Le décontenancement de l’Homme dans l’oeuvre d’Edward Hopper

Jean-Paul Matot

Psychanalyse et créativité artistique

Delen op

Exposition Edward HOPPER, Fondation Beyeler, Bâle, 26 janvier – 17 mai 2020

 

Cette très belle exposition met l’accent sur le travail du paysage dans l’œuvre de l’artiste américain, avec en prime et en exclusivité un court métrage original remarquable de Wim Wenders, « Two or three things I know about Edward Hopper ».

Quiconque a vu un tableau de Hopper garde l’image de ces personnages au regard perdu, figés dans une attitude, parfois d’introspection, mais le plus souvent de contemplation vide de l’espace qui s’étend  devant eux, dans lequel ils semblent à la fois se perdre et être enfermés. Lorsque la scène comporte plusieurs personnages, aucune communication ne semble possible entre eux. Ils se trouvent dans des pièces dépouillées, un lit, deux fauteuils, une fenêtre, ou sur le seuil de maisons aux angles rectilignes. La référence temporelle est celle des petites villes américaines des années vingt aux années cinquante, et le milieu social des personnages est souvent celui de la classe moyenne, blanche, américaine.

Mais cette exposition-ci m’a fait découvrir quelque chose de différent de celles que j’avais eu l’occasion de voir précédemment. Elle met l’accent sur le paysage, protagoniste qui souvent passe inaperçu tant sont prégnants les personnages et leurs habitats. Ici, le regard est conduit vers ce qui oppose le monde « humain » et le « paysage », et qui ne se voit que très peu dans les reproductions uniformes des catalogues : la texture de la peinture et la technique de son application  chez Hopper. Le peintre couche la peinture de la forêt et des herbes en un mouvement qui à la fois les anime et en estompe le détail, produisant le sentiment d’une vitalité propre ; tandis qu’il dépose la couleur d’une manière uniforme et « plate » sur les artefacts et les personnages humains.

La peinture de Hopper semble ainsi opposer la part « humaine », les bâtiments, les engins techniques, les personnages, qui sont comme « coloriés », de manière uniforme, leur donnant un effet à la fois  statique et d’aplatissement ; et la part végétale qui se trouve animée par le mouvement du peintre qui s’imprime dans la matière.

Freight cars

Gloucester, 1928, Addison Gallery of Modern Art, Philips Academy, Andover, Massachusetts

J’y vois la représentation, dans la peinture de Hopper, d’une césure – saisissante lorsqu’on en prend conscience – entre le fond informe, indéterminé, mais vivant et animé dans cette indétermination même, de la « nature » (les bois et les herbages), et l’univers humain – les personnages, les maisons, les infrastructures et les objets techniques – dont le « réalisme » s’accompagne d’une immobilité et d’un sentiment à la fois de fragilité, de vacuité et de non-sens.

Cette interprétation personnelle de la peinture de Hopper est en lien avec le modèle métapsychologique du fonctionnement mental que j’ai proposé, celui de différents niveaux de réalité organisés par des configurations psychiques correspondant à des différenciations dedans /dehors plurielles. Dans ce modèle, la non-différenciation – l’ « informe » chez Winnicott – est ce qui permet le passage d’une configuration à l’autre, mais aussi l’émergence de nouvelles configurations, via un mouvement de dédifférenciation qui permet de se « déprendre » d’une configuration, et est suivi par une « reprise » dans une nouvelle différenciation.

Si les personnages de Hopper apparaissent comme « perdus », c’est qu’ils ont effectivement « perdu » le lien avec la vitalité de l’informe, représentée par la forêt et les herbes : cette césure est liée à une chosification croissante du rapport à l’environnement, du fait de la désappropriation des techniques et des liens sociaux, que Hopper représente à travers le « réalisme » de sa représentation des figures humaines et des espaces artefactuels qu’elles occupent.

La discontinuité y règne, alors que c’est la continuité qui se donne à voir dans la manière dont Hopper peint les arbres et les prairies. Tandis que l’homme occidental s’est construit une identité s’inscrivant dans des espaces euclidiens tridimensionnels, les espaces de la « nature » sont topologiques.

 

First Branch of the White River, 1938

Museum of Fine Arts, Boston

La vitalité non maîtrisable de l’élément végétal, représentée chez Hopper à la fois par son indétermination et par la puissance du mouvement autonome qui l’anime, me semble en effet liée à la nature topologique des espaces qu’elle occupe et rend compte du caractère angoissant qu’elle peut revêtir.

Fragment de Landscape with Tower, 1938,

Whitney Museum

Un pas plus loin, et nous rencontrons la peinture de Vincent Van Gogh, ses champs de blés distordus sous le soleil brûlant de la campagne de Saint-Rémy de Provence, où la créativité de l’artiste affronte les vécus hallucinatoires pour tenter de les transformer, et où le basculement dans une indifférenciation défensive tend à barrer l’accès à la non-différenciation de l’informe transitionnel.

Champ de blé au faucheur derrière l’hospice Saint Paul avec un faucheur, 1889

Musée Folkwang, Essen (Allemagne)

Ce registre de l’hallucinatoire n’est peut-être pas étranger à l’absorption du regard des personnages hopperiens dans une sorte de vide intérieur, particulièrement remarquable dans les tableaux où ils sont confrontés à l’informe de la « nature ». Ce vide traduirait à la fois la perte de l’accès aux espaces informes, indéterminés, de leur propre psychisme, et le flottement engendré par le spectacle fascinant de l’informe de cette « nature » à laquelle ils sont devenus « étrangers », les rendant ainsi étrangers à eux-mêmes.

Cape Cod Morning, 1950

Smithsonian American Art Museum

Les personnages des tableaux de Hopper interrogent qui les regarde, leur inquiétude silencieuse suscite l’envie d’inventer des histoires, de nous raccrocher à une structure narrative, à la construction d’une histoire de ces vies, de ces relations, de ces maisons dont le bois, recouvert de peinture – fardé – et sans plus de vie que les personnages, exprime la perte du lien vital à une essence originaire. Il est remarquable à cet égard que les vieilles cabanes peintes par Hopper retrouvent quelque peu cette connexion avec la nature, comme si leur dépérissement les rapprochait de cet informe originel.

Automobile near a cabine, 1929

Whitney Museum of American Art, NYC

 

A la fin de l’exposition, le court métrage de Wim Wenders reprend, avec l’outil cinématographique, des éléments du travail de Hopper. L’utilisation de la 3D constitue à cet égard un apport exceptionnel, en créant un espace entre les personnages et leur « fond » : les acteurs, qui font sortir les personnages des tableaux de leur immobilité » iconique, apparaissent et disparaissent entre un « devant » de l’écran, qui tend à se confondre avec l’espace des spectateurs, et le fond des « paysages » hopperiens, intérieurs et extérieurs, qui reproduisent les « décors » des tableaux. Si se perd, dans ce procédé, la force de l’informe de la « nature » qui m’a frappé dans le parcours de l’exposition, elle souligne par contre parfaitement la distance infranchissable qui s’est installée entre l’Homme et son « dehors » naturel, lui ôtant la « réalité » de sa vie dans une métamorphose technique dont il est devenu l’objet.

 

 

 

Jean-Paul Matot

15 février 2020