Tchaïkovski, passions mélancoliques

Podiumkunsten

Delen op

Le thème de la passion traverse de nombreux opéras. Ceux de Tchaïkovski en révèlent avec force la dimension mélancolique.

Dans La dame de pique, opéra présenté du 11 au 29 septembre 2022 au au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, Hermann est épris de Lisa, fiancée à un homme riche, alors que lui-même est désargenté.

La grand-mère de Lisa, du temps de sa vie parisienne, était surnommée « la Vénus moscovite », en raison de sa grande beauté. Joueuse, elle perd sa fortune, puis la regagne grâce à une combinaison de cartes gagnantes – le trois, le sept et l’as – qui lui est révélée par un admirateur en échange d’un rendez-vous galant.  Elle révèle ensuite cette combinaison à deux hommes, mais un spectre lui prédit que le troisième à qui elle la donnerait causerait sa perte.

Hermann, apprenant l’histoire, veut obtenir la combinaison pour être en mesure d’épouser Lisa, qui l’aime. Il s’introduit chez la grand-mère, celle-ci meurt sans révéler son secret, mais son fantôme vient lui révéler la combinaison en lui demandant de sauver Lisa. Celle-ci conjure Hermann de ne pas tenter la chance au jeu. Hermann, obnubilé par la combinaison, la repousse, et elle se jette dans le canal.

A la table de jeu, Hermann gagne d’abord avec le trois, puis le sept. Mais, à la place de l’as, la troisième carte qui sort est la dame de pique. Hermann se suicide. La passion du jeu, omnipotente, éclipse la passion amoureuse, et en révèle la nature profonde, destructrice : celle que Bleger (1967) situera comme symbiose, en deçà du lien objectal, dans son analyse du roman de Christiane Rochefort, « le repos du guerrier ». Le personnage masculin du roman est, comme Hermann, un joueur passionnel.

 

Evgeni Onegin, également présenté au Théâtre de la Monnaie (29 janvier-12 février 2023), dans une mise en scène sombre et dépouillée, offre à la musique du compositeur et aux voix un espace d’une pureté qui leur donne une forte résonnance.

Deux sœurs adolescentes, Tatiana et Olga, rêvent d’amour ; pour leur mère et leur vieille nourrice, leur chant éveille la nostalgie des espoirs d’une jeunesse disparue dans la désillusion du mariage … « l’habitude, ce don de Dieu, de bonheur souvent nous tient lieu » …

L’apparition d’un beau visiteur, Onegin, frappe Tatiana, l’aînée, d’un coup de foudre : elle ne résiste pas à lui écrire un message ardent, qu’il repousse avec une froide mais élégante politesse : « quel que soit l’amour que j’aie pour vous, en m’habituant je cesserais d’aimer ». Olga, la cadette, est promise à Lenski, familier de la maison depuis l’enfance, qui leur a présenté son ami Onegin. Leur lien amoureux se situe dans la continuité de leur amitié d’enfants.

Onegin est un homme jeune encore mais déjà aigri, il ne supporte pas l’idée d’un couple, pas plus qu’il ne supporte la vue de ce dont son désenchantement le prive, le lien amoureux, que d’autres, naïvement, connaissent : lors d’un bal, il décide de séduire Olga. Celle-ci s’amuse de ce jeu, pour elle sans conséquence, mais Lenski, poète qui reste dans les idéalisations enfantines, ne le supporte pas, et provoque Onegin en duel. Dans une belle scène, les anciens amis constatent l’absurdité de ce duel, mais ne peuvent y renoncer. L’un parce qu’il ne peut sortir du monde parfait de l’enfance. L’autre parce qu’il ne peut supporter d’en avoir été chassé sans avoir pu le transformer.

Onegin tue Lenski.

Deux ans plus tard, il retrouve Tatiana à un bal … mariée à un vieux prince. Onegin est envahi par le désir de la posséder … cependant, il est trop tard désormais pour Tatiana.

La mise en scène ne comporte que deux éléments : un fond de scène obscur, dont l’éclairage laisse imaginer, à de rares moments, un ciel de sombres nuages. Ce fond obscur qui se maintient sans interruption tout au long de l’opéra, indifférent au jour et à la nuit, à l’espoir et au désespoir, contribue au lourd climat mélancolique.  Il enserre les six personnages dans son intemporalité de silence aveugle, les maintient  dans l’étau d’une omniprésence impénétrable et mortifère. Peut-être figure-t-il ainsi une histoire commune de premiers liens marqués par l’enfermement dans une solitude absolue et sans espoir : Onegin a accompagné, sans amour, l’agonie d’un vieil oncle dont il devait hériter : « quel ennui de devoir rester là, jour et nuit, au chevet d’un malade sans pouvoir jamais s’éloigner d’un pas » ; qu’est-ce donc qui l’y obligeait ? Ses parents ne lui avaient-ils rien laissé ? Lenski a passé sa jeunesse dans la maison de Tatiana et Olga : « Sous votre toit, comme un beau rêve, les années de mon enfance ont passé ! Ici j’ai goûté pour la première fois les joies d’un sentiment pur et radieux ! » ;  n’y avait-il donc rien qui le retenait dans sa propre maison familiale ?

L’autre élément est un grand plateau tournant sur lequel se déplacent les protagonistes, au fil des tableaux du premier acte. Il représente la dimension de répétition dont cherchent à se dégager les deux sœurs, face au désenchantement des mères, et le poids d’un passé qui, de manières différentes, pèse sur Lenski et Onegin.

Jean-Paul Matot