »

– Elle : « tu les trouves jolis ? »

– Lui : « oui, très »

On ne verra pas la glace, (celle d’une psyché ?), mais le jeu de miroir est lancé depuis le fameux mouvement de la caméra. On n’y échappera plus.

Le miroir ici, tel celui du visage de la mère pour l’enfant, dont parle Winnicott, c’est le regard de son amant, Piccoli, qui la regarde comme nous. Son corps découpé en ses multiples objets partiels, elle attend de les voir rassemblés par le regard miroir de son amant.

Et Bardot continue : les chevilles, les genoux, les cuisses, les fesses, les seins, les épaules, les bras, elle terminera par le visage, découpé lui aussi en bouche, yeux, nez, oreilles.

A chaque fois elle demande s’il aime… Et lui, en homme plein de discernement, répond qu’il aime beaucoup. On peut difficilement lui donner tort. Mais c’est aussi de cette manière que l’on se fait happer dans le jeu de miroir qui se poursuivra tout au long du film où il sera question d’un écrivain chargé de rédiger un scénario sur l’histoire d’un couple et ses démêlés. On comprendra vite que toute l’interprétation que le scénariste, héros du film (Piccoli), va donner à l’histoire d’Ulysse et Pénélope est évidemment largement infiltrée par ce qu’il est en train de vivre dans sa propre relation de couple et qui offre au spectateur un miroir familier. D’ailleurs c’est bien lui, le spectateur, vers qui Raoul Coutard tout à l’heure a tourné sa caméra. A l’infini les jeux de reflets peuvent nous entraîner dans une vertigineuse réverbération.

Paradigme des moments de la cure où surgit un extrait de film, celui-ci me semble condenser l’essentiel des réflexions qui vont suivre.

2. Questions génériques

Que penser de ces moments où le cinéma entre dans la cure au travers de citations cinématographiques apportées par le patient ou de références filmographiques auxquelles l’analyste à recours dans son quant-à-soi ?

S’agit-il d’une association comme une autre, simplement un peu plus répandue de nos jours, spécialement chez les jeunes qui voient plus de films qu’ils ne lisent de romans ? Avec les adolescents, la place prise en séance par le récit de films paraît de plus en plus grande au point qu’on observe parfois comme une saturation de la pensée par des images de films impressionnants vus au cinéma, à la télévision ou dans des jeux sur ordinateur.

La culture cinématographique fait à présent partie intégrante de notre patrimoine commun. Dans les échanges courants, les références à des films sont légion. Les psychanalystes, dans leurs exposés, pour illustrer ou démontrer certains aspects du fonctionnement psychique, font volontiers appel à des citations filmiques. L’inconscient des cinéastes étant ainsi offert en exemple.

Pour la plupart des jeunes adultes qui me consultent, la citation cinématographique en séance me semble fréquemment témoigner d’un mode particulier de pensée, d’expression ou d’échange que l’on peut facilement situer dans l’espace transitionnel, comme une forme particulière de communication souvent inconsciente. Emprunt supposé à la création d’un autre pour rendre compte de son propre vécu, ou en esquisser une figuration, parfois comparable au travail du rêve… Présentabilité ou mise en forme réalisée avec l’écoute de celui qui s’implique dans le courant transféro-contretransférentiel.

Etonnamment parfois, le détour cinématographique favorise l’expression affective. Tel analysant qui relatait d’un film la scène de l’abandon d’un enfant, pleurait cette fois davantage en séance qu’il ne l’avait fait quelques jours plus tôt en rapportant les événements similaires qu’il avait réellement vécu jadis.

3. Panoramique historique

On sait que Freud tenait en haute estime certains artistes comme les poètes et les romanciers dont il parlait en termes très élogieux par exemple dans son analyse de la Gradiva : « …les poètes et les romanciers sont de précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver. Ils sont dans la connaissance de l’âme, nos maîtres à nous, hommes vulgaires, car ils s’abreuvent à des sources que nous n’avons pas encore rendues accessibles à la science ». (p. 127) et plus loin, dans le même texte, il insistait en parlant de « ces plus profonds connaisseurs de l’âme humaine que nous sommes accoutumés à honorer dans les poètes » (p. 129).

Bien sûr, il n’était pas sensible de la même manière à toutes les formes d’art, mais comment a-t-il fait pour ignorer tout au long de son œuvre, ce que d’aucuns considèrent comme l’art majeur du vingtième siècle et dont l’histoire se déroule presque parallèlement à celle de sa propre création ? Il évoque bien la photographie de temps à autre. Pour rendre compte de la condensation dans le rêve, il fait référence à quelques reprises dans L’interprétation du rêve ([3]) au procédé de photographie composite de Francis Galton « qui, pour dégager les ressemblances de famille, photographiait plusieurs visages sur la même plaque » (p. 174). Dans la Note sur le Bloc magique, se trouve une référence à l’appareil photographique. Freud écrit « Les appareils auxiliaires que nous avons inventés pour l’amélioration ou le renforcement de nos fonctions sensorielles sont tous édifiés comme l’organe sensoriel lui-même ou des parties de celui-ci (lunettes, appareil photographique, cornet acoustique, etc.) » (p. 140). Mais nulle part dans ses écrits on ne trouve trace du cinéma…

Naissance du cinéma

Il est assez facile de dater la naissance du cinéma. Les frères Lumières font breveter en février 1895 une invention qu’ils appellent cinématographe. Ils présentent le 28 décembre 1895, dans le sous-sol du Grand Café, 14 boulevard des Capucines à Paris (à deux pas de l’actuel théâtre de l’Olympia), le premier film réalisé dans le monde et intitulé La sortie des Usines Lumières, à Lyon-Montplaisir. Suivront Le Jardinier, rebaptisé ensuite L’Arroseur arrosé, premier film comique et L’arrivée du train en gare de La Ciotat, dont la locomotive qui fonçait vers eux, effrayait tant les spectateurs.

Les frères Lumière ne croyaient pas que leur Cinématographe connaîtrait un grand succès. Mais un certain Georges Méliès, prestidigitateur et directeur du petit théâtre Robert Houdin, royaume de la magie et de l’illusion avait été, lui, immédiatement très enthousiasmé. Il avait proposé aux Lumière de leur acheter leur appareil, mais il s’était heurté à un refus : « Notre invention n’est pas à vendre. Elle peut être exploitée quelque temps comme une curiosité scientifique mais elle n’a aucun avenir commercial. Pour vous ce serait la ruine » avaient répondu les Lumière qui, pour cette fois me semble-t-il, ne portaient pas bien leur nom. « Refusant de s’avouer vaincu, Méliès avait acheté l’appareil construit par l’Anglais Robert William Paul, le bioscope, qui était loin de valoir celui des Lumière mais que, bon bricoleur, il sut améliorer » ([4]). Avec Méliès le cinéma allait pouvoir entrer dans la fantaisie de l’imaginaire et des fantasmes en produisant de véritables rêves éveillés tels Le voyage dans la lune en 1902, Le tunnel sous la manche en 1907 ou La conquête du pôle en 1912.

Naissance de la psychanalyse

Il est quand même amusant de constater que c’est en septembre de cette même année 1895, dans le train qui le ramène de Berlin où il a rencontré son ami Fliess, que Freud commence à rédiger l’Esquisse qui paraîtra dans le volume intitulé La naissance de la psychanalyse, volume contenant le manuscrit H ([5]) daté de janvier 1895 et dans lequel est abordé, pour la première fois, le mécanisme de la projection.

Mais, 1895, c’est aussi l’année où Freud et Breuer font paraître les Etudes sur l’hystérie qui consacrent l’avènement de la psychanalyse.

Et pourtant, ces deux frères quasiment jumeaux que sont cinéma et psychanalyse nés d’une même mère ([6]) prolifique – la projection – vont s’ignorer pendant de nombreuses années…

Freud n’y est sans doute pas pour rien, lui qui semble même s’être méfié du cinéma.

Il a par exemple refusé les 100.000 dollars que lui proposait Samuel Goldwyn pour être consultant dans la préparation d’un film sur les amours célèbres qui devait sortir en 1925. Et s’il autorise notamment Marie Bonaparte ou René Laforgue à le filmer quelquefois, il désapprouve Karl Abraham et Hanns Sachs qui acceptent en 1926 d’aider Georg Wilhelm Pabst dans l’élaboration de son film Les mystères d’une âme, premier film qui rende compte de la théorie freudienne.

La psychanalyse vue par le cinéma

La façon dont sera représentée la psychanalyse au cinéma va considérablement évoluer.

Dans les premières années, le personnage du psychanalyste est essentiellement assimilé à la caricature d’un psychiatre mentalement déséquilibré. En 1919, Le cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene ou, en 1922, le Docteur Mabuse de Fritz Lang, sont surtout des films d’épouvante.

Comme l’indiquent Pierre-Jean et Sylvain Bouyer ([6]), au cours des années trente, si le psy représenté au cinéma devient plus familier, il n’en reste pas moins schématique, plutôt superficiel, assez incompétent et méconnaissant la réalité psychanalytique. Alors qu’après la seconde guerre mondiale quand, pour mieux comprendre leurs patients soldats traumatisés, les psychiatres utiliseront la psychanalyse, celle-ci apparaîtra au cinéma sous un jour bien plus sympathique.

Ainsi, en 1945, dans La Maison du Docteur Edwardes, Alfred Hitchcock confie Gregory Peck qui se croit coupable d’un meurtre, aux bons soins d’Ingrid Bergman pour l’aider à se remémorer une scène infantile traumatisante dont le refoulement est à l’origine de sa culpabilité.

En 49, Mark Robson, dans Je suis un nègre, présente un soldat américain revenu de guerre qui sera guéri de sa paralysie résultant d’un complexe d’infériorité.

Un premier film consacré à l’homme Freud, intitulé Freud, désirs inavoués, réalisé par John Huston, sortira en 1962. On y voit Freud interprété par un Montgomery Clift un peu grimaçant et au regard blessé, aux prises avec une patiente hystérique qu’il guérira par l’hypnose. Anna Freud qui était très opposée à tout projet de film sur son père réussit à convaincre « Marilyn Monroe (qui l’avait consultée lors d’un tournage à Londres) de ne pas interpréter le rôle de la patiente que lui destinait John Huston » ([7]).

Au cours des dernières années de très nombreux films se réfèrent à la psychanalyse adoptant des points de vue divers, élogieux, critiques ou moqueurs.

En 80, dans Pulsions de Brian de Palma, Angie Dickinson, épouse sexuellement frustrée, confie ses fantasmes à son analyste Michael Caine, qui s’avérera tueur de femmes.

En 95, Un divan à New-York de Chantal Akerman nous démontre qu’une danseuse peut parfaitement prendre la place d’un psychanalyste avec lequel elle a échangé son appartement. Corroborant ainsi l’idée de ceux qui considèrent leur analyste comme leur « danseuse ».

En 97, dans Harry dans tous ses états, Woody Allen, avec son humour habituel, tourne en dérision les débordements contre-transférentiels. La séduisante Demi Moore, héroïne d’un roman de Harry, invite son analysant à l’épouser. La même année, le Will Hunting de Gus Van Sant montre Robin Williams, analyste tendre, aidant son génial patient à assumer ses dons et ses engagements affectifs. Toujours en 97, dans Passage à l’acte, (tiré du roman de Gattégno, Neutralité malveillante), Francis Girod présente un analyste devenant l’assassin de son patient.

En 2000, s’inspirant du même romancier, Jean-Jacques Beineix, dans Mortel transfert, renoue avec cette figure d’analyste désaxé et malhonnête. Une patiente est étranglée sur son divan alors qu’il s’est endormi. Il se confie à son contrôleur qui se révélera encore plus cupide. Bel exemple de la constitution, dans le processus analytique, de ce que les Baranger nomme un bastion et qui « se construit en ce cas entre un analysé exhibitionniste et un analyste fasciné-horrifié, "voyeur” obligé complaisant du déploiement pervers » (p. 1225).

Représentation peu enviable de l’analyste, que d’aucuns prétendent omniprésente dans le cinéma actuel. Tel Joël Birman soutenant que « C’est cette configuration macabre de l’analyste qui se dessine invariablement dans les productions cinématographiques récentes » (p. 31). Manifestement ce point de vue est exagérément généralisateur. On rencontre aussi des représentations très sympathiques de l’analyste et qui connaissent un vif succès.

Palme d’or au festival de Cannes en 2000, Nanni Moretti dans La chambre du fils se met en scène comme analyste ravagé par la culpabilité suite à la mort de son fils.

Les réalisations de Woody Allen qui comportent de très fréquentes références aux psychanalystes, il est vrai souvent dans la raillerie, n’en constituent pas moins une sorte d’hommage à la profession, comme par exemple dans Tout le monde dit I Love You (1996) ou La vie et tout le reste (2002), dans lesquels l’analyste est représenté de façon assez réaliste.

On le voit, la psychanalyse au cinéma est bien vivante, mystérieuse, inquiétante mais, en cela aussi, reconnue. Et le psychanalyste apparaît tantôt humain, chaleureux, plutôt normal, tantôt pervers, criminel ou fou dangereux. Somme toute, comme l’inconscient, source d’angoisse, il prête à rire ou incite à la méfiance. Simplement du fait, comme l’écrit Murielle Gagnebin que « le cinéma aurait, néanmoins, plus d’un point commun avec l’inconscient » (p. 14).

Le cinéma vu par la psychanalyse

Observée du côté de la psychanalyse l’histoire est moins riche d’échanges ou d’intérêt vis-à-vis du cinéma.

En 1916, un psychologue de Harvard, un certain Hugo Münsterberg applique au cinéma une certaine analyse psychologique. « Il suggère que le cinéma reproduit plus ou moins les mécanismes de la pensée et plus fortement que les autres formes narratives habituellement utilisées pour raconter des histoires » ([8]).

Mais il faut attendre les années 50 pour que des analystes commencent à considérer que l’étude du cinéma peut « être aussi fructueuse que les applications freudiennes de la pensée analytique aux œuvres théâtrales de Ibsen, Shakespeare ou Sophocle » ([9]). Dès lors, tout un champ de critiques psychanalytiques des films se développe. Le périodique français Les cahiers du cinéma et des journaux comme Screen en Angleterre ou Camera Obscura aux Etats-Unis s’approprient les concepts psychanalytiques pour commenter les films.

Dans les Cahiers du cinéma (n° 223), pour la première fois en 1970, un film fera l’objet d’un travail de psychanalyse appliquée. Il s’agit du film de John Ford, Vers sa destinée (1939) dans lequel, jeune avocat de campagne, Abraham Lincoln incarné par Henry Fonda sauve du lynchage deux frères accusés de meurtre.

Depuis 1997 l’International Journal of Psychoanalysis fait place en ces pages à une revue des films à côté de la traditionnelle revue des livres. Récemment, sur le site Web de la SPP, est apparue également une rubrique cinéma. Autant de signes clairs de la reconnaissance par les psychanalystes de l’art cinématographique.

Dans son Journal d’une année, Lou Andreas-Salomé écrivait le 19 février 1913 : « Comment se fait-il que le cinéma ne joue absolument aucun rôle pour nous ? Et ce n’est pas la première fois que je me fais cette réflexion. Aux nombreux arguments que l’on pourrait avancer pour sauver l’honneur de cette Cendrillon de la conception esthétique de l’art, il faudrait ajouter quelques considérations purement psychologiques. L’une, c’est que la technique cinématographique est la seule qui permette une rapidité de la succession des images qui corresponde à peu près à nos propres facultés de représentation et imite aussi dans une certaine mesure sa versatilité (…).

« La seconde considération concerne le fait que même s’il ne peut en être parlé que comme d’un plaisir superficiel, il enrichit nos sens d’une profusion d’images, de formes et d’impressions, ce qui en fait pour nous une sorte de don ([11]). Et tant pour le travailleur manuel, abruti par l’étroite routine de son existence, que pour le travailleur intellectuel attaché à sa galère professionnelle ou plongé dans ses méditations, cela représente en soi une sorte d’échappée vers l’art. Ces deux raisons donnent à réfléchir sur ce que l’avenir du film pourrait signifier pour notre constitution psychique – la petite pantoufle de vair de cette Cendrillon de l’art ». Et Lou Andreas concluait : « Ici, à Vienne, j’y ai été entraînée par Tausk, en dépit du travail, de la fatigue et du manque de temps. Souvent, ce n’est que pour une demi-heure, et toujours, je ne puis m’empêcher de rire de ce que nous nous adonnons à cette activité » (pp. 335-336).

Manifestement, en 1913 le cinéma n’est pas encore reconnu comme un art à part entière, il permettrait tout juste « une sorte d’échappée vers l’art » et Lou Andreas donne le sentiment de prendre un peu gênée, un plaisir futile, « il ne peut en être parlé que comme d’un plaisir superficiel ». Un art mineur donc, un peu déconsidéré… Cela expliquerait-il pourquoi les psychanalystes ne s’y seraient guère intéressés au début ?

4. Proximité entre cinéma et fonctionnement psychique

De nombreux termes communs tels le cadre, le champ, le négatif, la séance, la représentation, la projection, témoignent des similitudes entre les deux arts.

Deux de ces concepts, projection et représentation, permettent plus particulièrement d'éclairer les qualités avancées par Lou Andreas d’abord de proximité entre cinéma et fonctionnement psychique et ensuite d’enrichissement du psychisme par le cinéma.

Projection

La projection apparaît comme le caractère commun le plus évident et qui conduit à souligner la ressemblance entre film et rêve.

Bertram Lewin a décrit ce « quelque chose que nous ne voyons pas dans le rêve parce qu’il en est justement l’"écran blanc”, le fond sur lequel vient se projeter le rêve. Pour Lewin, cet "écran blanc" n’est pas autre chose que la reviviscence hallucinatoire du fond blanc qu’est le sein maternel pour l’enfant » ([12]). Mais comme l’écrivait James Innes-Smith dans Réflexions de réflexion, « L’écran de rêve est non seulement une surface pour la projection, c’est aussi une surface de protection contre l’excès d’excitation et les pulsions destructrices. Nous pouvons élaborer toutes sortes de scénarios différents dans notre monde onirique dans une sécurité complète (…) » (p. 108).

Des patients font inconsciemment la confusion entre rêve et film. On entend quelquefois des lapsus à ce propos. Parlant de son rêve un analysant dit : « deux enfants se promenaient au bord de l’eau… et tout le film se déroule sur cette plage ».

La ressemblance entre film et rêve a été relevée dès les premiers temps. Francesco Casetti dans son livre sur Les théories du cinéma, mentionne « l’heureuse définition du cinéma comme usine à rêves, qui revient dans les années vingt et trente avec beaucoup d’insistance » (p. 49).

Serge Lebovici dans un article publié en 1947 sous le titre Psychanalyse et Cinéma avait montré combien le film est un moyen d’expression très proche de la pensée onirique. Comme le langage cinématographique, écrivait-il, « le rêve est un ensemble presque exclusivement visuel » et « Comme dans le rêve, les images filmiques ne sont unies ni par des liens temporels, ni par des liens spatiaux solides et logiques » (p. 50).

Le spectateur de cinéma peut être comparé au rêveur aussi en raison de la situation dans laquelle il se trouve. L’obscurité de la salle, l’isolement des corps, l’abandon psychologique, le caractère irréel des images comme dans le sommeil. Et il y a aussi l’état de léger étourdissement dans lequel le spectateur quitte le cinéma et qui ressemble au demi-sommeil du rêveur qui résiste à s’éveiller.

Edgar Morin dans Le cinéma ou l’homme imaginaire analysant la participation affective du spectateur en terme de projection-identification, écrit : « le cinéma, c’est exactement cette symbiose : un système qui tend à intégrer le spectateur dans le flux du film. Un système qui tend à intégrer le flux du film dans le flux psychique du spectateur » (p. 107)… « au point de devenir archives d’âmes » (p. 221).

Ainsi comme le précise encore Casetti, « machine à la fois moderne et ancestrale, le cinéma permet de nous photographier nous-mêmes, nos mouvements intérieurs, nos pulsions, nos attitudes et notre compréhension du monde » (p. 57). Et l’on retrouve ici d’une certaine manière la citation d’André Bazin : « Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs » que l’on peut reconnaître comme assez analogue à la définition que donnent Laplanche et Pontalis de la projection ou, en tous cas, d’une certaine forme de projection.

Avancer que cinéma et projection sont synonymes semble un peu tautologique. Pourtant la projection cinématographique n’est évidemment pas en tous points identiques à celle dont nous sommes familiers dans l’œuvre de Freud où elle est omniprésente ([13]). D’abord décrite comme processus d’externalisation, de « déviation de l’excitation sexuelle somatique à l’écart du psychique » ([14]), assez proche du déplacement. D’emblée est distinguée une projection pathologique (mécanisme de défense) et une projection normale (localisation des perceptions dans l’espace). La projection est désignée à l’origine de la distinction entre le dedans et le dehors (Pulsions et destins des pulsions) et au stade de narcissisme où s’opère ce clivage, le dedans et le dehors résultent de la mise en œuvre de deux mécanismes opposés, l’introjection et la projection. Enfin, la projection est assimilée au rêve dans le Complément métapsychologique à la doctrine du rêve, où l’on découvre que projection et processus de formation des rêves ont une même tendance à la figuration. « Un rêve est donc aussi une projection, une extériorisation d’un processus interne », écrit Freud (p. 247).

La projection a connu de nombreuses élaborations après Freud. Avec Mélanie Klein et la notion d’identification projective ou avec Bion qui distingue l’identification projective excessive du côté du principe de plaisir, d’une identification projective réaliste, mode primitif de communication au service du principe de réalité. Dans ce dernier cas, il est question de modifier la réalité pour réintégrer sans dommage les projections mauvaises et favoriser l’introjection des bons objets.

Dans le numéro de la Revue Française de l’été 2000, consacrée à la projection, les éditeurs remarquent que les acceptions de la projection se sont tellement multipliées que sa définition en est devenue problématique, et l’on peut même se demander s’il est encore possible de l’envisager comme un seul concept.

Pour Annie Birraux il n’y aurait « pas de projection normale » (p. 703). Roger Perron se demande à contrario comment on pourrait considérer comme pathologique un processus fondateur de la vie psychique elle-même et propose de distinguer deux fonctionnalités complémentaires de la projection : « d’une part une fonction défensive, où il s’agit d’expulser de l’espace intrapsychique ce qui lui est déplaisir, le menace, etc. ; d’autre part, une fonctionélaborative, où cette expulsion instaure et consolide l’indispensable différenciation dedans/dehors. Dès lors, bien des équilibres de ces deux fonctionnalités peuvent s’instaurer » (p. 1279).

Dans son article sur la négation, Freud écrit « un contenu de représentation ou de pensée refoulé peut donc pénétrer jusqu’à la conscience à la condition de se faire nier. La négation est une manière de prendre connaissance du refoulé, à vrai dire déjà une suppression du refoulement, mais certes pas une admission du refoulé. On voit comment la fonction intellectuelle se démarque ici du processus affectif » (pp. 167-168).

Nos patients qui pensent amener la production imaginative d’autrui quand ils citent un extrait de film, nient de cette manière que le contenu de leur récit résulte de leur création propre. On aura souvent l’occasion de constater, en le leur montrant ou non, que le lien qu’ils viennent d’établir, en pensant soudainement à ce film-là en particulier signe l’identification introjective. On aura la conviction que les déformations légères ou les omissions significatives que le patient opère dans le récit du film attestent qu’il a faite sienne la représentation filmique.

C’est sur cet aspect de la projection que Benno Rosenberg insiste de façon très éclairante quand il relève que l’essentiel dans la définition que donnent Laplanche et Pontalis de la projection ([15]) réside dans la négation d’appartenance, ce qu’il appelle lui la « désappartenance ». Et « ce que la projection apporte par rapport à la négation à visage découvert, ce n’est pas seulement l’affirmation de la désappartenance de quelque chose à soi mais également l’affirmation selon laquelle le contenu nié appartient "à quelqu’un d’autre”, ce qui renforce la désappartenance. De ce point de vue, la projection est une négation renforcée » ([16]).

On peut également observer très souvent que la citation cinématographique occupe un espace intermédiaire entre dedans et dehors et permet l’évocation d’un matériel momentanément difficile à aborder autrement que par cette mise à distance sécurisante qui facilite une première élaboration.

Une analysante me rapportait un jour un extrait de film dans lequel un enfant était accidenté. Au gré des associations qui surgirent elle s’inquiéta de savoir si elle n’avait pas vécu pareil événement dans sa petite enfance. Sa mère le lui confirma.

5. Enrichissement psychique

Représentation

Autre terme commun au cinéma et à la psychanalyse : la représentation, terme lui aussi « hautement polysémique » ([17]).

Dans son article intitulé Ecran ou scène de figuration ? Un critère privilégié d’indication, André Brousselle examine le problème de l’indication du psychodrame analytique.

La question qu’il se pose face à un patient qui manifeste des difficultés de représentation est de savoir si le problème est réellement un problème de manque de contenus ou de manque de contenant. Manque-t-il de représentations ou manque-t-il d’un écran ou d’une scène pour ses représentations ? Le patient fonctionne-t-il avec des représentations ou avec des figurations ?

Brousselle s’intéresse au fait qu’à ces écrans ou scènes intrapsychiques puis projetés au dehors, correspondent des modes de fantasmatisation différents. Eventuellement il demande au patient de « préciser si ces images mentales sont vues sur une surface à deux dimensions, comme sur un écran de cinéma ; ou si elles sont vues dans un espace à trois dimensions, comme sur une scène de théâtre, ou dans l’espace qui l’environne » (p. 32).

A l’écran de figuration à deux dimensions – parfois projeté à l’extérieur -, correspond selon lui, une fantasmatisation en réseau (dans tous les sens), du type du rêve ; alors qu’aux scènes de figuration à trois dimensions – souvent projetées à l’extérieur -, correspond une fantasmatisation en scénario.

Ainsi, selon les cas, le cinéma peut constituer une autre scène ou offrir momentanément un autre écran et le récit d’un film en séance pourra être, si l’on se réfère au schéma suivi par les nouveaux traducteurs de Freud ([18]) pour rendre compte de la notion de représentation :

-   une figuration, au sens freudien de mise en image du latent, darstellung, présentation,

-   une représentation, au sens freudien de tenir lieu de, vertreten, venir à la place de, au même titre qu’un élu représente ses électeurs,

-   une représentation au sens de vorstellung, manière de se représenter quelque chose le plus souvent inconsciemment.

Si le Mépris de Moravia est « le roman d’un scénario » et celui de Godard « le film d’un tournage » ([19]), Vélasquez, dans son fameux tableau Les Ménines, a réalisé, pourrait-on dire, le tableau d’une peinture qui le représente dans son atelier devant une toile dont on ne voit que le dos et « nous plonge dans le mystère de la représentation », comme l’écrit Jean-Paul Matot (p. 110). « Ce qui est figuré dans le tableau nous donne accès à un espace virtuel de représentation passant nécessairement par l’espace intermédiaire dans lequel nous nous trouvons comme spectateurs et qui apparaît d’ailleurs dans le miroir suspendu au fond de l’atelier où se reflète l’image » des personnages que Vélasquez est occupé à peindre.

« Il y a de ce fait actualisation, au sein même de l’espace virtuel, de la scène figurée ; ainsi ce qui est montré et vu ouvre la voie vers ce qui n’est pas de l’ordre du visuel mais du psychique, l’objet virtuel de la représentation ». Vélasquez qui nous peint comme Godard nous filme, « établit des liens de correspondance entre espace de figuration, espace intermédiaire et espace virtuel dont la conjonction constitue l’espace de représentation » (p. 113).

Le récit de film qu’apporte un patient occupe une place intermédiaire entre rêve et récit de vie. Dire « j’ai vu tel film », est une manière d’évoquer un événement de la semaine mais on pourrait dire, parodiant Magritte, « ceci n’est pas un film » ou, en tous cas, ceci n’est pas « le » film, évidemment ! Il s’agit du récit qu’en donne le patient, des images à partir desquelles il a enrichi ses représentations. A la manière du jeune explorateur Tom Baxter (Jefé Daniels) héros du film La rose pourpre du Caire qui abandonne ses partenaires en pleine action, se tourne vers la salle où il a remarqué Cécilia (Mia Farrow) et sort de l’écran, libre enfin de vivre hors des impératifs d’un scénario convenu.

Tout comme Godard ou Vélasquez, le patient qui nous livre ses représentations au travers de ses citations filmiques nous donne ainsi accès à son atelier, son cinéma ou son théâtre interne.

S’il peut constituer un champ de rencontre de deux psychismes, le support figuratif permettant de médiatiser le déploiement des affects et des représentations, le cinéma, à dose toxicomaniaque ou dans un contexte psychopathologique, peut produire l’effet inverse.

6. Écrasement psychique

L’écrasement de l’espace potentiel auquel on assiste dans certains cas, est bien illustré par un exemple de la littérature qui fait précisément allusion à un étrange usage du cinéma.

L’invention de Morel ([20]), petit roman de l’auteur argentin Adolfo Bioy Casares, raconte l’histoire d’un condamné en fuite qui aborde un peu par hasard sur une île déserte dans laquelle il compte se cacher. Il va assister à un spectacle assez déroutant à la limite du fantastique. Des personnages apparaissent de temps à autres qui tiennent toujours les mêmes conversations. Il finira par découvrir qu’ils ne sont que des images d’anciens villégiateurs de l’île qui ont été filmés par Morel. Par le truchement du système ingénieux d’une machine cinématographique alimentée par la force motrice des marées, ces images sont régulièrement projetées, donnant l’illusion que ces personnes se promènent toujours dans l’île. Morel avait écrit dans un discours à ses compagnons : « Nous demeurerons ici éternellement, bien que nous partions demain – répétant l’un après l’autre les moments de cette semaine, sans jamais pouvoir sortir de la conscience que nous eûmes à chacun de ces moments – parce que les appareils nous enregistrèrent ainsi ; cela nous permettra de nous sentir vivre une vie toujours nouvelle, car il n’y aura pas d’autres souvenirs à chaque moment de la projection, que ceux que nous avions au moment correspondant de l’enregistrement, et parce que le futur, tant de fois décevant, gardera toujours ses attributs » (pp. 90-91).

Le narrateur est tombé amoureux d’une femme qui réapparaît régulièrement sur l’île. Il apprend à maîtriser la machine. Projetant les scènes où la femme est présente, il les réenregistre en s’y installant et introduit dans le projecteur ces nouvelles séquences qui entretiendront pour l’éternité l’illusion d’une relation amoureuse entre lui et cette femme.

Et le journal se termine sur une prière adressée à celui qui pourrait inventer une machine plus perfectionnée, capable de le faire « entrer dans le ciel de la conscience » (p. 123) de la dame.
Didier Anzieu commente ce roman dans Le Moi-peau : cette machine-là « achèverait de supprimer toute différence entre la perception et le fantasme, entre la représentation d’origine externe et la représentation d’origine interne » (p. 129).

On peut observer cela chez ces personnes complètement accrochées à leur écran d’ordinateur et passant le principal de leurs heures de loisirs à des jeux qui les absorbent tellement qu’ils paraissent s’être entièrement inclus à ce monde virtuel. Les armes virtuelles dont se sont servis les personnages-images victorieux du jeu, mises en vente sur le réseau Internet peuvent atteindre des sommes faramineuses…

7. Fondu de fermeture

A la lecture de ce qu’écrit André Green dans La folie privée à propos de la pulsion qui « relie une source située au plus profond du corps à un objet situé hors de ce corps et qui seul a le pouvoir d’éteindre le foyer de l’incendie qui se trouve en l’occurrence à sa source même » (p. 198), on est tenté de penser que le véritable inventeur du cinéma, comme de la psychanalyse, n’est autre que Platon, avec son mythe de la caverne. Des esclaves enchaînés, un peu comme des spectateurs cloués dans leur fauteuil ou des patients rivés à leur divan, observent sur le mur écran de la caverne, les ombres projetées par des objets invisibles qui passent à l’arrière ; images-ombres produites grâce au feu allumé derrière eux.

Quelquefois nos patients élèvent des écrans de projection et de représentation cinémato-psychiques, devant nous ou entre nous, pour partager leurs vécus inconscients ou moduler leurs échanges avec nous, en modérer les aspects excitants ; d’autres fois, pour éviter de sombrer dans la noirceur de la dépression, ils trouvent par là manière à entretenir ou réalimenter le feu de leur investissement dans la relation analytique.

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