“Comme les pierres et les arbres” de Domenico Chianese

Notes de lecture Questions pour la psychanalyse Transformations

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“Comme les pierres et les arbres” de Domenico Chianese

Paris, Campagne Première, 2020

Ce livre de Domenico Chianese, publié en italien en 2015 (Come le pietre e gli alber : Psicanalisi ed estetica del vivere)  et heureusement traduit en français 2020, apporte un courant d’air frais dans la littérature psychanalytique francophone. Il parle d’une psychanalyse vivante à l’écoute de la créativité cachée, écrasée, ou même non encore née, de personnes dont la souffrance, enfermée dans sa propre répétition, manque sa finalité : être entendue comme force de vie à libérer.

« C’est l’esthétique qui peut nous aider à comprendre la naissance du sujet » : Chianese pense, comme Meltzer, que ce qui naît de l’accordage primaire du bébé avec son environnement, et en particulier avec sa mère, c’est une expérience esthétique qui fonde le narcissisme dans une non-différenciation première. L’auteur nous fait découvrir une abondante littérature italienne, traversant les champs de la psychanalyse, de l’art, de l’anthropologie, qui constitue un fond culturel spécifique permettant de relier la psychanalyse au passé, au présent et à l’avenir du monde.

Les vignettes cliniques et les œuvres de poètes, en particulier italiens, s’inscrivant sur le fond d’une riche culture philosophique, font émerger les liens entre le champ analytique (dans la perspective développée par l’école italienne), les concepts de Bion, et une réflexion profonde sur la centralité de la pensée en images, initiée dans un ouvrage précédent, richement illustré, co-écrit avec Andreina Fontana,  Imaginons. Le visible et l’inconscient (Paris, Itaque, 2015).

La réflexion de Chianese l’amène à l’idée que la psychanalyse, qui a beaucoup travaillé la question des processus de symbolisation, a peu exploré la voie inverse, qui va des symboles aux sens. Il me semble aussi que la question de ce retour des formes organisées de la pensée vers la sensorialité n’a été jusqu’ici envisagée la plupart du temps que sous l’angle de la désymbolisation, entendue comme expression de la destructivité. René Roussillon a pourtant souvent insisté sur le mouvement de prise-déprise-reprise qu’impliquent les passages entre différents niveaux de symbolisation. J’ai moi-même développé, dans le travail de l’adolescence (L’enjeu adolescent, PUF, 2014), sur l’importance d’une déconstruction, qui ne doit pas être confondue avec la destructivité, et qui se conjugue à un processus d’enchantement pour permettre la subjectivation. Dans le champ de la création artistique, François Cheng, dont les écrits réfléchissent la peinture chinoise classique, souligne que « le véritable réel ne se limite pas à l’aspect chatoyant de l’extérieur, il est vision. Celle-ci … ne peut être captée par l’homme qu’avec le regard de l’esprit, ce que les Anciens appelaient le troisième œil ou l’œil de Sapience. Comment posséder cet œil ? Il n’y a pas d’autre voie que celle fixée par les maîtres Chan, c’est à dire les quatre étapes du voir : voir ; ne plus voir ; s’abîmer à l’intérieur du non-voir ; re-voir. Eh bien, lorsqu’on re-voit, on ne voit plus les choses en dehors de soi ; elles sont partie intégrante de soi (Cheng, Le dit de Tian Yi, 1998). Ce mouvement, que j’assimile à un passage par l’informe, est au cœur de la possibilité d’étendre le psychisme et de transformer les zones traumatiques. Chianese écrit ainsi que « l’intérieur et l’extérieur naissent ensemble, ils co-naissent. Il en découle que nous sentons le monde non seulement à travers des catégories, mais aussi en nous laissant traverser par une dimension pré-catégorielle qui est fondamentalement prioritaire en l’homme. L’expérience humaine est un devenir continuel, un passage permanent de l’indistinct et de l’indéterminé au déterminé et au distinct, qui sont toujours temporaires. Cet univers du sous-catégoriel, du non-réfléchi, est la sève qui alimente notre être en devenir ». Il souligne sa proximité avec les thèses de Pia de Silvestris et Adamo Vergine (Prendersi cura. Sul senso dell’esperienza psicoanalitica, 2012), qui écrivent que « L’être avec, nous arrivons à le penser comme le point d’indistinction de la relation qui tire l’énergie nécessaire, comme d’une racine, de la force d’indistinction, pour donner sa forme à la capacité de se séparer, peut-être seulement à des niveaux supérieurs du psychisme, ceux qui régissent la réalité ».

Dans la dernière partie du livre, Chianese pose la question de l’avenir de la psychanalyse. Pour lui, l’ancrage social de la psychanalyse a pour conséquence inévitable que « Le projet de l’analyste, son éthique, part de Freud, mais s’éloigne de sa philosophie, de sa Weltanschauung ». Il amène une idée qui me semble intéressante, à partir d’une distinction entre métapsychologie et psychanalyse. Freud utilise le mot « métapsychologie » dès 1890, tandis que celui de « psychanalyse » apparaît sous sa plume en 1896 : « Le terme « psychanalyse » indiquera dès lors un noyau de théories et de techniques aux contours « suffisamment » définis, alors que le terme « métapsychologie » conservera un caractère d’indétermination … La métapsychologie est une œuvre inachevée, une œuvre ouverte, et il est bon qu’elle reste telle ». L’auteur ne tranche pas dans une direction ou une autre, mais plaide plutôt pour qu’aucune des deux voies ne se trouve sacrifiée à l’autre, toutes deux étant nécessaires à la vitalité de la psychanalyse.

Un livre donc dont la largeur de vue rend la lecture hautement recommandable.

Jean-Paul Mattot

 

Bibliographie

 

Matot, Jean-Paul