« L’ŒUVRE SANS AUTEUR » (2018) De Florian Henkel von Donersmarck

Kostas Nassikas

28/04/2020

Lu, vu, entendu

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Le dernier long-métrage, que nous avons vu récemment sur les écrans, « L’œuvre sans auteur » (2018), de Florian Henkel von Donersmarck, est une œuvre profonde qui se vit, se voit et « se lit » sur plusieurs niveaux. Le cinéaste poursuit ici, d’une autre manière, ce qu’il a si bien réussi avec son autre grand film, « La vie des autres » : à montrer le fonctionnement de l’émotion artistique à l’intérieur du sujet qui s’est soumis ou construit par les normes et exigences de son environnement social.

Nous ne pouvons pas oublier la scène centrale de ce film, « La vie des autres » où l’émotion ressentie par l’agent de la STASI, espionnant et « écoutant » la vie du pianiste pour en référer à sa hiérarchie, le transforme : en partageant , à travers « l’écoute », l’émotion du pianiste, qui joue sur son piano un morceau pour exprimer sa douleur de la perte d’un ami, sa carapace d’ « agent » s’efface ; il ressent en lui une émotion et une dimension humaine qui l’empêche d’obéir ; cette dimension humaine universelle retrouvée en lui l’amène à ne plus avoir peur de l’oppression déshumanisée du régime, ni de la prison, ni même pour sa vie. Meltzer dirait ici que la « dimension esthétique » est fondamentale pour la vie psychique d’un sujet ; elle lui donne le sentiment d’appartenir à l’humanité rendant ainsi secondaires les obligations découlant des conventions sociales. C’est ce que ce film a très bien mis en scène.

Le nouveau film de ce cinéaste, « L’œuvre sans auteur », reprend ce sujet sous un autre angle. Le fait que ce film suit le thriller, Le touriste (2010), où le cinéaste a montré sa capacité de construire une œuvre en remake et en grand succès commercial, n’est probablement pas par hasard.

« L’œuvre sans auteur » se réfère, au premier plan, à la vie du peintre Gerhard Richter, qui a fui l’Allemagne de l’Est pour s’exprimer librement et réussir sa carrière dans l’Allemagne de l’Ouest, mais Kurt Barnet, le peintre protagoniste du film, nous laisse percevoir, à travers son itinéraire, plusieurs autres plans plus profonds. Il y a, déjà, celui de sa vie d’enfant durant la montée du nazisme désubjectivant : sa tante Elisabeth l’amène à voir une exposition d’« art dégénéré » qu’il aime beaucoup comme sa belle tante. Celle-ci s’exprime librement dans l’ambiance terrorisée et se montre même nue devant lui. Ce comportement « déviant » est vite classé dans la pathologie psychiatrique : considérée comme schizophrène elle est conduite à la stérilisation forcée et, plus tard, à l’extermination, comme tous les malades mentaux parmi bien d’autres.

Après cette uniformisation et plutôt vidange de la pensée individuelle du régime totalitaire nazi et l’élimination de tout différent (« le Führer pense pour tous ») on voit Kurt Barnet grandir à Dresde dans la RDA : brillant élève des Beaux-Arts il est vite reconnu socialement au point de se voir proposer la réalisation des grandes fresques publiques glorifiant le régime politique sur place. Il courtise aussi la fille d’un médecin célèbre de la région, Sébastien Koch, médecin qui a bien réussi la dissimulation de son passé nazi, car il était l’un des responsables de l’eugénisme qui couté la vie à la tante du peintre.

Ces créations sur commande, donc sans auteur mais avec des bons exécutants, finissent par dégouter Kurt et le poussent à fuir vers l’Allemagne de l’Ouest. Il découvre ici la liberté d’expression et l’art moderne qu’il apprend ; il tente aussi de produire des œuvres dans les formes et les techniques de ce courant en attendant d’être reconnu. On voit ici une autre façon de ne pas être l’auteur de ses œuvres, car elles sont faites pour ressembler et s’intégrer à ce que la « tendance » du moment et le « marché » imposent, même s’il se sent libre de s’exprimer ! L’artiste se débat, en vain et dans la solitude, en espérant faire partie de cette « modernité ».

C’est en étant dans cette impasse, échec et solitude qu’un mouvement en lui le pousse à revoir des photos de son enfance, celles avec sa tante Elisabeth tout particulièrement. Ce contact avec son enfance l’amène non pas à copier les photos mais à les reproduire, en les effaçant en quelque sorte, pour tenter de « voir », à travers cet effacement du visible, ce qui s’y est réellement passé et ce qu’il a vécu en tant qu’enfant sans vraiment comprendre. C’est aussi dans ce moment du film, où Kurt a commencé à « voir » plus claire dans son passé et les rôles des différents personnages, que la confrontation avec son beau-père, le bourreau de sa tante, a lieu.

Ses créations sont en dehors des normes de la modernité ambiante mais elles « touchent » les spectateurs, dont certains sont aussi concernés par son histoire ; elles lui permettent d’être reconnu comme créateur. L’est il vraiment alors qu’il copie, en déformant, les photos anciennes ?

Voici un troisième angle ou plan de la question sur l’auteur d’une œuvre, après les deux premiers où le cinéaste montre l’inexistence de ce même auteur : celui des commandes du régime communiste et celui imposé par les normes et le marché de la « modernité ». Ce troisième plan, créer à partir d’une copie, concerne aussi le cinéaste lui-même : le remake du film « Anthony Zimmer » de Jérôme Salle a donné son thriller à grand succès commercial « Le touriste » et le dernier film, que nous commentons, est fait comme une copie de la vie du peintre Gerhard Richter.

Il me semble que le cinéaste ouvre ainsi, avec ce troisième plan de questionnement, vers une dimension profonde qui concerne toute l’histoire de l’art : partant de celui que l’on appelle « primitif », et devant lequel on s’extasie toujours, on ne peut que constater qu’ici  l’auteur n’a jamais existé ; les inconnus « créateurs » ne faisaient que les réalisations et les mises en forme des préoccupations, des angoisses et des croyances de leurs semblables ; ils étaient en quelque sorte des « passeurs » de commandes de cet inconscient collectif : à devoir passer vers le visible les contenus invisibles de celui-là.

Ne serait-il pas-il pas ainsi dans la création de toujours, même et malgré l’écrasement de la modernité par des figures majeures et des « valeurs de placement sûrs » de la création ? Laissant hors du propos d’ici l’aspect du facteur commercial sur la modernité et son esthétique, nous pouvons reformuler cette même question avec des termes psychanalytiques : la tension dans laquelle se trouve chaque créateur serait celle entre la tendance d’attribuer sa création à son Ego et celle qui vient en lui du partage des dimensions, inquiétudes et attentes profondes et communes avec ses semblables auxquelles il donne forme et le repartage ainsi. La tendance au « narcissisme sans autre » finit à l’appauvrissement de la création et, au mieux, à la répétition du même.