La “sorcière métapsychologique” à partir de Mac Beth de Shakespeare

Anne Brun

21/06/2020

Psychanalyse et créativité artistique

https://pixabay.com/fr/photos/lady-macbeth-stratford-upon-avon-2284644/

Delen op

L’inquiétante étrangeté dans la création contemporaine ne se définit plus seulement par la résurgence de fantasmes et de désirs inconscients refoulés, selon la théorie freudienne classique de l’Inquiétante étrangeté qui rend fort bien compte de la littérature fantastique au dix-neuvième siècle mais qui peut être réinterrogée à l’appui de créateurs contemporains. Alors que dans la théorie freudienne, ce qui est refoulé apparaît dans l’inquiétante étrangeté de l’œuvre, qui réalise les désirs inconscients tant du créateur que du récepteur de cette œuvre, chez nombre de créateurs contemporains, l’inquiétant étranger prend une autre forme qui renvoie moins à la question du refoulement et de la castration qu’à la mise en scène de détresses primitives et des avatars de la construction de l’identité première[1].

Selon cette perspective, cette contribution poursuivra une réflexion initialement engagée à partir de la création contemporaine, en interrogeant l’œuvre d’un auteur classique que Freud a beaucoup exploré pour fonder la théorie psychanalytique, Shakespeare. A propos de la pièce Macbeth, Freud reconnaît à cette œuvre une part d’énigme insoluble, il évoque l’obscurité du mobile de Lady Macbeth :

Je pense que nous devons renoncer à pénétrer la triple obscurité qui s’est condensée ici (…) l’intention, à nous inconnue, du poète et le sens secret de la légende” ( Freud, 1915, p 121).

C’est cette résistance de Macbeth à l’analyse qui sera particulièrement questionnée dans ce texte, à partir de la problématique de l’inquiétante étrangeté liée d’abord aux apparitions des sorcières et ensuite aux hallucinations qui jouent un rôle central dans cette pièce de théâtre, reprise à l’opéra par Verdi. Mac Beth est une oeuvre qui consacre en effet une place importante aux sorcières et cette contribution propose de l’explorer à la lumière de ce que Freud a désigné comme la sorcière métapsychologie, à partir d’un vers du Faust de Gœthe : « So muss denn doch die Hexe dran », « Et alors il n’y a que la sorcière ». La sorcière métapsychologique puise d’abord son inspiration chez de grands écrivains comme Shakespeare dont le fondateur de la psychanalyse a beaucoup commenté l’œuvre.

Freud a souligné que le créateur n’est pas celui qui explique ni clarifie la psychologie du personnage, mais celui qui permet d’approcher une vérité inconsciente, il la représente dans son œuvre sans l’objectiver et elle garde un aspect obscur. La psychanalyse s’intéresse donc à la résonance inconsciente de la création, à la représentation des processus inconscients. Il ne s’agit donc pas de déployer une psychanalyse appliquée à l’œuvre, selon le titre de l’ouvrage qui comprend le texte sur l’Inquiétante étrangeté, mais plutôt de renverser la perspective, en mettant la psychanalyse à l’épreuve de l’œuvre, ce qui suppose une attitude plus modeste d’écoute à l’égard de l’œuvre d’art : c’est l’œuvre d’art en effet qui permet de mieux saisir les processus inconscients à l’œuvre chez nous-mêmes, comme chez nos patients. L’approche psychanalytique de la création représente donc une méthode d’exploration de la vie psychique : mettre la création à l’épreuve de la psychanalyse, c’est mettre réciproquement la psychanalyse à l’épreuve de la création artistique.

Analyse du choc esthétique : un « infracassable noyau de nuit » (A. Breton)

A propos de cette pièce de théâtre, Freud décrira un écart entre la réception choc de l’œuvre et, dans un second temps, la tentative d’interprétation de son effet.

« Le poète peut bien par son art nous subjuguer pendant la représentation et paralyser notre pensée, mais il ne saurait nous empêcher de nous efforcer, après-coup, de comprendre cette impression à partir de son mécanisme psychologique » (Freud,1915, p 121).

Un possible point de départ de l’analyse d’une œuvre relève donc de l’effet produit par la création sur le récepteur de l’œuvre, du choc esthétique. Celui qui se prétend l’analyste d’une œuvre est d’abord analysé par l’œuvre (Green, 1972) et c’est à partir des effets de cette oeuvre sur son propre inconscient qu’il va travailler.

Freud focalisera son analyse sur le personnage de lady Macbeth qui lui apparaît comme le thème central, secret, énigmatique, l’envers du meurtre du roi (1915, p 121). Ce qui est remarquable et unique dans le commentaire de Freud, c’est qu’après avoir tenté d’expliciter le comportement de lady Macbeth, il finit par se heurter, comme nous l’avons évoqué, à une résistance du texte et il cesse alors son investigation.

Il reste donc une forte part d’énigme et cet « infracassable noyau de nuit » (Breton) fera précisément l’objet de notre exploration. Au-delà de la question du parricide et de la culpabilité liée au parricide, avec le retour hallucinatoire des morts et du sang, qui a été beaucoup commentée, mon fil rouge consistera à explorer une dimension plus obscure, au-delà du désir de parricide, à analyser les figures du lien archaïque avec les sorcières et leur représentante, lady Macbeth, ainsi que leurs échos dans l’évolution du lien du couple Macbeth.  Cette dimension archaïque convoquera les figures de l’infanticide et du matricide.

Retour hallucinatoire de la culpabilité du meurtre du père : Freud

La thématique de la pièce qui se situe dans l’Ecosse médiévale est centrée autour du meurtre du roi Duncan par le général Macbeth qui veut s’emparer du pouvoir. Le général Macbeth effectue ce crime, poussé par son épouse Lady Mac Beth, à la suite d’une prédiction de sorcières qui lui prophétisent qu’il sera roi, mais le couple des  Macbeth enchaîne ensuite les meurtres. Macbeth et sa femme lady Macbeth sont tour à tour envahis par des hallucinations et peu à peu sombrent dans la folie. Lady Macbeth se suicide et MacBeth est tué. Le meurtre du roi Duncan par Macbeth occupe donc le devant de la scène et Freud explore d’abord la dimension du parricide et de la culpabilité liée au parricide, avec, pour Mac Beth, le retour hallucinatoire des morts et du sang. Mais, dès le début de la pièce, Shakespeare met d’emblée en scène un monde hallucinatoire, avec une apparition des sorcières aux deux généraux Macbeth et Banquo qui reviennent d’une bataille, où ils ont fait preuve de bravoure et où l’Ecosse dirigée par le roi Duncan a été victorieuse. Ils rencontrent un rassemblement de sorcières qui se racontent leurs méfaits. Les sorcières vont prédire à Macbeth qu’il sera sire de Cawdor et roi, à Banquo qu’il ne sera pas lui-même roi, mais que ses descendants le seront. Shakespeare évoque les « bulles d’air » des sorcières : « ce qui semblait avoir un corps s’est fondu comme souffle dans le vent ». Ces sorcières s’évaporent comme des hallucinations ; ce sont des hallucinations de désirs qui ont l’immatérialité des songes, elles mettent à jour le côté obscur du valeureux Macbeth, que rien ne prédestine à devenir un criminel, il apparaît d’abord comme un général courageux et fidèle aux couleurs du roi Duncan.

Ces hallucinations, au cœur du sentiment d’inquiétante étrangeté, correspondent à la première théorie freudienne de l’hallucination comme réalisation de désir, sur le modèle du rêve. Elles sont présentes à la fois chez Macbeth, à la fois chez Banquo mais toute la différence se trouve dans leur actualisation ou non dans des actes. Banquo lui tente de réprimer ses désirs de toute puissance, mis en scène par les sorcières :

« Puissances miséricordieuses, réprimez en moi les pensées maudites auxquelles notre nature s’abandonne dans le repos ! ».

Il différencie ainsi le désir et l’acte. Au contraire, aucun frein, en termes psychanalytiques, aucun refoulement, n’apparaît chez le couple Macbeth qui semble dans une indistinction totale entre le désir et l’acte, ce qui peut aussi motiver le rythme très rapide de l’enchaînement des actes : aussitôt pensé, aussitôt fait.

Au cœur de cette prédiction des sorcières, apparaît une scission du pouvoir et de la succession : si Macbeth devient d’abord Cawdor puis roi, c’est Banquo qui sera la souche d’une lignée de rois, sans devenir roi lui-même. Il semble ainsi impossible de posséder en même temps le pouvoir du père et celui de faire des enfants : c’est la raison pour laquelle Macbeth ne sera pas satisfait de son meurtre du roi Duncan, et cherchera ensuite à anéantir la descendance prédite royale de Banquo.

Qu’est-ce qui va transformer le valeureux général Macbeth en criminel régicide ? Ce n’est pas seulement le statut d’exception donné par la prophétie des sorcières qui le prédestine à devenir roi, mais c’est surtout lady Macbeth qui va être l’instigatrice du meurtre auquel elle pousse son mari : avant même que son mari n’arrive, elle apprend que la prophétie des sorcières est confirmée puisque son mari est nommé Cawdor et elle apprend aussi que le roi Duncan vient passer une nuit dans leur demeure.` Elle invoque aussitôt les puissances infernales : se dessine d’emblée un lien entre les sorcières, à la fois maléfiques et  séductrices, et lady Macbeth qui comme les Sorcières non seulement attise l’ambition de son mari mais en appelle aux « ministres de l’enfer » :

« Surgissez donc, ministres de l’enfer, vous qui incitez, qui poussez au crime les mortels ! » (…)

 « Ah venez, vous esprits,

qui veillez aux pensées mortelles, débarrassez moi de mon sexe.

…. Venez à mes seins de femme

Prendre mon lait comme fiel, vous instruments meurtriers !”

Son lait nourricier tourne en fiel, cette image saisissante témoigne de sa rage de ne pas pouvoir enfanter. La question de la stérilité du couple Macbeth est en effet centrale dans la pièce, qui regorge en contrepoint d’images et de métaphores de croissance, de germination, de générativité.

Elle- même se dit prête à tuer ses propres enfants s’il le fallait :

« J’ai allaité et sais

Combien tendre est d’aimer le petit qui me trait.

J’aurais, tandis qu’il souriait à mon visage,

Arraché le mamelon à sa gencive édentée

Et fait éclater son cerveau, si j’avais juré comme vous (MB) avez juré. »

C’est la seule allusion au fait qu’elle ait pu être mère, on peut imaginer que cet enfant est mort ou d’autres choses encore, cela n’est pas explicite et le nœud du problème n’est pas là. Ce qui est au cœur de la fascination exercée par lady Macbeth se trouve dans ces vers : à un premier niveau, on peut supposer que c’est dans son impossibilité de pouvoir être mère que s’enracine sa haine destructrice contre ceux qui peuvent enfanter et contre les enfants. Quand lady Macbeth demande à être débarrassée de son sexe, elle tente de reprendre à son compte ce que la nature lui a imposée. Son impuissance fondamentale à devenir mère est retournée en toute puissance, et ce préjudice majeur lui ouvre la possibilité de tuer sans frein.  On retrouve là la problématique de Richard 3, que Freud a résumée dans cette célèbre formule « Que mon mal soit mon bien ». D’ailleurs Freud commente dans le même texte, « Quelques types de caractères dégagés par le travail psychanalytique », Richard 3 et Macbeth. Mais s’annonce déjà en filigrane un sentiment d’horreur encore plus grand que celui provoqué par Richard 3 : l’impensable, l’inimaginable, le mal absolu, c’est une mère capable d’arracher le mamelon de son enfant et de lui faire éclater le cerveau, pour réaliser ses propres désirs de pouvoir.

Selon les logiques inconscientes mises en scène par Shakespeare, on pourrait dire que c’est la raison pour laquelle le couple Macbeth est stérile, stérile dans leur incapacité totale à faire une place à l’autre, même à un enfant : l’autre n’existe que pour assouvir ses ambitions, ou être supprimé s’il est un obstacle, autrement dit, il n’y a pas d’altérité possible pour lady Macbeth.

Mais s’agit-il seulement de pouvoir ? L’extrême violence de ces images dessine un des contours de l’énigme, elle pose la question de savoir à quelle mémoire peuvent renvoyer ces images terrifiantes et inhumaines. Lady Macbeth convoque des puissances infernales qui sont des meurtriers en puissance, autrement dit elle en appelle à la présence hallucinatoire d’objets meurtriers : ou on pense lady Macbeth dans une logique solipsiste, elle est fondamentalement criminelle avec des pulsions meurtrières, ou, ce que le texte indique, elle est habitée de façon hallucinatoire par des puissances destructrices, en lien avec les figures des sorcières. N’y aurait il pas ici, selon les logiques inconscientes, un retournement, que l’on pourrait ainsi formuler « mon lait ne peut que se transformer en fiel car j’ai moi-même connu un sein meurtrier » ? Telle sera ma seconde hypothèse que je laisse en friche pour le moment, avant de voir si la suite la confirme et comment elle fait écho à la clinique

Lady Macbeth va pousser son mari hésitant au meurtre.

Macbeth juste avant de passer à l’acte hallucine un poignard avec une traînée de sang et il est saisi par le doute mais il finit par poignarder le roi endormi. Il est ensuite anéanti par la vue du sang sur ses mains et c’est lady Macbeth qui va barbouiller de sang les gardes qu’ils ont saoulés et rapporter l’arme auprès des gardes pour les faire accuser. Le fils de Duncan épouvanté s’enfuit en Angleterre, passe ainsi pour parricide et Macbeth monte sur le trône.

Une première approche psychanalytique évidente de la pièce, à laquelle procède Freud, est l’idée que le meurtre de Duncan est l’équivalent d’un parricide.  On peut opérer des rapprochements avec Œdipe : à la fin de l’acte 1, le criminel meurtrier du roi Duncan que tous cherchent avec le nouveau roi Macbeth, n’est autre que le roi lui-même. On trouve par ailleurs une allusion claire à la cécité comme punition de l’acte d’Œdipe, lorsque Macbeth s’exclame à la vue de ses mains pleines de sang à la suite de son meurtre : « Quelles sont ces mains là ? Ah ! Elles m’arrachent les yeux ! ». Lady Macbeth atteste cette interprétation de parricide quand elle dit (acte 2) que si Duncan n’avait pas ressemblé dans son sommeil à son père, «elle l’aurait fait elle-même .

Autre argument en faveur du parricide, ce n’est pas l’image du roi Duncan qui revient halluciner Macbeth mais celle de Banco, le père présumé d’une lignée d’enfants rois. C’est le père qui est visé avant tout par le meurtre puisque Mac Beth veut supprimer ses fils en les faisant accuser de meurtre de leur père. La pièce toute entière, comme le remarque Freud, est traversée de la question de relations ayant trait au rapport père/enfant. Le meurtre de Duncan est semblable à un parricide, Macbeth tue Banco mais son fils lui échappe, Macbeth tuera les enfants de Macduff car Macduff l’a trahi en prenant la fuite. Enfin les apparitions des sorcières à l’acte 4 sont des enfants.

Freud pose donc la question de savoir pourquoi après avoir été l’instigatrice du meurtre de Duncan, après l’assassinat perpétré par son mari, lady Mac Beth est envahie d’hallucinations, pourquoi change-t-elle, s’effondre-t-elle après le succès, ce qui est une manière d’échouer devant le succès ? Le fondateur de la psychanalyse dit qu’il n’a pu répondre à cette question mais il suggère une hypothèse clef de cette métamorphose : Macbeth veut créer une dynastie nouvelle mais apparaît le fait que sa femme est stérile. Dans l’interprétation des rêves, Freud avait d’ailleurs souligné que Mac Beth « a pour sujet le fait de ne pas avoir d’enfant » (Freud, 1900, p 231). Et Freud s’arrête là dans la possibilité de comprendre, parlant d’un sens secret inaccessible en quelque sorte.

« Si nous n’avons pu, en ce qui touche lady Mac Beth, comprendre pourquoi elle s’effondre dans la maladie à la suite de son succès, nous aurons peut-être plus de chances de succès, en étudiant l’œuvre d’un autre dramaturge » (Freud, 1915, p 123).

Freud associe alors sur le cas Rebecca d’Ibsen comme s’il y avait là une clef du comportement de lady Macbeth.  P. L. Assoun (1996, p 96-97) propose d’interpréter cette association comme un renvoi au secret du désir incestueux chez la fille, l’angoisse liée à la stérilité réactive le désir inconscient d’un enfant du père. Rébecca West serait la clé de l’énigme de Macbeth. Nous proposerons dans ce chapitre une autre hypothèse : Freud n’a-t-il pas écrit que l’interprétation de lady Macbeth est sans fin ?

Cette problématique du parricide va se complexifier au fil de l’évolution du couple Macbeth en raison d’un enchaînement sans fin de crimes qui vont devenir en apparence absurdes, avec une mise à mort de personnages sans rapport direct avec la question du pouvoir à conserver… C’est de cette apparente absurdité dont il faut chercher les logiques inconscientes.

L’inquiétante étrangeté des hallucinations 

Le troisième acte tourne autour de Banquo dont la prédiction avait annoncé une descendance de rois. Macbeth le fait tuer mais son fils Fléance prévenu à temps par Banquo réussit à échapper aux trois soldats/ mercenaires.

Un grand banquet a lieu juste après ce meurtre au château, en l’honneur du nouveau roi Macbeth et de son épouse. Macbeth est alors terrorisé par l’apparition du spectre sanglant  de Banquo, qui vient s’asseoir à sa place. Lady Macbeth essaie de cacher la folie du roi en tentant de la transformer en malaise.

L’hallucination du spectre de Banco ne relève plus du registre du désir, mais du retour harcelant du mort qui ne peut pas disparaître de la psyché du meurtrier. Macbeth avec le retour du spectre de Banco découvre que l’acte ne supprime pas la conscience :

On a versé le sang bien avant nos jours

Où des lois humaines ont adouci

La société des hommes. Et depuis encore,

Hélas, on a commis d’autres meurtres, trop noirs

Pour qu’on puisse les dire. Il fut un temps

Toutefois, où, quand s’éteignait une cervelle

L’homme mourait et c’était la fin. Maintenant,

Avec vingt plaies mortelles sur le crâne,

Les voilà qui se lèvent d’entre les morts

Et nous prennent nos chaises… C’est plus étrange

Que le meurtre lui-même. “

Cette levée des morts dans la mémoire et dans sa propre conscience apparaît profondément étrange à Macbeth, étonné que son acte ne s’accompagne pas de l’effacement de toutes les traces de mémoire, … en d’autres termes, comme c’est étrange d’avoir un inconscient ! Il semble évident aux commentateurs, tel A. Green (1972), d’évoquer des hallucinations de remords avec  le retour des forces de la conscience morale. Mais comme le dit lady Macbeth :

« Il ne faut pas penser de cette façon à cette sorte de choses. Cela rend fou. »

La solution est pour elle la suppression de la pensée du crime : toute l’histoire des fonctionnaires nazis l’a bien montré. Les Macbeth sont légions dans l’histoire.

Mais le texte et la mise en scène nous permettent d’aller plus loin que la simple question du sentiment inconscient de culpabilité : ce spectre prend la place du roi Macbeth dans la scène du banquet, c’est une indication précieuse. Macbeth ne peut pas éliminer purement et simplement Banquo de son esprit, car il représente justement ce qu’il ne peut pas avoir, la paternité d’un fils… Donc, il est habité en quelque sorte par un processus d’identification incorporative au mort, il ne peut qu’être hanté par le fantôme de Banquo car il ne peut pas lui emprunter sa capacité d’engendrer un fils… Banquo restera toujours là comme porteur de la fécondité qu’il ne peut pas obtenir.

Freud, comme beaucoup de commentateurs, souligne aussi le contexte historique de la création de la pièce de Macbeth qui va faire écho à une problématique de stérilité. Elle est composée lors de l’accession au trône de Jacques premier, auparavant roi d’Ecosse, fils de Marie Stuart. La reine Elisabeth qui ne pouvait pas avoir d’enfant avait été obligée de laisser le roi d’Ecosse devenir son successeur. Mais Jacques 1er était justement le fils de Marie Stuart qu’Elisabeth avait condamné à mort. L’accession au trône de Jacques 1er renvoie à la malédiction frappant la stérilité d’Elisabeth, la meurtrière de Marie Stuart, au fils de laquelle elle doit justement laisser le trône.

Le matricide

A la fin de l’acte 3, une clef du retournement du destin contre Macbeth et de la colère vengeresse des sorcières est donnée par Hécate, déesse de la nuit et des sortilèges, qui reproche aux sorcières de ne pas lui avoir confié le destin de Macbeth et provoque leur colère contre Mac Beth en leur disant :

« Vous avez fait tout cela pour un fils entêté, rancuneux, colère, qui, comme les autres, vous aime pour lui-même, et non pour vous ».

Puisque Macbeth n’est plus au service des sorcières mais agit à son propre profit, il sera châtié de cette trahison suprême : il s’aime plus qu’il n’aime les sorcières, autrement dit plus que les figures maternelles. Si Macbeth ne respecte plus le règne des mères, les sorcières, alliées à la nature, vont le tuer. C’est finalement la question du lien vertigineux à une mère/sorcière qui place son fils dans une puissance sans limites et l’incite même à tuer le père : on pourrait avancer aussi qu’un des sens de la pièce est que la sorcière/mère tue son enfant, en lui conférant tous les pouvoirs, sans bornes.

Un retournement aura lieu dans la pièce quand Macbeth s’en prendra aussi à une mère et à ses enfants. Macbeth échappe aussi au pouvoir de sa femme, en prenant des initiatives et pas des moindres : justement tuer une mère et ses enfants, tuer la femme et la progéniture de Macduff : ces crimes ne sont pas annoncés à lady Macbeth.

Autrement dit, l’interdit majeur n’est pas le parricide mais le matricide, peut être en partie ce que Freud n’a pas réussi à penser à propos de cette pièce de théâtre. Finalement Macbeth réalise là ce que lady Macbeth lui a dit pouvoir faire, tuer son propre enfant :  mais le meurtre d’une mère et de ses enfants, au moment même où lady Macbeth devient étrangère à l’action, prend une autre signification. C’en est fini avec le règne des mères, Macbeth va les tuer… l’interdit suprême est dépassé et les sorcières, alliées à la nature, vont donc s’acharner sur Mac Beth.

Seul Macbeth parle aux sorcières, lady Macbeth représente une sorte d’incarnation des sorcières qu’elle porte en son sein, sorcières qui étranglent les enfants comme lady Macbeth se dit capable de briser le crâne à son nouveau-né. Apparaissent sans cesse des figures d’une mère meurtrière qui tue ses propres enfants, ce qui revient à ne pas pouvoir tolérer la succession, le déclin de son propre pouvoir au profit de ses enfants.

Par ailleurs le couple Macbeth est moins celui d’un homme et d’une femme que celui d’un enfant et de sa mère : Macbeth est comme un enfant devant sa femme. Avant le meurtre de Duncan, lady Mac Beth dit à son mari :

« mais je crains ta nature

Trop pleine, elle est, du lait de la tendresse humaine

Pour prendre le plus court ».

Elle le reprend comme un enfant quand il est en proie aux hallucinations après le crime.

« C’est l’œil de l’enfance

Qui redoute le diable peint » ;

Par ailleurs, Shakespeare indique qu’il ne faut pas s’arrêter à la prophétie immédiate des sorcières mais que la question vient de l’enfance de Macbeth : Macbeth est, selon son épouse, malade depuis l’enfance avec des visions (Mon Seigneur est souvent ainsi. Il l’a été dès sa jeunesse. »). Autrement dit, la pièce enracine le désir de meurtre dans l’enfance de Macbeth, ce qu’il est sans doute possible d’interpréter dans une perspective oedipienne mais, tout en suivant cette piste de l’enfance indiquée par Shakespeare, nous proposerons plutôt de la développer du côté de l’enfance de lady Macbeth, en deçà d’une perspective oedipienne.

Enfance et infanticide

Au début de l’acte 4, Macbeth retourne voir les sorcières et exige de nouvelles prédictions.

Le cérémonial des sorcières fourmille de détails significatifs de la problématique sous-jacente à la pièce : l’infanticide. Shakespeare indique que dans leur potion se trouve le doigt d’un marmot étranglé en naissant. A la demande de Macbeth, les sorcières font aussi apparaître leurs maîtres les démons avec le sang d’une truie qui a mangé ses neuf enfants. Une des approches psychanalytiques possibles du texte peut s’enraciner dans le repérage de métaphores obsédantes (Mauron, 1987), de réseaux associatifs obsédants qui font signe du côté d’une problématique inconsciente. Se dessinent sans cesse dans ces images violentes, qui font écho aux mots de lady Mac Beth se disant capable de briser le crâne à son nouveau-né arraché de son mamelon, les figures d’une mère/sorcière meurtrière qui tue non pas son enfant, sans autre précision, mais son nourrisson, étranglé à la naissance, ou arraché du sein, le crâne brisé… Shakespeare montre que lady Macbeth est de la race des sorcières tueuses de marmots, de tout petits enfants, et la suite de la pièce va nous montrer les sources  inconscientes de la transformation de cette femme monstrueuse, capable d’infanticide, en ombre d’elle-même quand elle va sombrer dans des hallucinations harcelantes, signes de formes de mémoire à décrypter.

Notons aussi au passage avec A. Green (1972) que les sorcières incarnent un monde avec une indistinction du bien et du mal, monde de l’infect, du nauséabond, de l’obscène, du malveillant et de l’abominable, monde tripal, avec des entrailles pourries, monde où ne règne que la loi du plus fort. Ce qui organise le monde des sorcières et de lady Macbeth, c’est donc un rapport de forces entre forts et faibles, puissants et vaincus, avec une absence de toute conscience et valeur morale qui n’est pas sans écho avec ce que Freud décrit comme l’organisation anale de la pulsion. Soit les metteurs en scène représentent les sorcières comme de vieilles femmes repoussantes, barbues, comme dans le film de Welles, soit, comme dans certaines mises en scène de l’opéra de Verdi[2], comme des femmes jeunes, belles et lascives mais  le monde repoussant de l’analité se cache derrière la séduction, séduction non pas de l’amour mais séduction du pouvoir.

Voici les prédictions des sorcières qui s’accompagnent de visions pour Mac Beth.

La première apparition d’enfant est celle d’un enfant ensanglanté qui dit que nul homme né d’une femme ne pourra nuire à Macbeth, mais Macbeth décide aussitôt de tuer tout de même Macduff, un gentilhomme fidèle à Duncan qui a refusé de participer au festin organisé par Macbeth !

La seconde apparition d’un enfant avec un diadème royal lui dit qu’il sera invincible jusqu’à ce que la forêt de Birnam se meuve et vienne contre lui.

La troisième apparition est celle de Banquo avec un miroir qui reflète toute une lignée de rois, et apparaissent des enfants avec un arbre à la main.

Comme le souligne A. Green (1972), Macbeth voit bien les visions mais ne ressent aucune émotion et ne relie pas ce qui lui est montré et ce qui lui est dit. Les paroles accompagnant les visions sont en contradiction avec les apparitions : par exemple, la vision de l’enfant sanglant est assortie de l’idée que Macbeth sera invincible… Macbeth colle aux mots et n’écoute pas le langage des images, proche du langage du rêve, il est l’homme du sens univoque, en oubliant la nécessaire démultiplication des sens, la fondamentale ambiguïté des prophéties…Autrement dit, il ne retient que les représentations mot. Macbeth est un homme coupé de ses processus inconscients.

L’enfant ensanglanté peut être associé à la naissance comme à la mort, naissance de nouveaux rois, mort des enfants de Macduff … Il peut représenter aussi Macduff arraché au ventre de sa mère car Macduff qui est né par césarienne, ce qui prend sens dans la seconde apparition… mais l’enfant ensanglanté peut aussi renvoyer à l’idée d’infanticide ou à celle de la souffrance d’un enfant blessé.

A la fin de l’acte 4, Lady Macduff, son fils et toute leur famille  sont assassinés par les envoyés de Macbeth, pendant que Macduff est passé en Angleterre pour rencontrer le fils de Duncan. Macduff apprend l’horrible nouvelle et s’allie au fils de Duncan pour reprendre le pouvoir. Il conseille aux siens de se camoufler à l’aide de branches d’arbres cueillies dans la forêt de Birnam et conduira une armée contre Duncan, avec des soldats déguisés en arbres.

Ecoutons Macbeth juste avant l’assassinat de la famille Macduff :

« Aujourd’hui même, pour couronner ma pensée par un acte, que la résolution soit exécutée ! Je veux surprendre le château de Macduff, (…) passer au fil de l’épée sa femme, ses petits enfants et tous les êtres infortunés qui le continuent dans sa race (…) J’accomplirai cette action avant que l’idée refroidisse. Mais plus de visions ! ».

A cette étape de la pièce, Macbeth relie ses actes à la fin des « visions » :  tout se passe comme si le passage à l’acte permettait à Mac Beth en quelque sorte de tuer les hallucinations. Tel n’était pas le cas après son premier meurtre, celui de Duncan, qui a scellé sa plongée dans ses premières hallucinations, mais il n’avait à ce moment-là pas accompli jusqu’au bout son crime dont sa femme avait achevé la mise en scène. On trouve ici, avec le génie de Shakespeare, une vérité de la clinique en criminalité : les criminels harcelés par des hallucinations s’apaisent après avoir commis leur crime, leur crime leur permet de survivre à l’hallucination.

Dans la suite de la pièce, effectivement, plus Macbeth poursuit ses crimes cette fois sans hésitation, moins il souffre d’hallucinations qui vont devenir l’apanage de sa femme, qui n’apparaîtra plus à l’origine des idées de meurtre : Mac Beth seul décide de tuer la famille Macduff. A l’annonce de la mort de ses enfants, ce dernier dira à propos de Mac Beth : « Ah, il n’a pas d’enfants ! ». On sait que l’obsession de Mac Beth est en effet d’avoir des enfants et ses meurtres d’enfants peuvent aussi s’interpréter comme liés à sa rage, à son impuissance, il anéantit ce qu’il ne peut pas obtenir lui.

Tournant de la tragédie, l’inversion des hallucinations dans le couple Mac Beth : retour d’une mémoire archaïque d’expériences d’agonies primitives

Le tournant de la tragédie est le moment où Macbeth sort de ses hallucinations et où lady Macbeth devient à son tour hallucinée : elle se plaint de ne pouvoir enlever les taches de sang sur ses mains. L’obsession du sang qu’elle a réellement eu sur les mains et qu’elle revoit de façon répétitive, la hante. Le crime revient dans sa dimension sensorielle, à savoir la vue du sang, son odeur, soit des perceptions coupées de la représentation du crime. C’est cette sensorialité démantelée, désintégrée, que l’on rencontre précisément dans la clinique de la criminalité, avec une coupure entre le registre sensori-perceptif et moteur et les représentations (Garnier, Brun, 2016). Le retour hallucinatoire du crime s’effectue avec la simple répétition du geste de laver le sang sur ses mains, sans lien avec aucune image du crime de Duncan ni même avec l’idée d’une culpabilité dans ce crime. Il ne s’agit évidemment plus là d’hallucinations de désir mais d’un retour d’expériences traumatiques non remémorables, selon le second modèle de l’hallucination conçu par Freud dans « Constructions en analyse » (1937).

Le moment où lady Macbeth est envahie par ce somnambulisme tragique est aussi  celui où son mari, jusqu’alors soumis à ses injonctions, commence à décider seul des meurtres de la famille Macduff. Elle perd en quelque sorte son pouvoir sur lui, elle n’est plus l’instigatrice ni le génie du mal. Elle n’est plus la source de l’action par ses injonctions diaboliques, reviennent alors avec la suspension des décisions d’action, les pensées harcelantes. L’acte ne peut plus supprimer les pensées.

Et lady Macbeth découvre alors que l’hallucination est plus persécutrice que de mourir soi-même :

On n’a plus rien, tout dépensé

quand le désir est assouvi sans satisfaire ;

plus sûrs d’être ça que nous détruisons

Que de destructions tirer la joie douteuse ».

L’assouvissement des pulsions de pouvoir, de eurtre permet certes une réalisation des pulsions mais sans « satisfaction » : elle découvre l’impossible jouissance d’assouvissement de la pulsion sans satisfaction, car la satisfaction vient du partage d’affect. On assiste alors à une véritable désintégration du personnage et à un retournement de situation : c’est Lady Macbeth qui plonge d’un coup dans le somnambulisme, alors que Macbeth ne vit plus de phénomènes hallucinatoires, il se calme, devient même indifférent et ne semble plus éprouver la moindre culpabilité.

Freud écrit à propos du couple Macbeth que Shakespeare scinde un même caractère en deux et qu’ils sont les deux parts d’un même individu.

« Shakespeare partage souvent un seul caractère en deux personnages, donc chacun paraît parfaitement incompréhensible, tant qu’en le rapprochant de  l’autre on n’a pas rétabli l’unité originelle. » (Freud, 1915, p 122).

Certes mais cela ne rend pas compte de la particularité de leur interaction.

Comment expliquer ce changement ? Freud pose donc la question de savoir pourquoi elle est envahie d’hallucinations, pourquoi change-t-elle, s’effondre-t-elle après le succès, ce qui est une manière d’échouer devant le succès. Il écrit qu’il n’a pu répondre à cette question mais il suggère une hypothèse clef de cette métamorphose : Macbeth veut créer une dynastie nouvelle mais apparaît le fait qu’elle est stérile. Et Freud s’arrête là dans la possibilité de comprendre, parlant d’un sens secret inaccessible en quelque sorte. Qu’est-ce qui motive cette mutation soudaine et incompréhensible de lady Macbeth, dans un temps si court, comme l’écrivent Freud ou Borges ? Nous sommes au cœur de l’énigme et je propose d’avancer là sur des pistes inexplorées par Freud.

Il me semble essentiel de considérer le contexte dans lequel Lady Macbeth est envahie par ce somnambulisme tragique : c’est aussi le moment où elle commence à être désinvestie par son mari qui prend seul des décisions, sans lui en parler, comme celle de l’élimination des enfants de Macduff, à être aussi abandonnée en quelque sorte par les sorcières, celles qui étranglent les bébés et elle sombre dans la folie… Ne peut-on y voir l’écho d’un désinvestissement premier par l’objet qui revient de façon traumatique, à la faveur d’un sentiment d’abandon par l’autre ?

 Les sorcières et le matricide, hallucinations et mélancolie

Au dernier acte, lady Macbeth se retire au sens propre de la scène, elle disparaît, elle n’est plus que l’ombre d’elle même. C’est bien sûr la problématique de la mélancolie, « l’ombre de l’objet tombe sur le moi »…. C’est ce retournement soudain qui a paru souvent invraisemblable aux commentateurs mais le génie de Shakespeare est de suggérer ici comment une forme de mémoire archaïque fait retour chez lady Macbeth et elle va la mettre en scène par son retrait, par son errance, par le fait qu’elle se fasse disparaître… sa profonde détresse s’exprime en langage du corps…

Une approche psychanalytique d’une oeuvre peut aussi s’effectuer à partir des échos avec la clinique……Une piste m’a été ici suggérée par ma clinique de femmes qui se disent profondément pleines de haine, je les cite,  « méchantes avec des innocents » qu’elle ne peuvent d’empêcher de faire souffrir, leur conjoint ou leurs propres enfants, femmes véritablement hallucinées par le retour d’images violentes de leur propre enfance martyrisée … leur seule possibilité de survie psychique consiste alors en un retournement des violences vécues dans leur toute première enfance sur un autre, et si elles martyrisent l’autre sans empathie apparente, c’est qu’elles tentent de lui infliger leurs propres terreurs primitives, pour s’en dégager.  Ces femmes sont véritablement habitées par une imago maternelle maltraitante, elles vivent une identification incorporative à cette mère qui revient de façon hallucinatoire en elle pour martyriser l’autre, sur le modèle de ce qu’elles ont subi. Shakespeare incarne remarquablement cette imago maternelle toute puissante et persécutrice dans les sorcières.

Lady Macbeth de bourreau devient victime, elle a échoué à infliger à l’autre ses propres souffrances qui reviennent dans les hallucinations la tuer à la fin. Lady Macbeth n’est-elle pas en quelque sorte aussi identifiée à ce bébé ensanglanté des apparitions des sorcières ? Ce que lady Macbeth avait maintenu clivé en l’infligeant à l’autre revient au devant de la scène à la fin de la pièce. C’est sa souffrance, jusque là retournée à l’autre sans empathie aucune, avec la même froideur, indifférence et violence que celle qui a été subie, qui revient pour sadiser l’autre.

Pour comprendre la nature des hallucinations qui envahissent lady Mac Beth à la fin de la pièce, il s’impose de revenir à la seconde théorie freudienne de l’hallucination en 1937, dans Constructions en analyse. Freud évoque le retour hallucinatoire d’un vu ou d’un entendu dans la première enfance, expériences non remémorables qui peuvent faire retour dans l’hallucination sensorielle. La clinique nous confronte à ces hallucinations qui ouvrent sur l’actualisation de traumatismes primaires, au retour d’expériences primitives articulées aux états du corps et aux sensations. L’inquiétante étrangeté de ce type d’hallucinations provient de cette réactualisation de traces perceptives archaïques, au sens aussi de ce qui précède le langage verbal et la pièce évoquerait chez lady Mac Beth le retour de cette mémoire archaïque sous forme d’hallucinations, et non pas seulement d’une mémoire immédiate des crimes commis par son mari à son instigation …. La référence exclusive à cette mémoire immédiate des crimes ne serait-elle pas la raison pour laquelle le revirement soudain delady Mac Beth semble incompréhensible à beaucoup de commentateurs ?

Lady Mac Beth ne raconte-t-elle pas selon cette perspective les terreurs inimaginables qui l’habitent, ses propres agonies primitives qui reviennent sous forme hallucinatoire, hallucinations qui racontent ses souffrances impensables d’enfant ? Autrement dit, on peut faire l’hypothèse en lady Macbeth d’une identification incorporative à la sorcière qui l’habite, une sorcière en lien avec une figure maternelle, sorcière qu’elle devient dans la pièce, avant de nous montrer l’autre versant d’elle-même, le bébé ensanglanté …

Fin acte 5. Macduff, en tête de la marche de la forêt de Birnam, tue Macbeth, après lui avoir révélé qu’il n’est pas né naturellement d’une mère. Macduff n’est en effet pas né d’une femme car il a été arraché au ventre de sa mère par une césarienne. Tous célèbrent leur victoire avec Malcolm comme roi. Macduff n’est en effet pas né d’une femme car il a été arraché au ventre de sa mère par une césarienne.

Macbeth dans le dernier acte est dans la détresse, il n’a plus d’illusion, il sait qu’il est damné, il est seul. Lui aussi devient mélancolique, il souhaite mourir, il dit qu’il commence à être las du soleil. On annonce la mort de la reine, Macbeth dit : « Elle devait bien mourir un jour » !  Lady Macbeth se suicide, elle se fait disparaître, peut-être pour tenter d’éradiquer le mal auquel elle n’a pu que s’identifier. Elle est le mal, elle doit disparaître. A la fin de la pièce, on célèbre un nouveau roi, une nouvelle ère mais prédomine une vision pessimiste du pouvoir, c’est un éternel recommencement, le pouvoir transforme l’homme en monstre.

La pièce se termine par ces vers très célèbres :

« La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur/ Qui s’agite et parade une heure, sur la scène,/ Puis on ne l’entend plus. C’est un récit/Plein de bruit, de fureur, qu’un idiot raconte / Et qui n’a pas de sens » (5.5)

Pas de sens autre que les résonances inconscientes ? Shakespeare ajoute :

« Le beau est affreux, l’affreux est beau. L’immonde est beau, le beau est immonde ». `

On trouve une équivalence et une interchangeabilité du Bien et du Mal car les logiques de l’inconscient ne sont pas celles du Bien et du mal mais celle d’infliger à l’autre ses propres souffrances impensables pour enfin pouvoir leur échapper…

Le mal subi engendre le mal à l’infini, pour paradoxalement tenter d’échapper au mal : mais on ne survit pas au mal, on en meurt.

Cette œuvre éclaire particulièrement la clinique de formes de mémoire qui se manifestent par des hallucinations et des vécus d’inquiétante étrangeté, et nous avons suivi le fil des différents types d’hallucinations mises en scène par Shakespeare pour explorer la complexité d’une mémoire archaïque, en deçà des images et des mots, mémoire où prédomine le langage sensoriel, perceptif et moteur, avec une disparition du sujet.  Les traces perceptives de cette forme de mémoire archaïque ne cessent de revenir, de se répéter pour tenter enfin d’intégrer et de survivre à ces souffrances impensables.

Par ailleurs, l’intuition de la mise en scène par Shakespeare de la question de la stérilité, qui conduira Macbeth à des infanticides pour supprimer d’éventuels héritiers du trône, apparaît remarquable sur le plan clinique : on sait, avec les travaux récents sur la criminalité (Ravit, Roussillon, 2012) que les criminels ont d’abord connu dans leur enfance un objet meurtrier, c’est-à-dire des parents potentiellement meurtriers de la vie psychique de leur enfant. Tel semble être le destin de lady Mac Beth qui deviendra une meurtrière d’enfants. Ainsi s’éclaire en partie l’énigme de cette œuvre.

 

 

[1] Voir A. Brun, Aux origines du processus créateur, Erès, 2018.

[2] Par exemple, Giuseppe Verdi, Macbeth Teatro alla Scala, Milano Renato Bruson (Macbeth) Maria Guleghina (Lady Macbeth) Direttore: Riccardo Muti Mise en scène: Graham Vick. Scala 1997

Bibliografie

Assoun P. L., Littérature et psychanalyse, Ellipses, 1996.

Breton A.,  « Entretiens » in Œuvres complètes, 1952, Éditions Gallimard, Paris,  t. III¸ p. 519, 1992.

Brun A., Aux origines du processus créateur, Erès, 2018.

Freud S., « Die Traumdeutung“, L’interprétation des rêves, trad. fr., 1900, Paris, PUF, 1967.

Freud S., « Einige Charaktertypen aus der psychoanalytischen Arbeit », « Quelques types de caractères dégagés par le travail psychanalytique », 1915, trad. fr., in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1971, p 105-136.

Freud S., « Das Unheimliche », L’inquiétante étrangeté , trad. fr., in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1971, , 1919, p 163-210.

Freud S. « Konstruktionen in der Analyse », trad. fr., « Constructions dans l’analyse », 1937, in Résultats, idées, problèmes II (1921-1938), Paris, PUF, 1985.

Garnier E, Brun A. (2016), « Sensorialité et hallucinatoire dans la clinique de la criminalité. Un groupe –corps et peinture- en prison », Revue française de psychanalyse, tome LXXX-4, 1149-1160.

Green A. La déliaison, Paris, Les Belles lettres, 1972.

Mauron C., Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, José Corti, 1988.

Ravit M., Roussillon R. (2012). « La scène du crime : cette autre image des confins de la subjectivité », Revue française de psychanalyse, 75, 4, p.1037-1049.

Winnicott, D. W. 1974, La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000.