Zao Wou-Ki : L’espace est silence

Regards croisés sur une exposition au Musée d’Art Moderne de Paris

Expositions

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Paris nous offre la belle opportunité de visiter, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, l’exposition consacrée à Zao Wou-Ki, un des peintres majeurs du siècle dernier. Ce sont presqu’exclusivement des grands formats qui sont exposés et qui couvrent principalement la période 1960-2000.

Zao Wou-Ki (1920 – 2013), né en Chine, a été initié dès son enfance par son grand-père à la calligraphie et à la peinture chinoise. Il arrive à Paris en 1948 dans cette période de l’après-guerre où il se crée une fracture dans le monde de l’art international. Les artistes cherchent à dépasser les considérations formalistes d’avant-guerre en repoussant les limites de la peinture d’avant-garde dans une approche plus humaniste. Une communauté artistique internationale se forme pour traiter des questions relatives à l’abstraction, à ses sources et à sa signification. Un groupe d’artistes occidentaux, tant à New York (Mark Tobey, Jackson Pollock, Franz Kline) qu’à Paris (Hans Hartung, Pierre Soulages, Georges Mathieu) s’intéresse à l’art de la calligraphie chinoise et aux éclaboussures d’encre et de peinture. Intéressés par la beauté abstraite, l’ambiguïté et le mystère de la calligraphie et des pictogrammes abstraits, ils ont fusionné l’esprit oriental, tel qu’ils le voyaient, avec la dynamique de l’expressionnisme abstrait et la spontanéité de l’écriture libre, réconciliant dans l’abstraction le mouvement gestuel et l’intériorité de l’artiste inhérente à la calligraphie.

C’est dans ce climat que Zao Wou-Ki arrive à Paris en 1948 où il se lie rapidement d’amitié avec l’écrivain et peintre d’origine belge, Henri Michaux. Parlant des écrivain Michaux écrit : « les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique. Tout différent le tableau : immédiat, total. A gauche, aussi à droite, en profondeur, à volonté. Pas de trajet, mille trajets et les pauses ne sont pas indiquées. Dans un instant tout est là… »

La clé pour comprendre les réalisations de Zao Wou-Ki réside dans la subtile façon avec laquelle il s’appuie sur les traditions artistiques et esthétiques, de la peinture occidentale et chinoise et plus tard de l’influence des peintres américains. Alors que l’influence de certains développements d’avant-garde d’après-guerre tels que l’expressionnisme abstrait et l’art informel, transparaît dans ses œuvres, ses peintures reflètent également une sensibilité profondément orientale avec l’esthétique traditionnelle qui rappelle la calligraphie et le potentiel illimité de la peinture à l’encre en tant que support de travail créatif. C’est cette fusion interculturelle qui rend les peintures abstraites des dernières décennies de la vie de Zao uniques. Il est difficile d’enfermer Zao Wou-Ki dans une catégorie puisqu’il mêle abstraction et réalisme, tradition et révolution, Asie et Occident. Des éléments de l’art occidental sont combinés avec une sensibilité chinoise pour aboutir à des compositions de couches superposées qui donnent une impression de force au geste parfois délicat.

Visite de l’exposition

J’ai eu le plaisir de visiter cette exposition au travers du regard de l’artiste Claudie Laks et ce qui suit représente le dialogue que nous avons eu spontanément en découvrant les œuvres.

Les premières toiles frappent par leurs couleurs à dominante ocre marron qui, malgré quelques petites nuances de bleuté ou d’ivoire, sont un peu tristes et donnent une impression d’une peinture lourde, vigoureuse, violente qui gêne un peu notre regard parce que c’est une peinture un peu datée. Ces toiles racontent l’histoire de la peinture des années soixante mais ne touchent que moyennement notre sensibilité d’aujourd’hui. C’est comme si les commissaires de l’exposition avaient voulu recréer l’ambiance des toutes premières expositions de Zao Wou-Ki.

L’influence de Mathieu avec l’application de matière, l’horizontalité et la superposition de gestes est présente mais contrairement à Mathieu ce n’est pas la spontanéité et la véhémence du geste qui caractérise ces toiles, c’est un geste très appliqué, la peinture est très travaillée, souvent en surcharge.

Ces toiles sont assez typiques d’artistes de cette période qui comme Wols faisaient un travail qu’on peut qualifier d’écriture plutôt que de peinture couleur. Dans ces toiles nous pouvons être surpris de retrouver un jeu de clair-obscur signe de l’influence de la peinture classique européenne sur le jeune Zao. Ce clair-obscur dont l’effet est illusionniste, va être complètement rejeté par les artistes américains et une génération d’artistes plus modernes. L’illusionnisme de la profondeur, des premiers plans, des contrastes de valeurs claires et foncées fait référence à un travail de peinture très traditionnelle en Europe qui ne se retrouve pas dans la peinture asiatique plus précisément dans les estampes où l’espace flottant qui invite à une méditation vers l’infini, ne supporte pas les contrastes trop marqués.

Ces toiles sont caractérisées par la complexité du fait que l’artiste crée un microcosme de mouvement par la chiquenaude faisant naître des tourbillons à peine visibles, de formes à moitié cachées, de superposition de nuances de teintes ou encore de gribouillis et d’égratignures. C’est comme si Zao Wou-Ki voulait trop bien faire. Il triture la matière picturale en rajoutant idéogrammes, graphismes tout en restant dans des nuances de camaïeux proches de l’ocre et du terre de Sienne. Quant à la composition, elle reste traditionnellement dépendante de la géométrie du format. Ses gestes sont encore conditionnés par les limites du cadre. Et dans cet espace clos, les tourments du jeune peintre n’en ressortent que davantage. Comme s’il se vivait écartelé entre sa culture d’origine et la tentative d’appliquer, d’incorporer plusieurs traditions. Aujourd’hui notre regard habitué à plus de légèreté et de liberté ressent sans doute difficilement cette complexité un peu lourde. Zao peint une expérience du monde, ou de ses différents mondes, dans lesquels il lui-même est impliqué.

Progressivement sa technique évolue et ses toiles se libèrent d’un espace illusionniste, rejetant le traditionnel clair-obscur au bénéfice d’une dimension plus ouverte proche de la bi-dimensionnalité qui caractérise la peinture contemporaine. Les couleurs également gagnent en présence. Cependant les paysages restent encore presqu’inquiétants. A plusieurs reprises on devine des têtes de morts qui ne sont pas sans faire penser aux charniers de Music et aux souvenirs des violences de la révolution culturelle chinoise.

La rupture se fait dans les toiles des années 1970 où Il rend hommage aux peintres occidentaux qu’il admire, Hommage à Matisse, Hommage à Monet, puis on devine qu’il prend connaissance de la peinture américaine. Dans ce que l’on suppose être une réinterprétation des grands formats entre autres de Sam Francis la peinture de Zao semble ouvrir l’espace. Le centre de la toile n’est plus le lieu d’une focalisation, de grands vides apparaissent, la matière est plus fluide et la circulation du regard plus libre. La couleur est désormais plus dynamique, nous entrainant au-delà des limites formelles du tableau et l’on reconnaît là sa dette non seulement aux peintres de l’école de New York mais aussi à Matisse et Monet.

Les années 80 sont marquées par une redécouverte ou une réappropriation de l’espace infini et flottant des estampes de sa propre culture. Mais cela semble paradoxalement le fruit d’un parcours et de sa connaissance de l’abstraction américaine. Par ailleurs la technique des giclures, référence sans doute aux fameux dripping de Pollock, crée un aspect de flou très loin des premières toiles assez dures de l’exposition.

Il est aussi intéressant de constater qu’à partir de cette période certaines de ses toiles semblent ne plus être travaillées frontalement mais posées au sol, avec une peinture plus diluée qui permet les effets de transparence. L’artiste change alors son point de vue sur la toile. Il n’y a plus de mise à distance, il fait corps avec la peinture, laissant de côté la maîtrise rétinienne.

La dernière salle est éblouissante. Zao Wu-Ki semble avoir conquis après bien des détours ce qui fait la grandeur de sa démarche de peintre, finalement héritier et épris de deux cultures. La synthèse est superbe. Ayant assimilé la peinture occidentale, il revient au monde flottant des images de l’art des estampes chinoises ou japonaises et il réussit à en dépasser les limites. Les grandes encres sur papier marouflées sur toile sont magistrales par leur simplicité et leur ampleur.

Paradoxalement, dans ces encres il est plus proche de Monet par la circulation, par un continuum du geste qui est au service de la trace. Le geste n’est pas volontariste, il est un médium qui laisse libre cours à ce qui advient et du coup les constituants gagnent en autonomie et en liberté. Comme il utilise de l’encre il s’agit d’œuvres sur papier blanc cassé marouflé sur toile ce qui leur confère force et douceur. Le papier absorbe une partie de l’encre comme un buvard ce qui donne une translucidité à l’œuvre. Le geste est définitivement plus libre, la peinture gagne en évidence et légèreté. Se serait-il permis une plus grande liberté parce qu’il s’agit d’un décor de théâtre?

Tout au long de son œuvre Zao a beaucoup travaillé le noir de façon à faire ressortir des milliers de nuances différentes et les changements de coups de pinceau denses, légers, secs et humides confèrent à la peinture une myriade de profondeur spatiale. Bien qu’absorbant la lumière, ils équilibrent les zones blanches et claires et calment le tableau dans son ensemble, faisant également écho aux coups fringants et aux lignes de rythme dynamique et de liberté absolue, conférant au tableau une texture riche.

C’est toujours émouvant de suivre sur des décennies le parcours d’un très grand artiste et d’y retrouver les influences des différentes époques. En cela cette exposition retrace parfaitement l’évolution de la peinture de Zao Wou-Ki sur plus de 50 ans pendant lesquels il se débat entre différentes influences culturelles et artistiques pour finir par en faire la synthèse.

Une exposition à voir absolument.

Serge Frisch, Claudie Laks

Claudi Laks expose actuellement dans les locaux de la Fédération Européenne de Psychanalyse (FEP). Représentée à Bruxelles par MMGallery et à Paris par la galerie Protée