La mutation numérique ouvre des perspectives inouïes mais elle annonce aussi des crépuscules inquiétants. Les réseaux sociaux se présentent comme des espaces de communication entre sujets libres et responsables. L’extimité est la porte d’entrée dans ces réseaux. Ils sollicitent une auto présentation et nous invitent à cocher les cases, en liste close, qui nous définissent dans nos identités, nos préférences sexuelles, nos goûts, nos désirs… Leur finalité n’est pas une philanthropie des relations humaines, mais bien leur réification dans un système marchand. Concept phare pour comprendre les réseaux sociaux, la réification considère l’autre sous l’angle exclusif de sa valeur marchande, de l’intérêt qu’il présente, de son utilisation potentielle, de son instrumentalisation dans un projet. La réification, stade ultime du capitalisme selon Marx, aboutit « à une colonisation du monde vécu par la généralisation unidimensionnelle de l’échange marchand à toute interaction sociale, en sorte que les sujets perçoivent les partenaires comme des objets » (Honneth, 2005). Le produit Facebook est certes un « merveilleux outil de communication », mais il exige la servitude volontaire aux algorithmes des marchands du temple. Cette servitude vise à assurer au sujet une jouissance de sa visibilité, c’est-à-dire un semblant d’existence dans un réseau de liens. L’interconnexion numérique généralisée soutient certes des processus de production de plus en plus rapides et des partages immédiats de connaissances, mais elle est aussi associée à une modification du lien social. D’une société à la structuration hétéronome où il existait un rapport entre la fonction paternelle et l’organisation sociétale hiérarchisée différenciée, nous sommes passés à une société à la structuration autonome, se définissant sans le recours à une instance externe (Dieu, la nature, la Loi) et organisant les rapports entre les individus dans un réseau horizontal construit sur le mode de l’égalité des droits positifs1. Ces droits positifs sont centrés sur la liberté du désir de chaque individu. Cela n’est pas sans conséquence sur le plan psychique et en premier lieu sur la question sexuelle. La répression culturelle de la sexualité, qui perdure au niveau de la non-reconnaissance de l’existence de la sexualité infantile, s’est renversée dans nos sociétés en une sorte d’apologie du droit pour chacun à la libre jouissance de son désir. Les mœurs, les codes, les modes, les produits, les valeurs reflètent cette mutation. La sexualité, hétérosexuelle comme homosexuelle, n’est plus réprimée, elle est affichée. Des figures imaginaires sollicitant directement les pulsions inconscientes sont constamment présentes sur les murs et les écrans. Le discours publicitaire exerce une séduction d’autant plus forte qu’il subvertit la censure psychique pour s’adresser directement aux processus primaires en utilisant lui-même la condensation, le déplacement et la figurabilité. Non seulement les images de rêve de la publicité sont saturées de messages idéologiques et mercantiles, mais par sa présence constante le veau d’or est devenu hypnotique. Les images visent à l’immédiateté de la suggestion et à l’annihilation de la pensée critique sous la fausse évidence du vu. Certes, il reste dans notre culture des interdits fondamentaux liés aux fantasmes originaires, le meurtre, l’inceste, le cannibalisme, la séduction sexuelle des enfants. Ces fantasmes originaires se trouvent néanmoins présents sous une forme détournée dans les créations culturelles, en particulier les films d’horreur, la pornographie, et dans le traitement souvent exhibitionniste des faits divers par les grands médias d’actualités. La satisfaction des fantasmes ordinaires est présentée partout comme explicite, possible, souhaitable, et même normative dans un espace culturel où tout doit être possible. L’illimitation du désir est devenue le credo sociétal contemporain. Sa satisfaction n’est pas dans l’ordre de l’imaginaire, mais du réel. La surexposition du sexuel dans notre culture n’invalide en aucune manière la validité des thèses freudiennes sur la spécificité radicale de la pulsion sexuelle qui subvertit les organisations, fussent-elles les plus libertaires. On lira avec profit sur ce thème de la misère humaine liée à la « libération sexuelle », l’oeuvre visionnaire et désespérée du romancier Michel Houellebecq (2017). Pour le sujet psychique, le corollaire de ce mouvement d’externalisation de la sexualité est une modification dans ses conflits internes. De la confrontation entre la censure surmoïque et les exigences de la pulsion sexuelle, ils se sont déplacés vers l’opposition entre des représentations idéales d’une jouissance illimitée et un moi ne pouvant pas les assumer. Cette nouvelle forme de conflit, qui se superpose aux autres conflits intrapsychiques, ne réside plus entre une expression pulsionnelle interne ayant pris la forme d’une représentation (représentant représentation) et une instance surmoïque représentant les parents intériorisés, interdicteurs et protecteurs. Ce conflit d’un nouveau genre se déroule entre un soi narcissique aux contours fragilisés et des sollicitations séductrices externes, potentiellement traumatiques, déguisées sous la promesse d’une assomption, qu’elle soit une réalisation grandiose de soi ou la jouissance du corps. L’extension de la pornographie numérique est ici significative (Leroux, 2012). L’excitation générée par les images des organes génitaux est potentiellement traumatique et pas uniquement chez les enfants, mais bien chez la plupart des adultes même si beaucoup le dénient. La difficulté pratique de restreindre les accès des enfants et adolescents à Internet entraîne l’instauration de systèmes automatiques de censure. Les fonctions parentales de protection sont ainsi déléguées à des systèmes automatiques participant à la construction collective d’un espace numérique doté de prérogatives attribuées antérieurement aux décisions humaines. En termes kantiens, à la volonté individuelle assumant la loi morale se substitue un algorithme anonyme exécutant des règles. Ce qui est particulièrement explicite dans le cas de la pornographie se retrouve dans l’ensemble de notre culture numérique. Nous assistons, et participons activement, à une délégation de certaines de nos fonctions psychiques à des systèmes artificiels. Ce lien entre un sujet et ses données numériques, ses applications personnalisées, son historique de connexion, ces adjuvants technologiques qui le renseignent en permanence sur l’état de son monde relationnel et bientôt du fonctionnement de son corps, ne peuvent être réduits à un usage d’outils. Ce lien n’est pas un lien fonctionnel comparable à la relation d’un cordonnier à son marteau ou d’un mathématicien à son tableau noir. Il s’agit d’un couplage des processus psychiques internes et des systèmes actifs externes capables de sélection et bientôt de prise de décision. Nous devons ainsi accepter l’émergence d’un espace cybernétique dans lequel la censure et les représentations de désir sont délocalisées dans le couplage entre le psychisme humain et les systèmes numériques. Plutôt que de nous représenter le moi sur le modèle freudien de l’amibe étendant ses pseudopodes pour investir les objets de la réalité extérieure et les rétracter dans le désinvestissement, il va nous falloir penser une forme de couplage entre l’organisation psychique et les systèmes numériques dotés d’une intelligence artificielle. Ce couplage modifie en retour non seulement le fonctionnement cognitif du moi mais la façon dont il s’agrège à d’autres moi dans le lien social.
Nous ne sommes pas dépourvus de théories pour décrire ces relations entre le sujet et les objets technologiques. La médiologie de Régis Debray (1991) constitue un vivier de concepts et de points de vue utiles mais elle reste externe au champ analytique. Searles (1960) nous avait invités à reconnaître la valeur psychique essentielle des investissements d’objets non humains. Sur le plan métapsychologique, la notion d’objet-soi de Heinz Kohut pourrait retrouver une nouvelle légitimité, en dehors de toute allégeance doctrinale à sa psychologie du soi. L’objet-soi de Kohut (1971) semble être en effet un concept adéquat pour décrire l’encapsulement narcissique d’un objet externe par le soi. Cet encapsulement génère une nouvelle entité insécable soi – objet et sa perte entraîne une dépression narcissique. La notion d’enveloppe psychique déployée à partir d’attracteurs pulsionnels partiels, et englobant de façon souple, mobile et réversible des objets externes est également particulièrement adaptée pour cette description. Ces enveloppes psychiques qui coexistent et s’entremêlent constituent autant de « mondes » entre lesquels se déroule notre existence, et entre lesquels se performent des « transpositions topiques » pour reprendre le terme de Jean-Paul Matot (2016). Bien évidemment, la métaphore des enveloppes psychiques entremêlées nécessite la conceptualisation d’une instance intégrative pour expliquer le sentiment unifié de conscience de soi. On peut la nommer subjectivité intentionnelle, moi transitif orienté vers l’objet, ou soi comme unité émergente de la récursivité narcissique, il reste qu’elle est nécessaire à l’unification de ces mouvements souples et réversibles d’enveloppes psychiques. En tous cas, nous devons nous familiariser dès maintenant avec l’idée d’enveloppes psychiques d’un nouveau genre englobant les systèmes numériques. La pratique des jeux vidéo en psychothérapie d’enfants et adolescents atteste des relations affectives puissantes existantes entre le sujet et son avatar numérique, ainsi que l’intensité étonnante de la désespérance dans les situations de privation de connexion (Virole, 2013). La mise au travail de la métapsychologie pour rendre compte de la relation entre le sujet et l’environnement numérique est devenue ainsi inévitable. La psychanalyse, malgré son effacement relatif dans la culture contemporaine, n’est peut-être pas la plus mal lotie pour rendre intelligible la mutation numérique. Elle dispose d’une souplesse conceptuelle pour rendre compte de la dualité des valeurs. Tout objet possède une valeur manifeste dont le déterminisme latent peut être celui d’une formation réactionnelle, d’un investissement défensif, d’une symbolisation achevée ou échouée, d’un symptôme… Or, la culture numérique est profondément ambivalente et associe autant les pulsions vitales de liaison que la puissance de la négativité. Ainsi, s’il existe bien une splendeur du numérique, apportant la bibliothèque d’Alexandrie dans la paume d’une main, subvertissant les contraintes du temps, annihilant les frontières, animant l’intelligence et ouvrant à la créativité de nouveaux horizons, il existe aussi une horreur numérique. Nous ne pouvons pas l’éviter. Il est illusoire de se retrancher du social sauf à le fuir dans une cabane au bord d’un lac comme l’a fait en son temps Henry D. Thoreau (2014) refusant l’aliénation d’une société américaine dite « progressiste ». Mais nous pouvons maintenir ouverte la possibilité d’une pensée critique. Il ne s’agit pas d’exercer une évaluation, plus ou moins idéologisée et idéalisant le passé, mais d’analyser notre propre aliénation collective. Il est possible que la séance d’analyse, par son épochè méthodique, sa clôture informationnelle de la parole sur la parole, et sa mise en parenthèses du jeu social, subsiste comme un des rares espaces où cette pensée critique puisse encore se déployer.