Une parcelle d’analyse

Libres opinions

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(L’auteure, membre invitée libanaise de la SBP, a écrit ce texte après l’effroyable explosion qui eut lieu à Beyrouth cet été et dans un contexte sociétal dominé aujourd’hui par la corruption.)

Un article paru récemment dans la presse m’a vivement interpellée. Une journaliste déplore l’horreur de la tragédie humaine vécue au Liban. En effet, les autorités libanaises auraient contacté la famille d’une victime de l’explosion dramatique du port de Beyrouth afin de lui remettre un fragment de son corps retrouvé sur les lieux de la catastrophe. Le drame est que la dépouille ou plutôt ce qu’on a pu en rassembler avait déjà été inhumée !!

Ce fragment de restes retrouvé a eu l’effet d’un couteau qu’on tourne dans la plaie et l’a fait saigner de nouveau…

La douleur humaine dans mon pays natal est devenue sans visage, sans nom ni identité, un reliquat d’une patrie dont la surface se délimite par les dépouilles de ses enfants.

Enterrons-nous nos enfants ou la nation toute entière ?!

Quelle tragédie humaine que de devenir des fragments retrouvés, dénués de face et d’entité, dévorés par les reptiles et les poissons, et que les familles se doivent d’enterrer parcelle après parcelle !

L’être est réduit à une parcelle et l’existence en mirage dans cette ère où la haine et la destruction sont devenues les mots d’ordre d’un être humain dépourvu d’humanité et de valeurs, banalisant la destruction systématique de la planète et de ses habitants, mû par un ego assoiffé de pouvoir et d’argent.

La pieuvre maléfique habite la terre sans aucun doute, s‘amusant du meurtre comme d’un jeu d’enfants qui auraient oublié de grandir, des jeux infestés, promus par le commerce et offerts par des parents ignorants et pris au piège de l’addiction à la consommation. Ce jeu de guerre infantile grandit avec eux mais ne mûrit guère que par ses contours colorés, modernisés de destruction et de mort.

Visionnaire fut Freud lorsqu’il déclara vingt ans avant l’invention de la bombe nucléaire que l’autodestruction est une pulsion humaine cachée et dangereuse telle qu’elle pourrait mener à l’extinction du genre humain.

C’était un avertissement et personne n’a voulu l’entendre. C’était une sagesse et personne n’a pu comprendre. C’était génial et l’humanité n’est que décadence.

Freud, à qui lis-tu tes psaumes ?!  A des disciples dispersés qui se divertissent de ton précieux héritage avec des théories sophistiquées visant la rivalité plutôt que la cohésion ?

Ou à des dirigeants pétris d’ignorance qui se jouent des âmes et de la planète et les vendraient pour une poignée d’or ?

Ils t’ont imputé du complexe de grandeur, ceux- là même à l’ego débordant occulté qui sapent les relations entre les nations et les individus et se jouent du sort des peuples sans avoir aucun cas de conscience ; toi qui avais, il y a bien longtemps, décrit l’humanité comme ayant une conscience intransigeante (ou sur-moi) et tu lui avais prescrit la tolérance dans tes livres sur la civilisation !

Qu’en est-il des religions qui t’ont tant intrigué et qui portent aujourd’hui les armes au nom de Dieu afin de détruire la terre et ses créatures, ces religions que tu as décrites comme la plus haute sublimation de l’humanité et l’organisateur premier des règles sociales ?!

Cette fragmentation corrosive de la pensée, de la terre, de l’environnement, de l’économie et des croyances entraîne actuellement l’humanité vers un univers fragmenté, loin d’Œdipe et de ses complexes, un univers dominé par un clivage vertical et horizontal de mal et de bien conduisant à une dispersion terrible et chaotique, à l’opposé de la cohérence et de l’harmonie qui gèrent la disposition et le mouvement planétaires. Cette fragmentation-effritement, amène peu à peu l’humanité à la décomposition jusqu’à son extinction totale…

Comment alors l’amour unificateur que Freud a promu pourrait survivre dans un environnement parsemé d’épines mortelles éparpillées ?

Comment penser avec Freud le malaise de la civilisation lorsqu’elle agonise ?

Comment mener avec lui la procédure du lever du refoulement comme voie de guérison névrotique, quand l’humanité entière souffre d’une libération démesurée d’instincts destructifs et sexuels ?

Une parcelle d’un être humain reflète la laideur de l’humanité entière au XXIe siècle et nous invite à revisiter toute la psychanalyse, ses pièges et complexes humains en miroir d’une société corrompue éthiquement et idéologiquement.

Une parcelle humaine résume la souffrance de toutes les guerres, de toutes les transactions au détriment de l’humanité de l’Homme, de son intellect et de sa sublimation.

Enfin, une parcelle humaine enterre la conscience morale de toute l’humanité extasiée d’un moi divinisé, reflétant son visage comme Narcisse dans les marécages de son suicide…

Une parcelle n’est rien d’autre qu’une agonie de la renaissance de l’espoir et d’un horizon prometteur.

On a promis à Freud de transmettre le flambeau de la révélation d’un inconscient qui vole les rêves humains et les enterre dans une récurrence fatale.

Nous projetions un brillant lendemain de relations saines bâtissant un univers avec une nouvelle conscience humaine.

Nous pensions que le rêve était possible, mais le rêve s’est avéré une illusion, et l’analyste une parcelle d’analyse …

(18-10-2020, traduit de l’arabe)

Wafica Abou Habib Kallassi

30/12/2020