Fragments de réalités

Jean-Paul Matot

22/07/2020

Dialogue avec Fabien Mérelle

Psychanalyse et créativité artistique

Delen op

J’ai découvert l’œuvre de Fabien Mérelle en visitant l’exposition « Hyper-réalism sculpture » au Musée de la Boverie à Liège au cours de l’hiver 2019. Après-coup, c’est-à-dire lorsque, ayant acheté le très beau livre « Dessous l’écorce » (publié chez Lannoo), et je le regardais tranquillement dans mon salon, je me suis demandé pourquoi cet artiste avait été inclus dans cette catégorie des hyperréalistes : il me semble que ceux-ci subvertissent l’idée de réalité par l’étrangeté d’une reproduction aussi mimétique que possible de l’apparence – faisant ainsi « apparaître » par défaut son inexistence – ; tandis que les dessins ou les installations de Mérelle – certes d’une précision exceptionnelle dans le « rendu » de cette apparence – prennent vie à travers le rapport d’appartenance au monde installé par un animal, un arbre, un paysage, un autre humain – et, dans ce cas, par l’intimité et l’émotion que dégage ce rapport.
Dans l’introduction à ce recueil d’oeuvres de Mérelle, François Michaud, Conservateur au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, relève une « position de guetteur » de l’artiste : observation attentive de l’au-delà ou de l’en-deçà des choses et des êtres, mais aussi des liens méconnus qui nous soutiennent ou nous emprisonnent, nous rassurent ou nous inquiètent. De ce texte économe, subtil et léger, je reprends encore deux phrases : « en lui se rassemble un grand nombre » … « il en va du devenir de ces dessins … comme de celui de nos rêves ». Et une question, nécessairement sans réponse : « comment vit-il ce moi multiple ». Car la réponse à cette question, à mes yeux, est précisément le fait même de le vivre, et, alors, peu importe le comment.
Comme d’une main humaine s’étendant, cinq doigts ont orienté ma perception de l’œuvre.

 

I. Emergence de la forme

(Papa sous l’orage et la pluie, 2015, p.119)

D’un phénomène se produisant dans l’informe émerge la possibilité d’une filiation, qui prend la forme d’un fils, et d’un père tombé de la dernière pluie

 

II. Etrange corps humain

(Sans dessus dessous, 2013, p.73)

Ce corps dans lequel je me sens, comment est-il construit, et qui l’a fabriqué ? Ai-je toujours été dedans, et qu’arriverait-il si j’en sortais ? Peut-être pourrais-je voler ? Il est parfois tellement lourd et gauche …

 

III. Matières psychiques

(Bouture, 2014, p.15)

Cet arbre est très vieux, il a certainement beaucoup d’enfants, il est là depuis longtemps, ancré dans le sol qui le nourrit, parce qu’il y est né, et ne l’a jamais quitté … Je peux penser cet arbre et ses racines dans le sol, je peux le penser même quand il n’y a pas d’arbre, la pensée de l’arbre a ses racines dans ma tête, mais l’arbre le sent-il ? Et moi, qui suis sans sol fixe, seule ma pensée me relie, mais elle va et vient, sans cesse en mouvement, certes je peux planter un arbre, mais à peine planté déjà il n’a plus besoin de moi, il a retrouvé sa terre, il vit sa vie d’arbre, enraciné. Moi, je ne suis qu’une racine flottante contrainte de découvrir sans relâche de nouveaux sols, de les penser, rencontrant tantôt du plaisir, tantôt de la douleur, tantôt les deux à la fois … un migrant ontologique …

 

IV. Des métamorphoses

(Métamorphose, 2011, p.21)

Mais si cet arbre avait une âme, une forme d’expérience de son être-arbre ? Parfois florissant, parfois malade, se développant ou se soignant … Ne peut-il sentir le sol cesser de le nourrir, ou même l’empoisonner ? L’atmosphère le tuer à petit feu ? Le feu le dévorer ? Ressentir, comme moi parfois, la terreur d’être enfermé, immobilisé, réduit à endurer une agonie inexorable, et à espérer que la mort existe … Ou bien celle d’une errance infinie, sans limites, dans un monde indifférent …

 

V. Confins et lacunes

(France, 2017, pp.132-133)

Laissant derrière moi l’arbre qui agite ses branches, je m’en remets au mouvement qui me porte aux confins, au-delà des bornes de l’espace, là où s’ouvre, non un chemin, mais un vide, une solution de continuité où règne l’absence de toute sensation, qui n’est pas la mort mais une sorte de vie, ignorée, étrange, où le temps paraissant immobile passe pourtant, où quelque chose est là qui n’est ni en moi ni autour de moi, quelque chose avec quoi je me confonds, où je suis sans forme, où peut-être ne suis-je pas, ou plus, mais où il se passe quantité de choses dont je n’ai aucune idée, une pure expérience de l’incroyable vitalité du néant …

Jean-Paul Matot

 

VI. Postface de Fabien Mérelle

Le point de départ, celui qui consiste à dire que je ne suis pas un hyperréaliste me semble juste.
J’utilise le réel, et ce n’est pas sa représentation exacte qui me motive à créer ces images, ces sculptures.
C’est un appât, l’oeil est attiré par ce qu’il connait, par sa surface.
Ce qui me plait c’est de détourner ce réel pour un autre qui échappe à la vue.
Celui auquel je suis confronté, nous le sommes tous, l’intériorité.
Le dessin permet de décrire ce que l’on ressent, ce qui nous anime et ce que l’on souhaiterait faire ou devenir.
Tout est possible, graphiquement parlant.
Pas de barrière.
Il y a aussi ce que l’on ne s’explique pas et qui émerge sur le papier comme autant de messages à décrypter.
Il y a enfin ce que l’on dit aux proches pour dans dix ans, comme autant de balises mémorielles.
Je n’ai jamais vraiment maitrisé mes sujets, ils se sont imposés et chaque image si longue soit elle à réaliser est une nécessité.
Je ne détiens pas la vérité sur mon travail.
Je sais ce qui m’a poussé à faire ces oeuvres mais il m’est apparu évident au fil des années que ce que projettent ceux qui les regardent est tout aussi juste et parfois bien plus fort.
Je suis celui qui fabrique, un maillon de la chaine d’une image qui vivait et qui vivra en dehors de moi.

Le 22 juin 2020