Couvercles pour un virus I.

Jean-Paul Matot

16/11/2020

confinements

Delen op

Une visite récente à l’Africa Museum de Tervuren (Belgique), entièrement rénové depuis peu, m’a fait découvrir comment les objets techniques peuvent nous parler.

Au début du circuit proposé pour la visite de l’exposition permanente, sont présentés les « couvercles à proverbes ». Ces couvercles en bois étaient utilisés dans la région du Bas Congo et dans l’enclave de Cabinda par l’ethnie Woyo et les populations voisines. Leur fonction « technique » était tout simplement de fermer des récipients contenant les mets apportés à table ; ils avaient cependant surtout une fonction messagère. Sculptés par des artistes parfois renommés pour illustrer des proverbes traditionnels, ils servaient à exprimer une pensée, un reproche ou un avis dans le cadre du repas avec la famille et des invités, pour exposer et résoudre des conflits, plus ou moins graves, au sein d’une famille ou de la communauté.

La notice explicative présentée par le Musée précise que « certains collecteurs en ont ramené de grandes séries en prenant soin de relever les significations des motifs sculptés, le nom du sculpteur, ou le bois utilisé. Malgré la connaissance de certaines clefs iconographiques, la lecture de ces couvercles n’est pas une sinécure. En effet, l’interprétation d’un couvercle à proverbes peut varier selon le contexte. De même, il peut exister plusieurs proverbes relatifs à certains symboles représentés ».[1]

Les couvercles à proverbes, qui ont disparu des usages locaux vers le milieu du siècle dernier, trouvent ainsi dans cet article une nouvelle jeunesse pour poser la délicate question de la lecture de la pandémie Covid 19.

Quoi de tel en effet que l’invitation à un repas partagé, certes raisonnablement distancié, mais évidemment sans masque, pour nous aider à déchiffrer les « réalités » complexes qu’un virus peut nous faire vivre ?

Ce qui recouvre est donc ce qui montre, et non ce qui cache. Or ce qui est montré ne parle pas. C’est aux convives de trouver les mots justes, certes en référence aux proverbes et aux traditions que le sculpteur illustre, en y introduisant la part de transformation qui est celle de toute création.

Interroger des mondes disparus, pour ouvrir un avenir différent à partir de ce qui est vécu au présent, n’est-ce pas l’essence même de la pratique psychanalytique ?

 

« La tête de l’antilope tuée regarde celui qui l’achète et ne voit pas le chasseur »

Copyright : © MRAC, Tervuren 

Notice de l’Africa Museum[2] : Légende : Il faut toujours chercher la source de ses problèmes avant de chercher à se venger ou d’entamer des palabres.

 

Didier Fassin, anthropologue, sociologue et médecin, directeur d’études à l’EHESS et titulaire de la chaire annuelle de santé publique au Collège de France, relevait que le confinement des pays européens s’est accompagné d’un rétrécissement de notre vision du monde à la seule pandémie et à l’Europe (Le Monde, 26 mai 2020). Cette myopie se superpose à notre indifférence face à la mort lointaine qui frappe continûment le monde, famines, malnutritions, maladies endémiques telles le paludisme, la malaria, les dysenteries, mais aussi le diabète et la tuberculose, pour ne citer que les fléaux les plus répandus, sans compter, bien sûr, les guerres plus ou moins génocidaires que le génie humain renouvelle avec une belle constance.   Fassin souligne également trois constats sur lesquels se rejoignent nombre de scientifiques : l’absence de préparation à une pandémie que des experts considéraient comme hautement probables au moins depuis 2015 (tribune dans Le Monde des Pr. Peter Piot (OMS) et Philippe Kourilsky, ancien directeur de l’Institut Pasteur), voire avant (conférence de Bill Gates en 2012[3]) ; les politiques managériales et les restrictions continues des budgets de la santé[4] et de la recherche, qui ont réduit les capacités de réponse et d’adaptation des systèmes de santé[5] ; une vision médicale étriquée centrée sur le traitement des malades en milieu hospitalier, négligeant le recours aux outils et aux pratiques de santé publique d’un côté, et l’organisation des ressources de la médecine ambulatoire d’autre part. La philosophe Barbara Stiegler (Le Monde, 10 avril 2020) replace ces constats dans le cadre général d’une évolution néolibérale de la santé publique, transformée en industrie de la santé travaillant à flux tendus et dans une logique de délocalisation, soumise aux mêmes logiques absurdes de productivité – mais laquelle ? – qui se maintiennent, malgré leur coût humain et leur inefficacité sanitaire, en fonction d’obscurs critères financiers.

Il est cependant nécessaire d’élargir encore notre perspective.

Vinciane Desprets, éthologue et professeure à l’Université de Liège, rappelle, avec nombre de scientifiques, la diversité du vivant, des virus à l’Homme, et la pluralité des mondes qu’il est impossible d’unifier, mais entre lesquels se créent et se défont des équilibres, dont l’exploitation capitaliste n’a cure (Le Monde, 5 août 2020). Le philosophe Emanuele Coccia  évoque de manière poétique la place centrale des plantes dans la fabrication de notre monde : capturant l’énergie solaire, la lumière, « elles transfigurent littéralement la planète dans quelque chose dont la chair contient une force extraterrestre » : « nous, les hommes, ainsi que tous les autres animaux, nous sommes l’objet du jardinage cosmique des plantes » (Le Monde, 7 août 2020).

Pour Edgar Morin, cette pandémie illustre parfaitement « le défi de la complexité : comment confronter, sélectionner, organiser ces connaissances de façon adéquate en les reliant et en intégrant l’incertitude ? … La science est ravagée par l’hyperspécialisation, qui est la fermeture et la compartimentation des savoirs spécialisés au lieu d’être leur communication » (Le Monde, 19-20 avril 2020).

L’analyse « phylogénétique » du génome du SARS-CoV-2 a permis de constater qu’il partage une grande partie de son génome avec un coronavirus présent chez des chauve-souris du Yunan, tandis qu’il partage d’autres séquences génomiques avec un coronavirus présent chez le pangolin, qui pourrait avoir servi d’intermédiaire. Ces phénomènes de recombinaison se produisent fréquemment lorsque deux virus infectent la même cellule et partagent leur matériel génétique, comme cela se voit avec les virus de la grippe. C’est ce mécanisme qui aurait permis au SARS-CoV-2 d’acquérir une capacité élevée d’infecter les cellules humaines (Le Monde, 22 avril 2020). L’augmentation de probabilité de zoonoses, c’est-à-dire des maladies transmises à l’homme par les animaux, à l’échelle mondiale, constitue pour l’anthropologue Ph. Descola un « fait social total » lié aux effets du capitalisme postindustriel : «  la dégradation et le rétrécissement sans précédent des milieux peu anthropisés du fait de leur exploitation par l’élevage intensif, l’agriculture industrielle, la colonisation interne et l’extraction de minerais et d’énergies fossiles » (Le Monde, 22 mai 2020). Sonia Shah, journaliste auteure de Pandemic : Tracking Contagions, From Cholera to Ebola and Beyond (2016) souligne que 60% des virus (ré)apparaissant nouvellement sont d’origine animale, dont plus des deux tiers d’animaux sauvages qui se retrouvent, du fait de la déforestation, de l’urbanisation et de l’industrialisation effrénées, au contact des immenses cheptels d’animaux d’élevage et des humains (Le Monde Diplomatique, mars 2020). Dans une perspective proche, Virginie Maris, une chercheuse en philosophie de l’environnement au CNRS qui a publié la Part sauvage du monde – Penser la nature dans l’anthropocène (Seuil, 2018), faisant le bilan de la destruction de la Terre par l’absence de régulation des activités humaines, observait, dans un article publié six mois avant le début de la pandémie Covid (Le Monde, 27 juillet 2019), que « c’est sous des formes de plus en plus menaçantes que le monde sauvage nous rappelle la vanité de l’ingénierie humaine : antibiorésistance, invasions biologiques, maladies infectieuses, dérèglement climatique ».

 

[1] https://www.africamuseum.be/fr/discover/focus_collections/display_group?groupid=355

[2] Lieu de collecte: République démocratique du Congo > Bas-Congo ; Culture: Solongo

Personne liée à l’acquisition: Léon M. J. Guebels (°1889 – †1966) comme donateur

Date d’acquisition: 1946-07-23 ; Dimensions: 13,5 cm x 4 cm ; Numéro d’inventaire: EO.0.0.42899

[3] Le même Bill Gates, « entrepreneur et philanthrope », fondateur de Microsoft et de la Fondation Bill et Melinda Gates, qui tout à la fois affirme « je crois beaucoup au capitalisme » (Le Monde, 15 avril 2020) et demande aux « dirigeants mondiaux » de prendre trois mesures : assurer une répartition égale des moyens de lutte contre le virus car « certains marchés ne fonctionnent tout simplement pas en temps de pandémie, et celui des fournitures vitales en est un parfait exemple » ; allouer des fonds à la recherche pour le développement d’un vaccin, dont 2 milliards de dollars pour la « coalition » à laquelle sa Fondation participe ; et « davantage de fonds » pour développer les infrastructures de production et de distribution du vaccin (notamment 7,4 milliards de dollars à GAVI, l’Alliance du vaccin, dont fait également partie la Fondation B&M Gates) car « si le secteur privé est prêt à intensifier ses efforts et à fabriquer ce vaccin, par exemple, il ne devrait pas avoir à perdre de l’argent pour le faire ». On croit rêver !

[4] Les budgets pour la santé en France sont supposés être augmentés. En fait, ils diminuent constamment, en ce compris en cette période de Covid, car cette supposée augmentation est très inférieure à l’augmentation bien plus importante des coûts (Le Monde, 7 novembre 2020)

[5] De nombreux patients « non-Covid » ont vu leurs soins reportés ou annulés, ce qui pourrait amener une surmortalité de 10% sur une moyenne de 1500 à 1700 décès par jour en France, hors Covid (dont 2/3 de personnes de plus de 75 ans) (Le Monde, 28 octobre 2020, Cahier Science & Médecine)