Confins et lacunes

Jean-Paul Matot

02/05/2020

confinements Forum Psychanalyse et transformations sociales

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Le confinement, aujourd’hui tant vanté, vient de confins, « emprunté (v. 1308) au latin confinium, substantif … (qui) … signifiait une « limite commune à des champs, à des territoires », d’où, par métonymie, « voisinage » et, au figuré, « état intermédiaire ». Le mot désigne proprement une partie de terres situées à l’extrémité, à la frontière : il a pris par extension le sens de « bout, espace éloigné » et a repris au latin le sens figuré de « passage intermédiaire entre deux situations et de « point extrême » (XVIIè s.) … Confiner, d’abord écrit confinner au sens ancien d’ « enfermer » (v.1225-1230), réalise l’idée voisine de « forcer (qqn) à rester dans un espace limité » (1447) … La forme pronominale « se confiner », d’abord employée pour « être proche par la parenté » (1466), correspond ensuite à « se limiter à un espace restreint » avec des emplois figurés … Confinement … est devenu le nom d’action de confiner. Il participe surtout de l’idée d’ « enfermement », d’abord dans le contexte pénal de l’emprisonnement (1579), puis dans celui de l’isolement d’un captif (XIXè s.). De nos jours, il indique surtout le fait d’enfermer et d’être enfermé dans certaines limites, concrètes ou, surtout, abstraites » (Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française).

L’étymologie, comme souvent, nous permet de penser ce que recouvre l’usage des mots, et leur lien avec les évolutions des sociétés. Nous voyons ainsi le groupe sémantique des « confins » passer d’une limite commune entre des espaces voisins, à l’enfermement contraint. L’idée d’une intermédiaire entre des espaces distincts permettant les passages bien tempérés, se transforme en carcan rigide imposant l’isolement et la fermeture.

Le confinement, destiné à ralentir le rythme de la transmission virale afin d’éviter le débordement des unités hospitalières par un excès de cas graves arrivant en même temps, tend à prendre, sous l’effet de l’angoisse de mort, une valeur fantasmatique de protection de soi contre le « mauvais » qui vient de l’autre, du non familier, de l’étranger. La pandémie suscite ainsi une méfiance projective à l’égard d’autrui, celle-là même qui est au cœur des mouvements xénophobes qui menacent les valeurs de nos démocraties. Cependant, à la différence de cette xénophobie, la crainte de la transmission virale associe la peur d’être contaminé à une conscience de notre propre potentiel de contamination. Ce deuxième versant se situerait davantage du côté d’une identification projective évoluée, intégrant la dimension de notre propre destructivité, et le souci du soin à l’égard autrui.

Ces éclairages cependant s’appuient sur une vision « objectivante » de notre rapport au monde, fondé sur le principe de la différenciation dedans/dehors.

Une autre manière de voir les choses serait de considérer nos parts non-différenciées, héritières de l’unité bébé-environnement de Winnicott, ces parts de nous qui ignorent les différenciations dedans/dehors, qu’un auteur comme Bleger a appelé l’ambiguïté, et qui relèvent des catégories de l’informe et du transitionnel chez Winnicott. Ces parts qui ignorent, par essence, l’existence de confins, ces parts à jamais « inconfinables ».

Ainsi, entre les replis paranoïdes et les dénis maniaques, il nous faut veiller à préserver, aménager, et sans doute étendre, des passages respectant les espaces de chacun et permettant la circulation harmonieuse de tous. Cette pratique apaisée des confins, cependant, se développe – et puise une énergie supplémentaire – sur et dans  le fond de non-différenciation qui nous mêle, sans que nous en prenions conscience, à notre environnement sous toutes ses formes animales, végétales, inanimées.

Dans le registre paranoïde, le film Contagion (2011), de Steven Soderbergh, permet de mesurer l’ampleur des mouvements de panique et d’égoïsme meurtrier que peut susciter la peur de mourir lorsque s’effondre, face à l’émergence d’un risque inconnu, l’illusion de contrôle de la vie qui prévaut dans les mythologies scientistes et managériales de notre modernité illibérale. Les dernières images montrent des bulldozers déracinant des palmiers, d’où s’échappent des vols de chauve-souris qui vont s’installer dans les combles d’une porcherie. Les porcs avalent les déjections des chauves-souris, ils sont emmenés en camion vers leur destination ultime, un cuisinier découpe la carcasse d’un porc puis serre la main d’une cliente venue le saluer : elle est devenue la patiente zéro.

Une des morales de cette histoire, dont la vraisemblance est confirmée par les travaux de biologistes experts de ces questions, c’est que les épidémies dues à des virus, des champignons et des bactéries transmis par des animaux sauvages sont favorisées par l’exploitation, sauvage et sans limites, des ressources de la terre. Il s’agit en l’occurrence, d’une part, de la destruction de plus en plus massive des habitats sauvages du fait de l’activité humaine : déforestations, incendies et inondations, sécheresses et pollutions de toutes sortes, qui contraignent de nombreuses espèces animales à vivre désormais à proximité immédiate des animaux domestiques et des humains ; et, d’autre part, de l’élevage intensif de bétail inondé d’antibiotiques générant une diminution des défenses immunitaires et l’apparition de souches bactériennes résistantes.

C’est-à-dire que le problème, ponctuellement sanitaire, mais, plus fondamentalement, des conditions de possibilité de la vie des humains sur cette terre, n’est pas tant celui de leur confinement individuel d’aujourd’hui, mais bien du respect, dès aujourd’hui encore, de nos confins, c’est-à-dire des territoires et des conditions de vie des autres espèces, et de la cessation de nos intrusions dévastatrices. A défaut de « décoloniser la nature » pour laisser, selon les estimations de certains chercheurs, la moitié de la planète à l’état sauvage, nous constaterons dans la douleur que, selon l’intitulé d’un excellent article de Virginie Maris publié dans Le Monde du 27 juillet 2019, « la vie sauvage n’a pas dit son dernier mot » : nous, humains, sommes les dinosaures d’aujourd‘hui, avec cependant un avantage décisif sur nos prédécesseurs de la dernière extinction de masse du crétacé tertiaire : celui de savoir, sans l’ombre d’un doute, que c’est dans notre manière d’occuper la terre que réside à la fois la cause d’une extinction de masse qui se profile, et la possibilité de l’enrayer.

Le confinement généralisé de l’espèce humaine est donc, au-delà de l’épisode pandémique actuel, un impératif absolu, mais il ne se fera pas sans une révolution menée contre ceux d’entre nous qui ne veulent rien entendre, convaincus que leur pouvoir et leur richesse feront d’eux les derniers survivants. Car, comme l’écrit V. Maris, « alors que la transition énergétique est soluble dans l’économie de la croissance, qu’elle génère aisément de nouvelles marchandises, de nouvelles demandes, qu’elle réorganise avec une efficacité redoutable les rapports d’abondance et de rareté si chers aux marchés, transformant en commodités jusqu’aux souffles du vent et aux rayons du soleil, la préservation du monde sauvage porte en elle une irréductible subversion, fondamentalement récalcitrante aux logiques de profit et de mise au travail des vivants et de la terre ». La subversion reste sans doute la meilleure manière de limiter la violence des révolutions à venir. Il faut donc s’y atteler dès maintenant.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à la difficulté de penser l’avènement d’une autre manière pour Sapiens d’habiter la Terre, de passer des défenses par le confinement – au sens d’un « entre soi » où l’étranger est vécu comme dangereux – à la restauration de l’accueil, c’est-à-dire à une pensée des confins, où l’ouverture implique un travail des limites. Penser les confins, c’est en effet poser des limites à l’expansion destructrice de l’humain, c’est se dégager de l’emprise suicidaire d’une croissance consumériste délétère, c’est donc penser la désaturation des espaces de l’humain et le ralentissement de sa temporalité. Mais c’est aussi reconnaître ce que Searles appelait notre apparentement à ce qui, qualifié d’environnement, est le lieu de résidence de parts non-différenciées de notre être, qui aujourd’hui souffrent énormément.

La psychanalyse n’est pas la plus mal armée pour cela. A condition toutefois que la subversion de la pensée, du langage et des actes de Sapiens par le « sexuel » – c’est-à-dire par l’omniprésence, du fait de la néoténie humaine, du rapport à autrui dans les avatars de la réalisation de soi – qui a profondément marqué la pensée occidentale au XXè siècle, n’empêche pas la psychanalyse d’investir aujourd’hui la subversion du rapport de Sapiens à ses confins.

C’est ici qu’intervient la pensée de la lacune. Lacune, « emprunté (1515) au latin lacuna « citerne » et « fosse, bassin », mot poétique passé dans la langue commune pour désigner un creux, une cavité et, au figuré, un vide » … Le mot a été introduit avec son sens propre de « petit espace vide » en anatomie … Le sens abstrait d’« interruption involontaire et fâcheuse dans un texte, un enchaînement de faits ou d’idées » (av.1616), est devenue le plus courant des deux » (Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française).

Le fantasme omnipotent et destructeur de Sapiens, c’est précisément l’éviction de la lacune. Certes, le concept de manque est depuis longtemps central dans les théories psychanalytiques, qui ont souligné sa fonction essentielle dans le développement de la pensée. Celui de lacune me semble complémentaire, dans la mesure où il met l’accent, non sur le manque de quelqu’un ou de quelque chose, mais sur le vide lui-même. Le manque peut bien sûr se présenter comme sentiment de vide, mais l’angoisse du vide est à mon avis d’une autre nature ; elle est vertige d’une fin, non pas de soi, mais de la possibilité de penser, de représenter. « La nature a horreur du vide », dit le proverbe, mais je pense que la nature dont il est question est surtout la nature humaine, c’est-à-dire la pensée de l’inconnu. Le vide doit être contrôlé, ainsi les explorateurs n’ont-ils eu de cesse, alliés aux cartographes, de remplir les vides des cartes géographiques (la « mappa » des mappemondes désignant, en latin classique, une serviette de table puis une nappe … : dessiner des cartes en se remplissant l’estomac, quel beau fantasme oro-graphique de satisfaction de la maîtrise !), tandis que le taoïsme a eu la sagesse de placer le vide central au cœur de l’être plutôt qu’à ses confins. Dedans ou dehors, ni dedans ni dehors, le vide invite à son appropriation par la pensée, davantage qu’à son comblement. La lacune est un vide circonscrit. Elle n’est pas souhaitée, mais peut être tolérée. La psychanalyse a autant besoin de la lacune que du manque : l’association libre, qui est au cœur de sa technique, ne survient que grâce à une « interruption involontaire » préalable dans « l’enchaînement des idées ». La lacune est ainsi constitutive du confins, en ce sens qu’elle signale une limite, une césure dirait Bion, au-delà de laquelle s’ouvre le champ du voisin, de l’étranger, voire du « hors-là ». Mais donc aussi, le champ de l’étranger en soi, ainsi que, dans une perspective polytopique, la pluralité des espaces mentaux constitutive de notre psychisme. Mais, à un autre niveau, la lacune est aussi ce non-différencié que notre pensée occidentale tend à voir comme vide, mais que nous pouvons parfois ressentir comme l’informe, le « O » de Bion, fondement de notre existence.