Le conteur, la nuit et le panier, de Patrick Chamoiseau

Literatuur

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Patrick Chamoiseau est un écrivain antillais, de langue maternelle créole. Assez prolifique, il a reçu le prix Goncourt en 1992 pour son roman Texaco.

Son livre récent « Le conteur, la nuit et le panier » est une longue réflexion, dense et poétique, sur le langage et la parole, la création et l’écriture, dans leurs dimensions à la fois mystérieuse et politique.

Au départ de sa recherche sur l’origine de sa propre écriture, il raconte l’émergence de la langue et des contes créoles au temps de la colonisation dès le XVII° siècle, et nous emmène à la rencontre du père fondateur de la littérature des Caraïbes, le Conteur primordial.

Ce « vieux-nègre-esclave » des plantations est celui qui se lève, lors des veillées où les esclaves africains se rassemblent autour d’un de leurs morts. Au son du tambour, il va improviser pendant toute la nuit une parole souveraine, subversive, de résistance non violente au système colonial, mais aussi de rire et d’ouverture.

En cheminant à sa manière, pleine de tours et détours poétiques dans l’histoire de son pays et de ses lectures (A. Césaire, E. Glissant entre autres), Patrick Chamoiseau s’approche du mystère de la création.  Il isole un moment particulier qui engage pour lui la totalité du corps du créateur, à travers l’univers des sensations qui déclenche les images et les idées, qui à leur tour suscitent les émotions…. Ce qu’il appelle un « moment – catastrophe » est fait d’intuition clairvoyante et de fulgurance émotionnelle, c’est un saut dans l’Inconnu, un acte de courage esthétique qui permet de « vider la page blanche », et d’où peut surgir le bouleversement esthétique de la Beauté.

La description de la survenue de ce moment peut nous en évoquer bien d’autres, que ce soit celle de l’état de « Frantumaglia » (sorte de mise en pièces) décrit par Elena Ferrante au départ de son écriture, ou celle du moment de vacillement identitaire, de dépersonnalisation décrit par M. de M’Uzan au cœur du processus créatif : modification des limites du moi, sentiment d’étrangeté, état exceptionnel de clairvoyance…

Mais l’auteur nous touche aussi tout au long du texte comme analystes au travail, car sa recherche sur la création littéraire se déploie en lien avec le développement d’une manière d’être au monde.

Nous lisons de belles pages sur l’Individuation qui « menée à bon terme échappe aux dénaturations de l’individualisme et donne naissance à une Personne », sur la Relation qui, « assumée par un imaginaire soucieux de l’accomplissement de l’Autre, devient une mise-en-relation », sur la transmission (pour le disciple du conteur, et sans doute comme pour l’apprenti analyste , elle se fait par l’admiration, l’imitation et l’imprégnation), ainsi que sur l’improvisation (il décrit «  l’esprit du jazz ») et « l’indéfinition » essentielle de l’approche poétique qui ouvre infiniment le sens, alors que l’approche conceptuelle referme celui-ci. Nous entendons ici diverses manières de penser et de pratiquer la psychanalyse.

Lorsqu’il parle d’événements langagiers, comme « d’organismes narratifs » qui tentent de saisir des configurations de forces reliées à des situations existentielles, on pense à la force transférentielle qui nourrit le processus analytique de la mise en mots ainsi que notre travail d’interprétation. Et lorsque celle-ci s’impose d’elle-même en séance en nous surprenant, on peut dire que nous sommes à notre tour pris dans un surgissement créatif fulgurant, souvent porteur d’une « vérité » mutative pour le patient…et parfois pour nous-mêmes.

Marie-Pierre Chaumont