Plan d’immanence, devenir-sujet, position d’autrui : remettre la psychanalyse au travail avec Gilles Deleuze

Jean-Paul Matot

24/08/2020

Qu’est-ce que la psychanalyse ? Avec Deleuze et depuis Hume, de Pascal Nottet

Psychanalyse et transformations sociales

Delen op

Pascal Nottet évoque quelque part dans son livre une randonnée en montagne, la montée vers un col qui sans cesse paraît s’éloigner. S’agissant de la lecture de son étude, c’est plutôt une escalade longue, ardue, qu’il nous propose, au cours de laquelle le lecteur maintes fois est tenté d’interrompre, de renoncer à atteindre le sommet. D’autant que ce sommet n’est que le premier, un second est annoncé d’emblée, à venir. Mais alors, renoncer à connaître le mot de la fin, qu’est-ce que la psychanalyse ? Encore un effort, on s’y remet. D’autant que vers la mi-parcours, quelque chose se passe. Un vent nouveau s’est levé, qui soutient l’effort, annonçant une vue prometteuse, dont l’ampleur se révèle lentement.

Je ne vais pas ici tenter l’exercice de résumer l’escalade. L’auteur s’en charge d’ailleurs fort bien lui-même, en quinze pages, dans ses « conclusions ». Cette note de lecture rassemble en fait plusieurs « morceaux » rédigés à des moments successifs, certains oubliés et retrouvés plus tard.

Je commencerai par la fin, en disant que je suis heureux de m’être accroché jusqu’au bout à ce rocher dont chaque segment se reprend, se précise, donnant le sentiment que chaque prise doit être assurée par sa répétition, comme pour fixer solidement les pitons qui jalonnent la progression et permettent de récapituler à chaque mouvement le chemin parcouru.

C’est que j’ai découvert, dans cette étonnante analyse critique de Deleuze lisant Hume, une autre manière, d’autres matériaux, d’autres chemins rencontrant la préoccupation partagée, depuis ces dernières années, dans un petit groupe de travail, avec Pascal Nottet, d’étendre la psychanalyse. Ceci rejoint cette conviction que c’est par son « dehors », par ce qu’elle n’est pas, mais qui se trouve à ses confins, que la psychanalyse pourra trouver les ressources d’une extension de sa pensée de l’humain. Cette recherche, Pascal Nottet la mène avec Deleuze, en philosophe, et avec lui-même, en psychanalyste se confrontant depuis plusieurs décennies aux cliniques de l‘autisme « typique ».

Le projet est ambitieux, et sans doute le risque pris à exposer sa pensée personnelle dans l’aventure rend-il compte de l’écriture particulière de ce livre, où la  pensée semble tâtonner à la recherche du mot qui assurera la prochaine prise, afin d’en tester la fiabilité, d’en détecter les ressources et les fissures.

  1. Début

Cette étude porte donc sur le premier chapitre « Problèmes de la connaissance et problème moral » du livre de Deleuze de 1953, Empirisme et subjectivité, essai sur la nature humaine selon Hume. Deleuze a 28 ans lorsqu’il l’écrit, exactement l’âge de David Hume (1711-1776) lorsqu’il écrit le Traité de la nature humaine. Essai pour introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets moraux (1739-1740) sur lequel se fonde l’étude de Deleuze.

L’auteur souligne que, s’il lui a semblé que « entrer dans le travail de la pensée humienne serait … le point d’ancrage nécessaire pour pouvoir relancer … l’invention spécifique de la praxis psychanalytique », il n’est pas question pour lui, qui ne connaît pas l’œuvre de Hume, « de confronter Hume … à ce que Deleuze se permettra d’en dire (mais) … de nous laisser instruire sur ce que Deleuze nous permet de penser que Hume engagerait, avant la lettre, du côté des relances de la praxis analytique ». Enfin, pour l’auteur, la lecture de Hume par Deleuze permet de questionner la psychanalyse, en particulier à partir de la clinique institutionnelle dans laquelle il est engagé depuis plusieurs dizaines d’années, celle de l’autisme.

Le projet de présenter un résumé du travail de P. Nottet va à l’encontre de celui de son livre, qui est de saisir les processus au-delà des contenus, ce que le principe du résumé ne permet pas. Aussi la seule ambition de cette présentation est-elle de donner aux lecteurs « psy » non familiers de la fréquentation des textes philosophiques, le courage de persévérer dans l’effort de lecture des quelques 300 pages de l’essai de Nottet, et d’y découvrir des ingrédients précieux pour relancer leur réflexion sur les fondements de la psychanalyse et les voies de relance de sa vitalité.

Une citation de Pierre Zaoui[1] rapportée par Nottet vient à l’appui de cet intérêt : « il faut lire et comprendre Hume au moins pour deux raisons. D’abord parce que notre époque, qu’elle le reconnaisse ou non, est humienne, y compris dans ce qu’elle a de plus commun et de plus plat, dans ses croyances dominantes les plus apathiques : un naturalisme paresseux et un libéralisme sans horizon. Et ensuite, parce que Hume en constitue peut-être la meilleure médecine ».

Notons que, pour la facilité de la lecture de cette présentation, je négligerai la précaution dûment maintenue par Nottet tout au long de son travail de préciser à chaque fois que ce dont il est question, c’est bien de la lecture faite par Deleuze de Hume, et non d’une lecture directe de Hume.

Deleuze, donc, part de la position de Hume qu’il faudrait renoncer à une psychologie de l’esprit scientifique, « inconstituable, ne pouvant trouver dans son objet ni la constance ni l’universalité nécessaires ; seule, une psychologie des affections de l’esprit peut constituer la vraie science de l’homme ». Nottet souligne, comme il le fera tout au long de son étude, l’implicite de cette proposition : que le matériau pour édifier cette psychologie n’est pas dans l’esprit, mais en dehors de lui, dans ce qui l’affecte : les passions des individus, et les fonctionnements des sociétés, le passionnel et le social étant pris dans une relation d’implication mutuelle. Ainsi, si « l’esprit n’est pas une nature », il ne peut en lui-même être objet de science ; la réflexion de Hume porterait donc sur les processus par lesquels « l’esprit devient une nature humaine  », et en premier lieu, donc, celui par lequel il est affecté par les passions et par le social.

Cependant, à côté des affections de l’esprit, il sera nécessaire pour Hume de considérer « l’entendement, l’association des idées ». Etant entendu que « le vrai sens de l’entendement, nous dit Hume, est … de rendre sociable une passion ». Passion et entendement doivent être étudiés dans leurs spécificités, mais travaillent de concert. Nottet souligne que l’importance accordée par Hume à « l’association des idées » comme loi de la nature humaine annonce la place centrale de l’associativité en psychanalyse.

Tels sont donc les deux champs de l’investigation de Hume : celui de ce qui affecte l’esprit ; et celui de l’association des idées, qui est l’entendement.

L’esprit affecté

L’esprit est, dès l’origine, affecté par l’expérience : il est le lieu des idées, il est une collection d’idées, qu’on appelle imagination. L’activité de l’esprit n’est rien d’autre que le mouvement des idées. Ce mouvement des idées, dans l’imagination, est « fantaisie » : l’imagination, dans cette dimension, n’est pas une faculté qui produit ou agence des idées. Chaque idée, au départ, reproduit l’impression d’une expérience ; les idées sont, dans l’imagination, sans liens entre elles : l’imagination est ainsi, pour une part, une collection chaotique d’idées.

A partir de ce « chaos », l’association d’idées, qui est l’entendement, se produit selon trois principes, de contiguïté, de ressemblance et de causalité. Nottet établit la correspondance entre ces trois principes et ceux que Freud mettra en avant dans L’Interprétation des rêves : le déplacement, la condensation – que Lacan associera respectivement à la métonymie et à la métaphore selon Jacobson et Saussure – et la figurabilité. L’association permettra l’émergence d’ « idées générales », constantes et uniformes, qui formeront un « système », à partir duquel l’imagination devient faculté et permet de penser une « nature humaine ». Mais parmi les trois principes de l’associativité selon Hume, Deleuze signale l’importance particulière de la causalité qui « seule, peut nous faire affirmer l’existence, nous faire croire, parce qu’elle confère à l’idée de l’objet une solidité, une objectivité que celle-ci n’aurait pas s’il était seulement associé par contiguïté ou ressemblance à l’impression présente ».

La question de la connaissance

Pour Deleuze, la démarche de la connaissance amène au-delà de ce que l’idée permet de savoir, et il qualifie de transcendance ce dépassement de l’idée par le jugement du sujet. Nottet remarque que « si le cogito cartésien engage la question du sujet en même temps qu’il ouvre le champ de la science, il n’en maintiendrait pas moins – depuis la pratique de la science elle-même – une confusion insue entre l’esprit et le sujet … S’ensuivrait dès lors que la clinique avec autisme pourrait être lue comme ce qui oblige à ne plus supporter cette confusion insue, obligeant plutôt à la connaître : comme si l’autisme nous présentait – au moins par intermittence – de l’esprit sans sujet … l’esprit non encore advenu comme sujet ».

Cet « au-delà » de l’idée met en exergue la discontinuité inhérence à la pensée humaine :

  • Les idées relèvent d’une « présentation » de l’expérience qui se donne comme « impression » ;
  • Les idées générales qui supposent l’application d’une causalité relèvent de la connaissance et de la représentation ;
  • Expérience et connaissance sont donc de natures différentes – appartiennent à deux « ordres de réalité » différents, écrit Nottet -, il existe entre elles un écart qui est, pour Hume, une incompatibilité, et qui pour Deleuze, est de l’ordre d’une transcendance[2]; tout sens est, pourrait-on dire, une extrapolation (qui serait l’« Entstellung » freudienne, la déformation ?) donnant forme humaine à une réalité atomisée et non pensable comme telle. Toute expérience, remarque Nottet, a (au moins) deux sens : un pour l’esprit (l’ « impression de sensation », cad. ce qu’en psychanalyse nous qualifions de « traces sensori-motrices »), et un sens pour le sujet (l’« impression de réflexion », les représentations de choses et de mots). Deux sens par rapport auxquels le sujet se trouve dans une position de passivité, dès lors que la représentation exprime un dépassement de l’esprit par le sujet, et du sujet par lui-même, selon deux ordres, celui de la passion – et du social qui lui est lié -, et celui de la croyance – et de la connaissance qui lui est liée -, l’un et l’autre advenant dans le processus du devenir-sujet. Deleuze en conclut que ce que l’esprit « trouve » dans les structures (ou les processus ?) du dépassement, c’est une positivité « qui lui vient du dehors ».

La réflexion qui m’est venue à ce stade de ma lecture est que la place centrale de l’associativité (et donc les processus de liaison) à la fois rend compte de l’humanisation de l’esprit, permettant de construire du sens et dans cette mesure aussi le sentiment d’exister en tant que sujet, mais, en même temps, est aussi ce qui maintient l’homme à une distance infranchissable de la vie elle-même – ou bien du « réel » – en tant que chaos inconnaissable.

Quoiqu’il en soit, la philosophie de Hume est, pour Deleuze, une critique de la représentation : la représentation ne peut pas re-présenter (présenter une nouvelle fois), elle est une nouvelle présentation qui « dénature » nécessairement la présentation.

Elle contient ainsi selon Deleuze une critique du rationalisme classique et de la figure du sujet cartésien, lequel, niant cet écart structurel entre présentation et représentation, fait « s’équivaloir raison et pensée ». Cet écart est précisément celui où s’inscrit la psychanalyse, dans la mesure où elle maintient la pensée de cet écart (ce que, selon moi, l’utilisation que fait Freud de la « réalité externe » tend à forclore).  Je ne peux résister au plaisir de citer ici Hume : « La raison n’est rien qu’un merveilleux et inintelligible instinct dans nos âmes, qui nous emporte par une certaine suite d’idées et les dote de qualités particulières ». La raison est bien une forme de l’illusion, et dans cette mesure s’offre volontiers comme bastion de notre omnipotence déniée … Ou, comme l’écrit Deleuze, « une espèce de sentiment », qu’il faut soustraire au rationalisme. Substituer la raison résonnante à la raison raisonnante : comme le relève Nottet, « la raison réfléchit ce qu’elle sent – mais elle est cette espèce particulière de sentiment qui, réfléchissant ce qu’elle sent, se réfléchit elle-même en tant que le sentiment qu’elle est ».

Les impressions de sensation

Il est assez remarquable de trouver dans une oeuvre philosophique de la première moitié du 18è siècle une réflexion aussi aboutie sur l’origine sensible de l’esprit. Elle reprend, signale Nottet, la formule de Locke (1632-1704) « il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait d’abord été dans les sens » rectifiée par Leibniz (1646-1716) « si ce n’est l’entendement lui-même », mais en la complexifiant : les « impressions de sensations » sont reproduites par l’imagination sous forme d’ « idées de sensations » qui pour autant ne représentent pas des choses (ce seraient les « signes de perception » – Wahrnehmungszeichen – de Freud). En effet, « les idées de sensation sont radicalement séparées les unes des autres selon les deux dimensions fondamentales de l’espace et du temps, mais plus originairement encore par ce qui sépare chacun de nos cinq sens de tous les autres ». Nous retrouvons ici un des  concepts les plus intéressants de la psychologie du développement, l’accès à la perception transmodale (Stern, 1985), et l’une des défenses les plus radicales mises en œuvre dans les pathologies autistiques, selon Meltzer, le démantèlement.

  1. Suites

Un lieu qui n’est pas (encore) un sujet

« … la clinique et la thérapeutique de l’autisme infanto-juvénile provoquent la psychanalyse … à concevoir le territoire d’où elle émerge non pas comme déjà ressaisi en sujet, avec transfert possible à l’adresse d’un autre …, mais bien plutôt comme le pur donné que se trouve être… la collection sans système des idées dans l’esprit … : et ce, d’ailleurs, aussi bien pour la personne qui se présente avec autisme … que pour la ou les personnes qui l’accompagnent » (p.110)

« … ce que Deleuze lisant Hume présente comme esprit, en 1953, dans cet Essai sur la nature humaine selon Hume …, il ne le nommera pas autrement que comme chaos – chaos mental – dans Qu’est-ce que la philosophie ? en 1991 ». Et Nottet d’insérer en note de bas de page un passage des conclusions de cet ouvrage testamentaire de Deleuze écrit avec Félix Guattari : « Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos. Rien n’est plus douloureux, plus angoissant qu’une pensée qui s’échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par l’oubli ou précipitées dans d’autres que nous ne maîtrisons pas davantage (…) Ce sont des vitesses infinies qui se confondent avec l’immobilité du néant incolore et silencieux qu’elles parcourent, sans nature ni pensée », avant de poser cette question : « quelle raison pourrait-il y avoir que la psychanalyse ne doive pas elle aussi engager sa praxis dans de semblables conditions – donc depuis l’esprit comme sans nature ni pensée ? ». Les propositions de Deleuze sont ici proches des développements que Bion a apportés à la psychanalyse.

« La lecture de Hume par Deleuze pose donc, écrit Nottet, que l’esprit humien ou l’imagination humienne ne sont pas un sujet ». Et il poursuit : « une telle affirmation désigne d’emblée l’écart aussi bien avec Freud qu’avec Descartes : toutes les formes de pensées, pour Descartes en effet, sont dans la chose pensante, depuis la chose pensante et pour la chose pensante ; il en est de même pour Freud : signe-de-perception, représentation-de-chose autant que représentation-de-mot, tous et toutes sont pensés comme étant dans, pour et depuis le sujet dit de l’inconscient. Hume et Deleuze prennent donc les choses, si l’on peut dire, depuis un lieu qui n’est pas un sujet » (p.120).

Le plan d’immanence et le devenir-sujet

L’immanence est – si j’ai bien compris la manière dont Nottet lisant Deleuze lisant Hume l’entend – ce qui fait qu’un devenir peut advenir comme processus résultant de la co-présence d’éléments non-organisés a priori, en dehors de toute transcendance. Mais c’est la notion de « plan d’immanence », que Nottet reprend à Deleuze, qui devient centrale dans une perspective faisant interagir des « concepts » – qui sont à créer, voire, dans la rencontre thérapeutique, à co-créer – et un plan d’immanence – qui est à tracer (ou tisser ?) – par l’entremise de « personnages conceptuels », facteurs ou agents de cette co-construction. A dire vrai, le texte de Deleuze apparaît assez hermétique – ou poétique – au lecteur profane plongé dans ce bain de philosophie constructiviste très concentré. L’idée – ou plutôt l’image – que je m’en fais est donc très certainement strictement personnelle : ce plan d’immanence procède d’une sorte de coupe intuitive du chaos, reliant par son émergence des « concepts » selon une courbure qui peut varier, résultant du mouvement même de leur ajustement. Ceci suppose l’existence d’une multiplicité de plans d’immanence, tous particuliers, partiels, et en constante transformation, conditions mêmes de leur vitalité. Fort heureusement, Nottet vient nous secourir en nous lançant un fil clinique : « très concrètement : le plan d’immanence dont il est question … ce sera d’abord qu’il puisse y avoir rencontre entre l’enfant et les soignants. Mais pour que cette rencontre soit possible et devienne possible, il faudra lui trouver les concepts pertinents , avec un tel, ce sera simplement rester assis quelques minutes à ses côtés ; avec telle autre, lui frapper dans les mains mais sans la regarder ; avec tel autre encore, faire comme s’il n’était pas là … De tels concepts, c’est le plan immanent de la rencontre qui assure entre eux leur raccordement – pendant qu’ils assurent eux-mêmes le peuplement du plan de la rencontre : c’est ainsi qu’après avoir fait comme si tel jeune n’était pas là, alors – nouveau concept – nous pouvons lui dire bonjour sans provoquer de crise. Le raccordement des concepts assuré par le plan pourra dès lors se faire avec des connexions toujours croissantes. » (p.193)

A partir d’une telle mise en place théorico-clinique, Nottet peut affirmer que « notre expérience de travail clinique et thérapeutique avec l’autisme typique ne cesse pas de nous apprendre que la psychanalyse, en aucun cas, ne peut y trouver place comme méthode : c’est à la seule condition de l’instauration d’un plan d’immanence que la praxis analytique a quelque chance d’y assurer son effectuation, son usage, son orientation » (p.196) (c’est, si j’ai bien suivi, ce que l’auteur qualifie de « double devenir de la psychanalyse »). Car, poursuit-il, « le plan d’immanence de la praxis analytique et du travail clinique et thérapeutique avec l’autisme infanto-juvénile typique montre – au moins par à-coups, mais régulièrement tout de même, et pour soi et pour l’autre que soi – la possible effectivité chaotique d’un sans-objet et d’un sans-sujet, en laquelle le mouvement infini … peut faire émerger … des devenirs –sujets … » (p.222).

La position d’autrui

L’enjeu on le voit, est bien de sortir du dualisme cartésien et de la réduction ontologique sujet/objet. La voie proposée par Deleuze dans « Qu’est-ce que la philosophie », dans la suite de sa lecture de Hume et de quelques autres (Kant, Leibnitz, Wittgenstein, Sartre, …), est d’envisager autrui comme position pouvant être occupée et définissant potentiellement un sujet et/ou un objet, mais aussi un non-sujet-non objet,  selon la perspective adoptée.

Nottet cite un passage du texte de Deleuze particulièrement éclairant pour la clinique : « nous considérons un champ d’expérience pris comme monde réel non plus par rapport à un moi, mais par rapport à un simple « il y a … ». Il y a, à tel moment, un monde calme et reposant. Surgit soudain un visage effrayé qui regarde quelque chose hors champ. Autrui n’apparaît ici ni comme sujet ni comme objet, mais, ce qui est très différent, comme un monde possible, comme la possibilité d’un monde effrayant … Autrui, c’est d’abord cette existence d’un monde possible » (p.231). Et Nottet illustre un peu plus loin cette proposition : « une adolescente et nous-même sommes assis sur le même bord d’une table, occupé chacun à sa propre tâche. Son stylo à bille soudainement à court d’encre, la jeune fille nous demande de quoi écrire. La demande est si naturelle que nous lui présentons directement et sans un mot un autre stylo à bille, dont nous savons qu’il fonctionne. La jeune fille se fâche brutalement. Nous comprendrons qu’il ne fallait pas présenter le stylo directement, mais le déposer sur la table pour qu’elle puisse l’y prendre. – Qu’en est-il de la position d’autrui quand il n’est ni sujet ni objet ? et qu’en advient-il dans le champ perceptif ? … Autrement dit, la proposition de Deleuze est de considérer qu’autrui – comme « expression d’un monde possible dans un champ perceptif » – a comme effet de redistribuer les dimensions fondamentales propres au champ perceptif dans lequel il est autrui pour qui en reconnaît la position » (p.246) : « C’est la condition sous laquelle, écrit synthétiquement Deleuze, on passe d’un monde à l’autre ». « Il est donc moins question que nous passions simplement d’un lieu à un autre, mais bien plus d’un autrui à un autre » écrit Nottet. Et la conclusion qu’il en tire est que, « à la condition que la conception du concept d’autrui, dégagée de devoir se référer aux concepts d’objet et de sujet, puisse faire valoir autrui comme position et comme expression d’un monde possible, nous posons que les enfants et les adolescents souffrant d’autisme typique ne vivent absolument pas dans un monde sans autrui, au contraire : mais il leur arrive qu’autrui ait disparu » (p.248).

 

  • Pour finir : retour à l’imagination

La comparaison entre les propositions de Hume, telles que Deleuze les reprend en 1953, et celles qu’il développe en 1991 dans « Qu’est-ce que la philosophie » permet d’avancer, dit Nottet, que le « chaos mental » dont il traite dans ce dernier ouvrage correspond à l’imagination telle que l’envisage Hume. Or, dans le texte de Hume, si l’imagination apparaît comme « simple » collection d’idées, fantaisie pure, elle comporte une seconde dimension, contradictoire par rapport à la précédente, qui la présente comme faculté, rendant possible d’association non aléatoire des idées. L’imagination selon Hume, tout comme le chaos selon Deleuze, a deux faces : l’une où les idées se bousculent sans constance, régularité ni ordre ; l’autre où les idées singulières s’associent en idées générales, installant la possibilité d’une pensée organisatrice de rapports relativement stables d’un sujet à ses mondes.

Reste alors la question de savoir comment s’opère ce devenir-faculté de l’imagination. La réponse apportée par Deleuze : par l’effet des principes de l’associativité, relevant de la nature humaine – comme la loi de la gravité définie par Newton relève de la nature physique de l’univers – n’est guère convaincante.

On attendra donc le tome 2 du travail de Pascal Nottet pour avoir le fin mot de l’histoire.

Deux considérations personnelles pour terminer.

Tout d’abord, il me semble que l’imagination-fantaisie selon Hume pourrait correspondre à ce que des auteurs comme Winnicott ou Bleger postulent comme non-différenciation première – relevant pour Winnicott de l‘informe, auquel se rattachent les fonctionnements transitionnels, et de l’ambiguïté pour Bleger -, en deçà de toute différenciation sujet/objet ; tandis que le chaos selon Deleuze, ébauche d’une différenciation vécue dans le registre de l’effroi, se situerait davantage du côté des formations défensives de dé-différenciation, noyaux de confusion moi/non-moi que Bleger a qualifié de « noyaux agglutinés » sous-tendant les organisations symbiotiques, formes de régression face à des différenciations traumatiques.

Quant au devenir-faculté de l’imagination, ne faut-il pas en chercher la dynamique processuelle du côté de la constitution du plan d’immanence, et en particulier de ce qui, dans cette constitution, repose sur la rencontre de la « position d’autrui », dans l’accordage que permet la préoccupation ou la rêverie maternelle primaire décrites par Winnicott et Bion ?

 

 

 

 

 

 

[1] Vivre, c’est croire, portrait philosophique de David Hume, Paris, Bayard, 2010

[2] Il me semble que, plutôt que de parler de transcendance, il pourrait être fait appel à des propriétés des processus d’individuation tels que les envisage G. Simondon, en particulier l’évolution des systèmes métastables sous l’effet de la sursaturation. Mais une sursaturation qui serait l’effet de l’activité psychique de l’environnement maternant, « préoccupation maternelle primaire » de Winnicott, « fonction alpha » de Bion.