De l’indisponibilité du monde

Jean-Paul Matot

16/11/2020

A propos de " Rendre le monde indisponible" de Hartmut Rosa (2020)

Lu, vu, entendu

Delen op

Dans un livre récent, Rendre le monde indisponible (2018, Paris, La Découverte, 2020, 144 p.) le sociologue Hartmut Rosa (2018) propose de définir une société comme moderne « si elle n’est en mesure de se stabiliser que de manière dynamique, c’est-à-dire si elle a besoin, pour maintenir son statu quo institutionnel, de la croissance (économique), de l’accélération (technique) et de l’innovation (culturelle) constantes » (Rosa, p.16).

Le moteur de cette nécessité vitale de croître et d’accélérer serait, selon Rosa, d’une part la peur de perdre ce qui a été acquis, mais également la promesse de pouvoir disposer toujours davantage du monde. L’idée de disponibilité du monde mise en avant par l’auteur repose sur l’articulation de quatre dynamiques : d’abord, accroître notre connaissance de tout ce qui constitue notre « environnement » ; ensuite, rendre ce que nous connaissons atteignable, accessible ; puis, aspirer à maîtriser ce à quoi nous avons accès ; et, enfin, être en mesure d’utiliser ce que nous avons appris à maîtriser. Telles sont les visées du développement des sciences et des techniques humaines, qui soutiennent l’idée de « progrès », et une relation au monde fondée sur le principe de l’exploitation.

Rosa souligne que le travail est l’activité humaine qui est au cœur de cette exploitation. Le travail transforme dans une même dynamique l’homme et ce qu’il se représente comme son environnement. Cette transformation conjointe fait apparaître un espace médiateur, celui des objets techniques.

Le remplacement massif de l’artisanat par l’industrie qui s’installe à la fin du 19è siècle a permis de disposer d’une plus grande puissance productive, mais s’est également accompagné d’une fragmentation du travail de ceux qui sont devenus, non pas des ouvriers, mais de la « main d’œuvre », perdant le contact à la fois avec les « matières premières » qui sont transformées et avec le produit final de ces transformations. Cette aliénation du – et par – le travail, on le voit, est inhérente au processus industriel lui-même, comme Marx l’a souligné dans ses premiers écrits : « Le rapport de l’ouvrier au travail engendre le rapport entre le (…) capitaliste et celui-ci (…). La propriété privée est donc le produit, le résultat, la conséquence nécessaire du travail aliéné, du rapport extérieur de l’ouvrier à la nature et à lui-même. La propriété privée résulte donc, par analyse, du concept de travail aliéné, c’est-à-dire d’homme aliéné, de travail devenu étranger, de vie devenue étrangère à l’homme, d’homme devenu étranger à lui-même. » (Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. Jacques-Pierre Gougeon, Garnier-Flammarion, Paris, 1996, p.119). Cette citation, qui figure en note de bas de page 31 du livre de Rosa, montre comment l’analyse du « premier » Marx[1] pointe avec une clarté devenue aujourd’hui aveuglante comment le processus industriel (et le capitalisme qu’il génère, qu’il soit « privé » ou d’Etat) aliène le rapport de l’Homme à lui-même et à la nature, mais également aux objets techniques.

Cette aliénation, écrit encore Rosa, rend compte du « contraste entre un monde (des dieux) « parlant » (antique et imaginé), mais largement indisponible, et un monde moderne qu’on a rendu disponible mais qui est devenu muet » (p.35).

Je ne pense pas que le Monde soit devenu totalement muet : l’Homme occidental, celui des Lumières, de la séparation ontologique entre sujet et objet, de la croyance inconditionnelle dans les vertus de la Science, et de l’industrialisation à tout va, est resté sensible à ce qu’il désigne comme « la beauté » du Monde. Mais il a perdu le sens de l’unité profonde, constitutive de sa nature même, entre l’humain et le monde. Cette perte tragique, qui a coupé l’Homme de la modernité de cette part essentielle de lui-même, lui a certes permis d’exploiter la « nature » sans ressentir la souffrance de sa propre destruction. En ces temps où nous « réalisons » l’illusion de ce que nous avons pris l’habitude de penser comme « réalité externe », cette souffrance est ressentie comme telle par une majorité d’entre nous. Le monde que nous avons cru connaître, dans un mouvement qui nous le rendait disponible sans limites, se retourne et nous renvoie aujourd’hui le visage de notre propre destructivité, qui se superpose à la mesure que nous prenons enfin des dégâts irréversibles qu’a produit l’oubli de notre unité fondatrice avec ce que nous considérions, dans l’indifférence cruelle qui caractérise l’omnipotence et la dépendance absolues décrites par Winnicott, comme un « environnement » indestructible et inépuisable.

Rosa fait le lien entre ce qu’il qualifie de perte de la « résonnance » avec notre monde, et le sentiment de l’absurde développé dans l’œuvre d’Albert Camus, qui nous amène à « entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. (…) L’hostilité primitive du monde, à travers les millénaires, remonte vers nous » (Camus, 1942, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1981) (cité par Rosa, p.16).

Lorsqu’elle atteint un certain niveau, cette hostilité du monde se déplace d’abord vers l’autre humain et se focalise facilement dans la figure de l’étranger. Virginia de Micco (2019), dans un article du n°75 de la Revue belge de psychanalyse, souligne que ce qui sous-tend le rejet des migrants par les « autochtones », c’est que les premiers renvoient aux seconds l’image projetée de la terreur de perdre la sécurité de l’appartenance à une terre et à une culture, qui est précisément ce à quoi les confrontent les transformations de leur rapport à leur propre monde.

[1] Rosa note que « le Marx tardif (par exemple l’auteur du Capital) considérait que le travail salarié issu de la propriété privée des moyens de production était la cause de l’aliénation ». L’expérience des régimes communistes totalitaires a depuis largement démontré que l’aliénation du travail n’est pas liée à la propriété privée des moyens de production, mais à la nature même du processus d’industrialisation dès lors qu’il devient le moteur des processus économiques.