Les intuitions d’une femme, Lou Andreas-Salomé

Anne Verougstraete

Psychanalyse et créativité artistique

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Des débuts de la psychanalyse on retient surtout les apports des penseurs masculins mais il est une femme, d’une modestie et d’une discrétion peu ordinaires, écrit Sigmund Freud en parlant de Lou Andreas-Salomé, qui a élargi la pensée du féminin et dont j’aimerais analyser la manière d’être et de faire dans sa relation à Rilke. Elle écrit que la femme, non seulement « partage » ce qui est à elle, mais elle se communique elle-même et se met en retrait.

Dans l’Hommage posthume que Freud lui rend, il écrit : elle fût à la fois une muse et une mère pleine d’attentions pour le grand poète Rainer Maria Rilke, en désaide. De quoi s’agit-il entre « sorgsame Mutter » et « im Leben ziemlich hilflosen Dichter » sinon de la rencontre par un Nebenmensch de l’Hilflosigkeit dont le prototype est l’appel pressant de l’infans du fait d’un besoin vital non rencontré. Selon les traductions la qualité de la présence prend différentes tonalités: un soin prévenant qui rend possible le vivre, une action spécifique en vue du devenir, une attention portée aux réalités constitutives de l’humain, celle matérielle du corps, charnelle de la vie psychique et spirituelle. Freud ne joint-il pas à la mère, la muse, l’inspiratrice qui élargit la capacité de rêver et nourrit l’entente profonde ? Autant de façons de parer dans le transfert maternel à une faillite du recours à l’Autre.

De façon inattendue Freud donne ici une place très réelle à la dimension du maternel, alors qu’il a tendance à l’escamoter dans sa théorie. Mais étrangement, il ne dit rien de la dynamique co-créée dans la rencontre. Lou est identifiée au Nebenmensch et Rilke vu comme « hilflosen Dichter » sans qu’il fasse apparaître la mutualité au-dedans de la relation qui est pourtant indispensable pour se dégager du maternel et d’un enfermement dans la détresse infantile.

La manière d’être que privilégie Lou est l’acquiescement à toutes les formes que prend la vie. C’est ce qu’elle exprime déjà à 19 ans dans sa Prière à la vie. A Nietzsche, elle précise que seules la joie et la vigueur de ce « oui » à la vie nous identifient, avec sa surabondance de plénitude et de forces. Freud lui reflète qu’elle a su faire ressortir le fondement unitif où plongent les racines communes de ce qui diffère et les réunir de plus belle. Elle lui répond que c’est là que se noue l’union intime, profonde, de la prière et du sexe : la prière (issu du latin precaria) comme requête de celui qui vit dans la précarité et le sexuel ou l’érotique comme ce qui rétablit le contact avec l’être charnel originel.

Ce consentement à vivre son existence en propre au contact de la réalité nécessite un travail d’analyse pour dégager ce qui a été enseveli vivant, exhumer, découvrir, dévoiler, jusqu’au moment où – comme une eau souterraine que l’on entend à nouveau couler, comme le sang comprimé que l’on sent à nouveau pulser – la totalité vivante peut se manifester à nos yeux. Lou psychanalyste insiste : écouter et ressentir de l’intérieur les manifestations du psychisme de l’autre présuppose une pleine réceptivité de son propre inconscient. Elle fonde la qualité de son contact d’humain à humain sur le sentiment latent, obscur, que nous sommes égaux à l’intérieur de notre condition humaine.

Freud est parfois enclin à mal supporter le genre humain. Elle lui partage que l’affaire de la femme d’un major qu’il lui a adressée est intéressante et que ces deux êtres méritent la sympathie. De façon méprisante, il lui répond: C’est très bien que M {…} vous intéresse ; pour moi, je m’en souviens comme de la simple et répugnante incarnation de la lubricité. Révoltée, elle prône l’attitude du poète à l’égard de sa création. Se donner pour que la forme advienne et s’offrir comme un portemanteau complaisamment tendu à l’analysant.

Pour aborder sa manière de faire, je vais évoquer quelques étapes de sa relation à Rilke qui n’est pas un parcours psychanalytique mais présente les intuitions d’une femme.

1. Nous sommes au printemps 1897, René Maria Rilke a 21 ans. Il écrit une nouvelle, Ewald Tragy, qui met en scène un adolescent en mal de vivre et se termine par cette lettre à une inconnue : il a commencé par exiger l’accomplissement d’un devoir et, avant même de s’en rendre compte, il supplie qu’on lui accorde une grâce ; il attend un présent, il attend chaleur et tendresse. « Il est encore temps, écrit-il, je suis encore malléable, je peux être comme de la cire entre tes mains. Prends-moi, donne-moi une forme, achève-moi… ». C’est un appel vers l’amour maternel qui ne s’adresse pas seulement à une femme parmi d’autres, mais qui va beaucoup plus loin, jusqu’à ce premier amour dans lequel le printemps apprend la joie et l’insouciance. Ces mots ne s’adressent plus à personne, ils se précipitent les bras ouverts jusque dans le soleil.

Inconscient de lui-même, Ewald supplie un « on » anonyme de venir à sa rencontre pour un devoir de mutualité. Il demande le partage d’une intimité sensible (chaleur) et spirituelle (grâce) donnée à un humain par un autre. Quand la conscience du temps entre en jeu, l’adresse se fait personnelle. Il demande l’espace de mains ouvertes pour prendre forme. La teneur si vitale de la réciprocité asymétrique suscite l’effroi devant une éventuelle réponse cruelle plutôt que tendre. Dans cette malléabilité première les frontières s’estompent. L’appel est adressé à l’amour maternel d’une femme mais son élan le pousse au-delà. Il exprime sa détresse originaire : une angoisse de se perdre mais aussi de s’attacher ; un besoin de se recevoir ainsi qu’une une résistance à se lâcher. L’homme se maintient dans une sorte d’indifférence à la réciprocité et à l’objet mais le poète s’élance les bras ouverts vers le soleil pour s’épancher en lui.

Apparaît ici l’état ambigu du narcissisme originaire qui, s’il est la source de toute énergie créatrice, est aussi le lieu d’une possible régression pathologique. Lou encourage Rilke qui s’éprouve comme un matériau malléable, à trouver des matériaux de projection thérapeutique extérieurs à lui : l’apprentissage en commun de la langue russe avant leurs voyages en Russie, sa terre natale à elle devenant une terre d’adoption pour lui ; la confrontation avec la pierre sculptée par Rodin ; un manuscrit qui circule entre eux.

Et qu’en est-il de Lou en ce mois de mai 1897 ? Elle a 36 ans et est engagée dans un mariage blanc avec Carl Friedrich Andreas depuis 10 ans. Ecrivaine reconnue, elle reçoit des poèmes anonymes, puis une lettre signée : René Maria Rilke. Il lui révèle qu’à la lecture de son article Jésus le Juif, la résonance entre leurs écrits l’a saisi et qu’il désire faire sa connaissance.

2. La rencontre fait choc pour l’un et pour l’autre. Lou est profondément touchée, possédée de l’intérieur: non le fruit d’un choix, mais de noces clandestines. Leur union corps et âme produit la fructueuse levée de son inhibition sexuelle : tu fus pour moi la première réalité où la chair et l’humain sont indiscernables. Avec gratitude elle lui déclare : maintenant seulement je suis jeune ! Attentive à la blessure de René Maria Rilke, elle cherche à la symboliser : la naissance l’avait jeté dans un monde extérieur qui le voyait venir avec une sorte d’hostilité et l’avait rendu inquiet au sujet de son propre corps. Sa mère cherchait à le transformer en une petite Renée pour remplacer une fille morte avant sa naissance et, comme jadis elle a été renommée à Saint-Pétersbourg par Hendrik Gillot, elle le renomme : Rainer. Il signe de ce prénom ses œuvres pour la postérité.

Quelle force inconsciente les a conduits l’un vers l’autre ? Il est clair que la cure psychanalytique interdit les rapports sexuels mais que dire du travail souterrain des inconscients qui y est à l’œuvre ? Que nous confient nos analysants de ce qui préside à la première rencontre ? A quel travail sommes-nous conviés par la participation de notre subjectivité dans le processus analytique ?

3. La réalité du quotidien ne tarde pas à s’attaquer au grain d’éternité déposé dans leur rencontre. Après 3 années de passion, Lou met fin à leur liaison qui s’abîme dans la confusion, alors que Rilke est sur le point d’épouser Clara Westhoff. Faisant écho à son premier appel, elle revient vers lui en tant que la mère qu’il est venu solliciter et lui adresse un dernier appel. En Nebenmensch elle lui demande une longue distance qui ne semble pas sceller une rupture mais l’enjoint à s’engager sur son chemin afin de conquérir sa liberté et son espace pour vivre l’évolution qui l’attend. La nécessité d’une mutation de la relation s’impose comme action protectrice et condition de possibilité d’un avenir autre.

4. Après deux ans de silence, Rilke se souvient du billet glissé par Lou dans ses mains lors de leur séparation, comme expression de la continuité du lien : si un jour, bien plus tard, tu te sens mal, il y aura chez nous un foyer pour l’heure la plus difficile. Porté par sa confiance en l’accueil déjà intériorisé, Rilke renoue le contact : depuis des semaines, je veux écrire (…) Cet été je serai en Allemagne. Me sera-t-il alors permis de trouver refuge chez vous ? Pas de « tu » dans l’adresse mais un « vous » pluriel.

Lou va immédiatement au contact. Elle lui dit « oui » : Tu peux venir chez nous à tout moment, aux heures difficiles comme aux bonnes. Pour cette fois, néanmoins, je te propose de nous retrouver d’abord par écrit. Pour deux vieux scribouillards tels que nous, cela n’aura rien d’artificiel ; et quelles que soient les choses que tu as à me dire, elles me parviendront comme elles parvenaient naguère à Lou. Avec son mari en position tierce, elle lui offre leur hospitalité. Puis elle scelle la relation personnelle dans leur passion commune d’écrire, se proposant comme lectrice attentive de son exploration des voix du corps et de la chair. Le cadre qu’elle pose préserve le narcissisme du lien par l’évitement de l’objet. Elle s’engage dans la co-répondance, en investissant une écoute constituante qui fait exister pour elle et par elle la détresse de Rilke.

Que nous apprend sa façon de tenir dans la durée ? En installant Rilke dans son temps psychique, elle cherche à le faire passer de connaître sa difficulté d’être réel à la reconnaître, l’éprouver. Il lui dit sa chance de l’avoir rencontrée au moment où il risquait de se perdre dans l’informe. Maintenant il se sent moins apatride. Eprouvant l’insécurité des premières identifications maternelles, il accueille le rayonnement de Lou comme une silencieuse nuit d’été donnant paix et patrie à tout ce qui vient du hasard, du chaos et du bruit. Il lui écrit : je te parle comme les enfants parlent dans la nuit : le visage enfoui contre toi, les yeux fermés, sentant ta proximité, ta protection, ta présence. L’érotisation fantasmée d’éléments d’un corps maternel silencieux, sans limites précises, constitue l’action psychique originelle de l’enfant et l’ouvre à la réceptivité de son corps.

Il lui trace un portrait de sa mère, femme égarée, irréelle, sans lien avec rien (…) pareille à un vêtement vide, fantôme effrayant. Elle l’entend comme un symbole qui exprime avec violence la situation innée de son existence. Avec humour elle tente de mobiliser la pulsion pour le faire passer d’un état à un devenir : les bacilles ne font que provoquer la fermentation de ce qu’on porte en soi, et que l’on élimine à l’occasion (la maladie).

5. En juin 1905 Rilke fait un premier séjour à Göttingen, dans sa maison « Loufried » dont le nom renvoie au double sens de Befriedigung qui signifie satisfaction et apaisement ainsi qu’à l’étymologie de Salomé, issu de shalom, la paix. A quelles pertes, déchirures et impuissances Lou a-t-elle dû consentir pour être à même de demeurer paisiblement aux côtés et avec Rilke entre cimes et abîmes ? Et quelle puissance créatrice habite le poète qui ne cesse d’ouvrir l’espace intérieur du monde {Weltinnenraum} et lui offre des vers d’une beauté inouïe !

6. Neuf ans plus tard, elle se rend à l’Ecole de Freud à Vienne. Rilke reprend l’écriture de ses Elégies et lui confie : au lieu de me pénétrer, les impressions me percent. Des traces perceptives archaïques non symbolisées l’agressent, le traversent comme en son absence. En-deçà de toute différenciation entre psyché et soma, espace interne et externe, elles se réactualisent en une hallucination : sa vie est déjà hors de lui (…) passée dans l’amandier en pleine floraison. Il s’identifie à un déchet en travers de la route et lui déclare : Tu es le seul lien qui me rattache au monde humain, en toi seule il est tourné vers moi, me devine, me transmet son souffle. Ewald Tragy ne demandait-il pas déjà une mise en forme ? Que là où est du ça, du moi puisse advenir ? Comme créateur, Rilke peut à présent scénariser ses perceptions mais, comme homme, il s’éloigne de ses agonies primitives sans les relier à des fragments d’histoire, les laissant non intégrées. Lou ajuste sa posture à la sienne comme dans une chorégraphie première : quand je lis (…) ce qui, même dans le contact le plus personnel et le plus intense, reste sans substance et sans voix, – alors, oui, je t’ai auprès de moi. J’ai cette expérience de vie absolument originale que tu es (…) mais de mon côté comment t’assurer de cette proximité indicible ? Elle lui parle alors d’elle pour créer un effet de rencontre et de décentration. Afin que Rilke ne reste pas replié sur la mort en lui, elle lui partage que sa mère vient de mourir, ce qu’à Vienne elle n’a dit à personne. Par le biais de l’associativité dans le transfert, elle requiert sa disponibilité pour un toucher de peau psychique à peau psychique, capable défaire les « plis » figés qui le tiennent prisonnier.
Elle lui avoue aussi le piège du surplomb qui la guette : pour ma part, je connais le risque que la joie de vivre subjective projette involontairement son image sur ce qui lui fait face. Elle n’est pas indemne d’une tache aveugle mais perçoit la prégnance de l’obscurité du narcissisme primaire. Laisse Tout advenir : Beauté et Horreur.

Par nécessité créatrice et avec confiance, le poète choisit de faire un retour sur lui-même. Il convoque l’ange et va à la rencontre de ses monstres : c’est nous les véritables réveilleurs de nos monstres auxquels nous ne sommes pas assez opposés pour devenir leurs vainqueurs. Comme l’art, l’analyse nous fait quitter les rives stables pour plonger dans l’obscurité où germe le fruit et vivre des transformations-différenciations silencieuses, sans pouvoir nous rappeler l’instant même où se faisait cette inconcevable réconciliation (pont à peine courbé qui relie le terrible au tendre !…).

Le poète fait résonner son appel : et qui, si je criais, m’entendrait donc ? Puis cet aveu : ce qui enfin nous sauve, / c’est d’être sans abri et enfin cette jubilation d’avoir donné forme à ses visions : Songe ! J’ai pu surmonter jusque-là (…) tout ce qui était en moi fibre, tissu, bâti, a craqué, plié. Et il remet ses Elégies de Duino entre les mains de Lou Andreas-Salomé avec une gratitude sans cesse répétée : Merci ; d’avoir été là, et de façon si proche, si pleine, si confiante ! Et pour signifier la mutualité non symétrique mais réellement vécue, elle lui dit : tu m’as fait cadeau d’un morceau de vie et j’en avais besoin plus ardemment encore que tu ne l’imagines.

7. Après presque 30 ans d’appartenance mutuelle, profondément intime , Rainer Maria Rilke termine, quelques jours avant de mourir, sa dernière lettre à Lou par ces mots écrits en russe : Прошай, Дорогая моя, Adieu, ma chérie, Ton Rainer.
Elle débute sa biographie par le constat que toute relation humaine tient à la force que nous lui consacrons.