A propos de “L’Homme décontenancé. De l’urgence d’étendre la psychanalyse”

Pascal Nottet

15/02/2021

Psychanalyse et transformations sociales

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Comment travaille ce livre récent de Jean-Paul Matot, c’est ce que nous voudrions essayer de montrer.

Nous tenons, de l’auteur lui-même, que l’impulsion première pour ouvrir ce chantier dont L’homme décontenancé est un premier moment, trouve en fait point d’appui et levier dans le premier des travaux en série que Bernard Stiegler nomme La technique et le temps, et dont La faute d’Épiméthée est nommément le titre, dès 1994 [1].

Commençons par nous reporter à la présentation que Bernard Stiegler fait lui-même de son livre en quatrième de couverture, donc dès 1994 – et permettons-nous d’en citer les deux premiers paragraphes :

La technique trans-forme l’horizon de toute possibilité à venir, de toute possibilité d’avenir. Le danger, écrivait Maurice Blanchot en 1969, « n’est pas dans le développement insolite des énergies et la domination de la technique, il est d’abord dans le refus de voir le changement d’époque et de considérer le sens de ce tournant ».

Refus d’autant mieux enraciné et sûr de lui qu’à son origine même et jusqu’à maintenant [1994 – et qu’en est-il une quinzaine d’années plus tard ?], la philosophie, et derrière elle tout l’Occident, a refoulé la technique comme objet de pensée – en oubliant une figure : celle d’Épiméthée, le frère jumeau de Prométhée.

La donne est donc double :

  • présence incontournable de la technique : à prendre en considération pour soutenir toute possibilité consistante d’avenir ;
  • et pourtant refus, par la philosophie et l’Occident, de penser cette technique : pour des raisons de refoulement si l’on envisage ce refus dans un registre freudien – mais depuis des raisons fondamentales d’oubli dans le registre heideggérien de la pensée et de l’histoire de la pensée (en tant qu’elle est essentiellement une histoire de l’Être et des « époques » de l’Être).

Autrement dit – et jusqu’à aujourd’hui (1994, 2019-2020 ?) – nous aurions refoulé toute pensée de la technique parce que, fondamentalement, nous aurions oublié la figure essentielle non pas de Prométhée mais de son frère jumeau : Épiméthée.

D’emblée, nous pouvons relever combien la préface de Sylvain Missonnier accueille positivement et reconnaît avec entrain l’énorme travail engagé par Jean-Paul Matot pour que la psychanalyse freudienne commence à cesser de refuser de prendre en considération – dans sa pensée théorique et clinique, par refoulement et par oubli – cette présence considérable, cet impact décisif, sur la vie psychique en tant que telle, de la technique et de ses développements exponentiels dans le contexte actuel d’un état de civilisation désormais techniquement mondialisé.

***

Mais qu’en est-il du peu connu Épiméthée (même si une célèbre collection philosophique des Presses universitaires de France lui doit son nom) ?

Et qu’en est-il de ce lien gémellaire d’Épiméthée à Prométhée ? – quand la figure de ce dernier se montre encore, héros classique et romantique, parfaitement disponible dans nos mémoires (comme en témoigne, par exemple encore en 1910, l’opus 60 d’Alexandre Scriabine, Prométhée ou le Poème du feu).

Et comme l’angle sous lequel se présente notre note de lecture est d’abord celui d’une tentative d’introduction au travail engagé dans L’homme décontenancé, De l’urgence d’étendre la psychanalyse, nous pensons qu’il vaut la peine d’en savoir un peu plus – entre oubli et mémoire, refoulement et perlaboration – quant à ce qui se trame de tension gémellaire entre les deux frères et acteurs de cette légende antique et du mythe fondateur qu’elle entend nous donner à penser.

Le détour pourra peut-être sembler long au lecteur, mais les bénéfices qu’il pourra en tirer, pensons-nous, s’il se trouve qu’il ne connaît pas encore cette légende ni son mythe fondateur, seront longs eux aussi : quant au cadrage et recadrage mythologique et philosophique des questions anthropologiques primordiales ; donc aussi quant à la place où pourra venir s’inscrire la psychanalyse, compte tenu des incidences, sur sa praxis, de la présence incontournable de la technique pour la vie même de l’animal humain, parmi les animaux et les humains.

Cette légende et ce mythe, c’est Platon lui-même qui nous en donne le récit le plus ample et le plus détaillé : nous le trouvons dans le Protagoras (320-321c), dialogue de la maturité platonicienne ; c’est Protagoras lui-même qui parle, s’adressant à Socrate – et nous prenons connaissance de son récit dans la traduction qu’en a faite Émile Chambry[2] :

Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d’un mélange de terre et de feu et des éléments qui s’allient au feu et à la terre. Quand le moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Épiméthée de les pourvoir et d’attribuer à chacun des qualités appropriées.

Mais Épiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. « Quand je l’aurai fini, dit-il, tu viendras l’examiner ». Sa demande accordée il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d’autres moyens de conservation ; car à ceux d’entre eux qu’il logeait dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avaient l’avantage d’une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races.

Mais quand il leur eut fourni les moyens d’échapper à une destruction mutuelle, il voulut les aider à supporter les saisons de Zeus ; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres à chacun d’eux ; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de cornes, soit des peaux calleuses et dépourvues de sang, ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, aux uns l’herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines ; à quelques-uns même il donna d’autres animaux à manger ; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leur victime pour assurer le salut de la race.

Cependant Épiméthée, qui n’était pas très réfléchi, avait sans y prendre garde dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire.

Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures, ni couvertures ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l’amener du sein de la terre à la lumière.

Alors Prométhée, ne sachant qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l’homme.

L’homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie ; mais il n’avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus et Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer dans l’acropole que Zeus habite et où veillent d’ailleurs des gardes redoutables. Il se glisse donc furtivement dans l’atelier commun où Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y dérobe au dieu son art de manier le feu et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à l’homme, et c’est ainsi que l’homme peut se procurer des ressources pour vivre.

Dans la suite, Prométhée fut, dit-on, puni du larcin qu’il avait commis par la faute d’Epiméthée.

Quand l’homme fut en possession de son lot divin, d’abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu’il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues ; ensuite il eut bientôt fait, grâce à la science qu’il avait d’articuler sa voix et de former les noms des choses, d’inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol.

Avec ces ressources, les hommes, à l’origine, vivaient isolés, et les villes n’existaient pas ; aussi périssaient-ils sous les coups des bêtes fauves toujours plus fortes qu’eux ; les arts mécaniques suffisaient à les faire vivre ; mais ils étaient d’un secours insuffisant dans la guerre contre les bêtes ; car ils ne possédaient pas encore la science politique dont l’art militaire fait partie. En conséquence ils cherchaient à se rassembler et à se mettre en sûreté en fondant des villes ; mais quand ils s’étaient rassemblés, ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science politique leur manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et périssaient.

Alors Zeus, craignant que notre race ne fût anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié.

Hermès alors demanda à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur.

« Dois-je les partager comme on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art médical, suffît pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes ou les partager entre tous ? »

«Entre tous, répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns ; établis en outre en mon nom cette loi que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société ».

Voilà comment, Socrate, et voilà pourquoi et les Athéniens et les autres, quand il s’agit d’architecture ou de tout autre art professionnel, pensent qu’il n’appartient qu’à un petit nombre de donner des conseils, et si quelque autre, en dehors de ce petit nombre se mêle de donner un avis, ils ne le tolèrent pas, comme tu dis, et ils ont raison selon moi.

Mais quand on délibère sur la politique où tout repose sur la justice et la tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde, parce qu’il faut que tout le monde ait part à la vertu civile ; autrement il n’y a pas de cité ».

***

Platon nous donne ainsi, par la bouche de Protagoras, les termes fondamentaux en lesquels toute pensée anthropologique trouve son cadre :

  • pour l’espèce mortelle des humains – et contrairement à ceux des animaux qui ne sont pas humains – aucune survie biologique n’est possible, ni dans l’espace ni le temps, sans qu’il y ait recours à des techniques matérielles, et donc à la technique du feu : « car, sans le feu, la connaissance des arts est impossible et inutile »[3];
  • de plus, et toujours dans le cadre d’une pensée strictement anthropologique, il n’y a pas de survie sociologique possible pour les animaux dits humains, ni dans l’espace ni dans le temps, sans recourir à ce que Platon nomme alors une « science » ou « technique politique » (que nous pourrions dire non-matérielle) – dont nous verrons qu’elle suppose deux dimensions fondamentales du socius humain : Protagoras et Platon les nomment « justice » et « pudeur », dikè et aidôs.

***

Le cadre anthropologique engagé par Platon est donc très clair :

  • technique du feu et techniques matérielles pour la survie biologique des humains : Prométhée les a trouvées dans l’atelier commun d’Héphaïstos et d’Athéna ;
  • technique politique pour la survie sociologique des mêmes humains : mais, malheureusement, c’est dans l’acropole de Zeus qu’elle se trouve, protégée d’ailleurs par des gardes redoutables –et Prométhée n’aura pas eu le temps de s’y rendre pour l’y voler ;
  • dès lors, faute que les humains aient pu avoir accès, par Prométhée, à la technique politique jalousement gardée dans l’acropole de Zeus, Zeus lui-même fait envoyer par Hermès aux humains – de manière à ce qu’ils puissent ne pas contrevenir à leur survie sociologique – la pudeur et la justice: justice pour concevoir les règles dans les cités, pudeur pour maintenir des liens d’amitiés entre les humains ;
  • une condition toutefois pour que ce « don » de Zeus puisse réellement assurer la survie sociologique de la race des humains : que le mode de partage entre eux de ces deux qualités – justice, pudeur – ne soit pas exclusif mais participatif ; non pas donc « un pour tous », mais « chacun pour tous » (ce que rendrait bien l’écriture « chaque-un pour tous »).

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Une telle mise en page nous invite encore à faire les remarques suivantes, concernant le mode de distribution de ces différentes ressources :

  • la technique du feu et les techniques matérielles, il n’est pas nécessaire que tout le monde les possède : un individu seul peut les mettre en pratique pour d’autres ;
  • la technique politique, personne ne la possède : elle est un pur secret jalousement gardé dans l’acropole de Zeus ;
  • justice et pudeur par contre, voilà ce qu’il est nécessaire que chaque humain possède – sous peine que soit mise en danger la survie sociologique elle-même de la race des humains.

Dès lors, et toujours dans une telle mise en page platonicienne – qui domine depuis tant de siècles la plupart de nos modes de pensée –, l’on en vient à bien comprendre pourquoi la question de la technique est refoulée en même temps que se trouve oubliée la faute d’Épiméthée :

  • si l’on « oublie » Épiméthée, c’est bien parce qu’il a lui-même « oublié » les animaux humains – autant pour ce qui concerne leur survie biologique que leur survie sociologique ; c’est sans doute même un tel « oubli » qui fait devenir « humain » – grâce à Prométhée cette fois – l’animal justement oublié par la faute d’Épiméthée ;
  • mais cette faute d’Épiméthée, par l’entremise de Prométhée son jumeau, fait ainsi que le lien de la nature à la technique, de la technique à la nature, est lui-même gémellaire pour l’animal humain : pas d’animal-nature sans humaine-technique, ni de technique-humaine sans nature-animale ;
  • oublier l’oubli d’Épiméthée, oublier la faute qu’est l’oubli d’Épiméthée, c’est donc aussi – depuis l’oubli de ce lien gémellaire de la nature et de la technique – autoriser le refoulement de la question de la technique, sans rien empêcher pour autant de ses opérations.

Les bénéfices secondaires – au sens tout à fait freudien du terme – de cet oubli et de ce refoulement, Platon lui-même nous permet très clairement de les situer et de les articuler : quand l’homme fut en possession de son lot divin [technique du feu et techniques matérielles], d’abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu’il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues ; (…) … – Comment mieux dire les bénéfices secondaires fondamentaux d’avoir cru pouvoir intégrer les apports de la technique du feu et des techniques matérielles comme ce qui mériterait de s’appeler « une divine seconde nature » ?

Le refoulement de la question de la technique est donc philosophiquement entretenu depuis si longtemps en Occident pour les quatre raisons que voici :

  • l’oubli et faute d’Épiméthée est une telle vexation pour l’animal humain que le mieux à faire est d’oublier cette faute, d’oublier cet oubli dans lequel Épiméthée a tenu les humains ;
  • d’autant plus qu’avec le « lot divin » de la technique du feu et des techniques matérielles (obtenus d’Héphaïstos et d’Athéna grâce aux bons soins de Prométhée), comme ce lot est efficace, et même prodigieux (invention de maisons, d’habits, de chaussure, de lits ; production de nourriture), l’animal humain peut alors se sentir tellement supérieur à l’animal tout court, tellement affine avec les dieux et seul à l’être, qu’il en conclut ni plus ni moins de croire aux dieux – leur dressant des autels, leur élevant des statues…
  • ça roule donc tellement, la technique du feu et les techniques matérielles, que l’animal humain peut sans crainte refouler le travail qu’elles assurent en même temps que l’oubli qui les fonde ;
  • quant à la technique politique, comme elle est elle-même l’objet d’un oubli originaire (l’acropole de Zeus et ses gardes redoutables) – qui n’a d’ailleurs d’égal qu’un refoulement lui-même originaire (Prométhée n’a pas le temps de la voler) – cette expression elle-même de « technique politique » est ainsi sans contenu.

Restent alors – grâce à Zeus par les bons soins d’Hermès – la justice et la pudeur, dont il semble qu’il conviendrait que chacun ait la charge et la responsabilité : justice comme règle dans les cités, pudeur comme lien entre les hommes.

Ainsi posons-nous que c’est à partir de ce cadre anthropologique – éminemment platonicien – qu’il faut aujourd’hui s’atteler à penser, comme Bernard Stiegler y invite, la question de la technique : de manière à ce que, dégagée de l’oubli ou refoulement originaire où la tiennent une certaine philosophie, un certain Occident, elle puisse être aussi plus puissante, comme question, que les refoulements primaires ou secondaires en lesquels, habituellement, nous la tenons.

C’est donc à cette possibilité à venir, comme possibilité d’avenir, que travaille le livre de Jean-Paul Matot – depuis le champ spécifique et psychanalytique des investigations qui sont les siennes – d’où découlent alors les deux questions suivantes :

  • comment le champ de la psychanalyse freudienne, telle que l’auteur en assure la praxis, se trouve-t-il être inscrit dans le cadre anthropologique de la question de la technique comme nous venons d’en proposer la présentation ?
  • à même cette interface à préciser entre le cadre anthropologique de la question de la technique et la praxis de la psychanalyse freudienne telle que la convoque Jean-Paul Matot, comment travaille le livre qu’il intitule : L’homme décontenancé, De l’urgence d’étendre la psychanalyse ?

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Simplement croire aux mots, sans davantage de complication – posons que c’est un bénéfice qui se trouve assuré, quand il a lieu, par l’efficace propre d’un refoulement qu’on dira secondaire.

Ne plus simplement croire aux mots – compte tenu, par exemple, de la problématique devenant si complexe des fake news (complexe puisque c’est quand même croire aux mots en tant qu’ils ne diraient pas vrai) –, posons cette fois que c’est s’aventurer du côté d’un refoulement qui sera dit primaire, ou c’est laisser sa chance à la possible apparition du refoulement primaire – depuis une certaine levée du refoulement dit secondaire.

Quant à ce qui nous expose ou peut nous exposer à la question du refoulement primaire, et de la possibilité qu’il soit levé, c’est le fait d’avoir mal, de souffrir – sans rien pour autant percevoir de ce qui ferait mal.

Toute levée du refoulement primaire peut apparaître non pas comme une levée, mais plutôt comme une mise au travail, entre différence et répétition, du refoulement originaire lui-même : ce qui supprime ce refoulement mais tout en l’affirmant, ce qui l’affirme et le supprime en un même temps – et en tant même que, comme refoulement originaire, il se trouve être déplacé (nié et répété, supprimé et affirmé – donc trans-formé).

C’est pourquoi, de la technique, Bernard Stiegler peut poser qu’elle serait un pharmakon, avec les trois sens possibles que le grec ancien a donné à ce terme : poison – remède – bouc-émissaire :

  • la technique comme poison si elle permet qu’on croie aux dieux – avec autels et statues ;
  • la technique comme remède si – avec justice et pudeur, pourrait-on dire – on reconnaît sa place ;
  • la technique comme bouc-émissaire enfin si – sans rien vouloir savoir d’elle – on use d’elle néanmoins (comme c’est nécessairement le cas).

***

La possible levée d’un refoulement primaire pour la question de la technique, c’est avec la troisième partie du livre de Jean-Paul Matot – Cliniques des configurations psychiques – qu’elle se fait et commence à se faire : quand la présentation de différentes situations cliniques en vient à nous montrer comment, en lien avec la question de la technique, il est possible qu’il y ait, qu’il y ait eu – et qu’il puisse n’y avoir plus – « souffrance » et « mal » psychiques.

La levée du refoulement secondaire par contre, c’est dans la première partie du livre qu’elle se fait et commence à se faire – sous le titre générique de L’Homme décontenancé : quand il s’agit de ne plus croire aux mots qui laisseraient hors champ la question devenue désormais primordiale de la technique.

Quant au refoulement originaire, non pas sa levée mais sa mise au travail, son déplacement, sa trans-formation (comme invite à dire la quatrième de couverture de La faute d’Épiméthée de Stiegler) – son Entstellung (dirait aussi bien Freud) –, c’est la deuxième partie du livre de Jean-Paul Matot qui nous en donne la mesure : Étendre la psychanalyse.

Reste alors, quatrième partie, la conclusion – que le livre intitule Vers une Weltanschauung psychanalytique :

  • comment s’y noueront les trois inconscients de la première topique ?
  • comment s’y négociera le passage de la première topique à la deuxième ?
  • comment s’y supportera le rapport de la psychanalyse à ce qui ne serait pas elle, mais dehors ? – et même aussi, et même encore, à ce qui ne serait d’ailleurs peut-être même pas monde, même pas un monde, ni le sien ni celui de quiconque ?

Tels pourraient donc bien être – entre la question de la technique et la praxis de la psychanalyse – des enjeux devant lesquels nous ne pourrions pas nous-même ne pas être en jeu, donc patient.

***

Mais les cartes de l’anthropologie platonicienne classique sont désormais brouillées – et il importe que nous puissions, de cette « brouille », indiquer le pourquoi et le comment.

 

Notes additionnelles

[1] Bernard Stiegler, La technique et le temps, 1, La faute d’Épiméthée, Paris, Galilée, 1994. – Mentionnons donc déjà au moins un second temps du chantier ouvert par Jean-Paul Matot, avec la parution de ce nouveau livre, Le soi disséminé, Une perspective écosystémique et métapsychologique (préface de Bernard Golse), Paris, L’Harmattan, « Études psychanalytiques », 2020.

[2] http://enault.christian.free.fr/sti2d/scth/1-promethee/promethee-texte.pdf. – Les alinéas sont insérés par nous dans le texte de Platon, ainsi bien sûr que le soulignement en gras.

[3] Quelques remarques terminologiques :

  • le mot « art », dans la traduction d’Émile Chambry, peut et doit aussi être associé à la notion de « métier » – comme dans la classique expression française « arts et métiers » : en quoi l’on comprend dès lors que le mot « art » de Chambry ne renvoie pas, dans le grec de Platon, à des questions d’ordre esthétique et artistique, mais bien au terme grec, très précis, de « technè » – à quoi la notion en français de « technique » ne donnera pas d’écho, nous dit Le Petit Robert, avant seulement la moitié du XVIIIᵉ siècle ;
  • quant au mot « connaissance », employé lui aussi par Chambry, il renvoie au mot grec de Platon « sophia » – dont la notion de « savoir » peut rendre compte, à la condition qu’elle n’exclue pas celle de « sagesse ».

(Cette précision terminologique est l’occasion de relever – avec humour – la pertinence du « slogan éducatif » imposé, en Belgique, par « La Convention du 25 janvier 2013 en matière de publicité et de commercialisation des boissons contenant de l’alcool » : Notre savoir-faire se déguste avec sagesse. – Cf. https://www.jep.be/sites/default/files/rule_reccommendation/convention_alcool_-_fr_-_2019.pdf.)

  • Tout le texte de Platon que nous venons de lire, dès lors, suppose l’articulation l’une avec l’autre et l’une sur l’autre de « technè » (comme relevant de l’ordre du « faire ») et de « sophia » (comme relevant de l’ordre du « savoir ») : seule une telle articulation, en effet, pourra produire ce qu’on appelle « métier » en tant que « savoir-faire » – lequel « savoir-faire » sera plus tard rendu, dans la traduction de Chambry, par le terme de « science » ;
  • restera encore, chez Platon, la notion-concept d’une pensée qui puisse rendre compte de toutes les dimensions et de tous les enjeux d’un pareil « savoir-faire », c’est-à-dire de l’alliance passée entre elles deux de technè et de sophia : une telle pensée, nécessairement philosophique, Platon la nommera épistémè.