Vincent Bourseul, Le sexe réinventé par le genre – Une construction psychanalytique (Editions Erès, Toulouse, 2016)

Pascal Nottet

01/04/2018

Notes de lecture

Partager sur

Un bref mot, pour commencer, à l’occasion de cette Collection de l’Ecole de psychanalyse Sigmund Freud – Scripta – en tant qu’elle « examine les concepts qui permettent d’orienter la pratique de la psychanalyse dans l’actualité de son expérience » (p. 4) – car c’est bien le propos du présent livre : examiner ce que pourrait devenir la notion de « genre » comme concept en devenir, en tant qu’il pourrait réorienter la psychanalyse dans sa pratique actuelle. – Et quoi qu’il en soit des difficultés voire des incertitudes que ce livre et sa lecture laissent pour nous en chantier, nous avions confiance qu’il articule une promesse consistante, théoriquement et cliniquement.1

Ce livre de Vincent Bourseul fait suite à sa thèse de doctorat, soutenue le 27 septembre 2013, « sous la direction de Laurie Laufet (codirection François Villa) à l’université Paris-Diderot » (p. 36, note 6).

À titre indicatif, signalons qu’une préface au livre est assurée par Joan Wallach Scott (Princeton NJ) – « historienne américaine dont les travaux, initialement consacrés au mouvement ouvrier français, se sont orientés à partir des années 1980 vers l’histoire des femmes dans une perspective du genre. Elle a été initialement influencée par le marxisme et les mobilisations de gauche des années 1960, puis par le féminisme dans les années 1970, par le French Theory dans les années 1980, puis par la psychanalyse ».2

De cette préface, nous retenons pour le citer l’ensemble d’un propos, bien sûr, – mais surtout pour en faire résonner le dernier mot, – qui nous est apparu comme un hapax dans tout le livre de Bourseul, mais n’en indique pas moins l’enjeu décisif de tout son travail – autant pour la psychanalyse que pour le genre (envisagé théoriquement et cliniquement) : « Des anthropologues, des historiens et autres chercheurs ont démontré de façon répétée que les notions même de femme et d’homme varient culturellement et dans le temps ; même si les sociétés considèrent que les sexes et les rapports entre eux sont immuables (créés par une ou des divinités, ou encore par la nature), les preuves sont nombreuses qui montrent qu’il n’en existe pas de définition unique, stable et durable.  C’est précisément l’affirmation de cette mutabilité qui met en rage ceux qui défendent la régulation normative des définitions, attribuant à celles-ci une origine transcendantale » (pp. 8-9).

Il va donc s’agir d’aborder la notion de genre, – et la perspective de son éventuelle puissance conceptuelle (fût-elle paradoxale), – pour faire pièce et couper court à tout usage transcendantal de la pensée, qu’elle soit celle d’un anthropologue, d’un historien ou de tout autre chercheur : y compris le psychanalyste, en tant que la psychanalyse requiert de lui, et d’un seul trait, que sa praxis soit double, théoricienne et clinicienne.

En ce qui concerne l’ordre de la clinique, c’est le deuxième chapitre du livre qui s’en charge de façon tout à fait distincte et explicite – Clinique du genre (pp. 91-161) – à l’occasion de trois exemples ou situations concrètes : « l’homme enceint, le cas de Marc [transgenre FtM ou Female to Male] et l’identité gay [particulièrement sous l’angle des traumatismes occasionnés par le sida3] ».  Nous n’entrerons pas ici dans le détail clinique de ces présentations – car elles supposent d’abord que le lecteur, pour pouvoir y être effectivement intéressé, ait accepté d’assumer et de prendre sur soi d’une part le parti pris éthique du présent livre, d’autre part les décisions épistémologiques et métapsychologiques selon lesquelles il se construit.

Concernant ce parti pris éthique, il s’énonce et s’articule d’emblée, avec les trois premiers paragraphes de l’introduction du livre – que nous pensons devoir citer.

Premier paragraphe (p. 11) : « Certain-e-s ‘parlêtres’4 ont recours au genre pour aménager, transformer ou interroger leur sexualité, leur identité sexuelle ou leur identité de genre. – L’ensemble du propos du livre est ainsi annoncé : comment la psychanalyse va-t-elle mettre au travail (et se laisser mettre au travail par) ce qui se joue entre trois termes indissociables et décisifs : sexe, identité, genre ? – en tant, bien sûr, que l’identité de genre pourrait fondamentalement ne pas être l’identité de sexe.

De pareils faits et paroles, – historiques, sociaux et politiques, certes, – le deuxième paragraphe de l’introduction du livre de Bourseul les thématise comme suit : « Le genre se révèle tout d’abord [c’est un 1er temps] à celles et ceux qui s’en saisissent, qui se fraient avec lui un chemin sur les traces d’un passé et d’un avenir à écrire, à dire et à lire » (p. 11).  Le parti pris éthique du travail de Bourseul s’énonce alors dans la phrase qui complète ce deuxième paragraphe : « Le genre supporte des créations sexuelles nouvelles nécessaires à celles et ceux que nous rencontrons » (p. 11).

Puis vient – troisième paragraphe – ce qui engage le positionnement éthique de la praxis psychanalytique : « Le genre se révèle au psychanalyste dans un second temps, et à l’unique condition qu’il ou elle accepte de l’accueillir et de se laisser interroger par lui, d’être troublé-e par ses effets.  Car avec le genre, les croyances et les savoirs sur le sexe sont questionnés, au point parfois de vaciller » (pp. 11-12). – C’est une telle position qui fait pièce et coupe court à toute perspective d’un usage transcendantal de la psychanalyse, pour n’en accueillir qu’un recours que Deleuze et Spinoza permettraient de qualifier comme radicalement (le plus radicalement possible) certes point transcendant ni même transcendantal, mais immanent.

En ce qui concerne la dimension théorique de la praxis psychanalytique telle que Vincent Bourseul la convoque, nous pouvons distinguer trois domaines : le matériau qu’il convoque pour ses analyses théoriques, les références dont il s’inspire, les outils conceptuels auxquels il fait recours.

La mise au travail de ces trois domaines est tout entière présentée dans le premier chapitre du livre, Du genre de la psychanalyse en cause (pp. 27-90). – Evidemment, il convient d’entendre ce titre dans toute l’équivocité de son génitif, objectif et subjectif, voire même spéculatif : qu’est-ce que la psychanalyse dit du genre ? qu’est-ce que le genre dit de la psychanalyse ? qu’est-ce que la psychanalyse dit d’elle-même quand elle dit ce qu’elle dit sur le genre ? – Le parti pris immanent de l’éthique de Bourseul devrait permettre à la praxis psychanalytique de ne pas se laisser prendre – en tout cas le moins possible – dans les rets transcendantaux (voire transcendants) des spéculations métapsychologiques dont elle dispose déjà, avant même de s’être prêtée à la rencontre de la question du genre : l’enjeu du livre engage donc une équation où deux termes sont en même temps exposés l’un par l’autre à leur part d’inconnu : que devient le genre si la psychanalyse en parle en tant même qu’elle se laisse interroger par lui ? – que devient la psychanalyse si c’est le genre qui parle d’elle depuis l’expérience qu’il en fait ?

Premier domaine théorique convoqué : toute l’histoire de la question du genre, selon les différentes épistémologies qui se sont occupées de lui – historique, sociologique, politique, psychologique, psychiatrique, et bien sûr aussi psychanalytique.  L’ensemble de ces investigations, Bourseul les présente sous le titre explicite de six « apparitions » (pp. 30-56).  La lecture de ces pages n’est pas toujours aisée pour qui n’est pas coutumier de la problématique du genre et des travaux qui l’ont accompagnée dans son histoire.  Nous pouvons néanmoins relever trois traits dans cette part du travail :

  • La première de ces six « apparitions » problématise la problématique spécifique de l’apparition de la question du genre en soustrayant le genre à l’espace du « voir » pour ne l’accueillir qu’à même le champ énigmatique du « percevoir », en tant que percevoir irréfutable et indémontrable : « Le genre, écrit Bourseul, est à percevoir là où tous s’efforcent de le voir (p. 30).  Il poursuit (s’adressant aux analystes qui ne voient pas l’intérêt d’introduire la notion de genre comme outil conceptuel nouveau dans la clinique psychanalytique) : « Vous ne le voyez pas [le genre] parce qu’il est à percevoir ; la perception n’est pas une abomination pour Freud, rappelez-vous cela.  (…)  Sans doute avez-vous tenté de le ‘mettre à l’oubli’5 ou de lui opposer un démenti, pour repousser au loin ce que son inévitable perception active » (pp. 30-31). – L’intérêt de cette première « apparition », c’est qu’elle permet à la psychanalyse de se laisser interroger par la question du genre depuis ce qui – dès l’Esquisse de Freud – précède l’inconscient comme espace de représentations-de-choses et convoque la mise au travail de l’appareil psychique avec les signes-de-perceptions.  Ainsi pourrons-nous réaliser, au fil de la lecture du livre de Bourseul, que cette réactivation d’une proposition freudienne fondamentale recoupera plus tard la nécessité lacanienne d’écrire ce qui, perçu, ne se représente néanmoins pas, ni comme chose dans une représentation de chose, ni comme mot dans une représentation de mot.
  • Chaque moment de l’histoire de la problématique du genre, et chaque point de vue sollicité, sera mis en tension avec ce que la psychanalyse aura pu en dire – spécifiquement à ce moment-là de la question du genre bien sûr, mais aussi à ce moment-là de la praxis psychanalytique.
  • Finalement – sixième apparition – le genre peut être présenté, depuis le fil de son histoire, comme ce qui mérite d’interroger la psychanalyse, et par quoi la psychanalyse mérite elle-même, aujourd’hui, d’être interrogée : « Par plusieurs voies, le genre mérite d’être pensé comme constituant et représentation de la question adressée par l’actualité à la psychanalyse.  Cela est sensible sur le plan épistémologique, historique et politique ; nous traiterons plus en détail de la dimension clinique et des maniements du genre dans la clinique analytique dans un chapitre suivant. / Est-il besoin d’ajouter d’autres suggestions [que les quatre ou cinq apparitions précédentes] pour soutenir, avant de les développer, que le genre pose des questions à la psychanalyse par la psychanalyse ?  Sans omettre ce pas de côté, que les rebonds et les retours, du dehors d’elle, invitent les praticien-ne-s d’effectuer » (pp. 53-54).

Deuxième domaine théorique convoqué : les références dont s’inspirent le travail de Bourseul.  Dans son premier chapitre (« Du genre de la psychanalyse en cause » (pp. 27-90), une sous-partie est intitulée « Rhizomes » (pp. 56-70).  Bourseul y expose sa rencontre très inspirante avec l’œuvre du poète créole Edouard Glissant – à partir de laquelle il se laisse profondément saisir par la problématique de l’identité, en tant qu’elle ne se laisserait pas réduire à la question psychanalytique et métapsychologique de l’identification.  C’est à partir de cette rencontre que l’auteur en vient à pouvoir interroger simultanément le genre sur deux versants : son lien avec le sexe d’une part, évidemment ; mais aussi bien son lien avec la question de l’identité de l’autre – en tant que toute identité serait contingente plutôt que nécessaire, et mobilisée depuis l’impossible plutôt qu’ancrée dans le possible. – Sans vouloir demander à l’auteur de fournir un travail autre que celui qu’il a fait, nous pouvons néanmoins signaler au lecteur qu’il y aurait lieu ici, dans toute la mesure du possible, de se reporter sérieusement – et psychanalytiquement – aux travaux philosophiques sans lesquels l’actualité de la question du genre n’aurait pas conquis la possibilité de se présenter comme « constituant et représentation de la question adressée par l’actualité à la psychanalyse » (p. 57).  Le titre « Rhizomes » en appelle déjà, bien sûr, à l’œuvre commune de Deleuze et Guattari, sans oublier les impulsions décisives et parallèles de Foucault et de Derrida (auxquelles le texte de Bourseul ne fait pour l’un et l’autre qu’une simple allusion).  Imaginons qu’une relance du travail de Bourseul en passerait explicitement par l’outillage conceptuel de telles œuvres, nul doute qu’elle permettrait à la question du genre d’une part, à la praxis de la psychanalyse de l’autre, d’augmenter – comme dirait Spinoza – leur puissance réciproque de s’affecter l’une l’autre, en même que d’affecter ce qui est leur dehors comme d’être aussi affectées par lui.

Troisième domaine théorique convoqué : celui des outils conceptuels. – Sous une trame conceptuelle qui se révélera de plus en plus explicitement et massivement lacanienne, il nous semble important de signaler que le trajet du mobile conceptuel tout au long du livre de Bourseul pourrait être schématisé comme tournant en ellipse autour de deux centres – dont l’un, plus visible, est occupé par des outils proprement lacaniens, mais dont la présence absente de l’autre, avec Freud, n’en est pas moins tout à fait décisive pour que le mobile du genre tourne, et ne tourne pourtant pas rond. – Il nous semble qu’il y ait, pour l’avenir de la psychanalyse et comme le formule Bourseul, à dire, à lire et à écrire.

*****

Tous ces préliminaires étant établis, il nous reste à présenter, depuis le livre de Bourseul, deux ordres de synthèse à mettre en évidence :

  • Quels points de savoir l’histoire de la problématique du genre permet-elle déjà d’élaborer hors cure et comme avant cure ?
  • Quels effets de savoir la cure permet-elle d’élaborer, après elle et hors d’elle ?

La proposition de réponse à la première de ces deux questions se trouve dans troisième partie du premier chapitre du livre : elle s’intitule – après « Apparitions » et « Rhizomes » – « Transpective » (pp. 70-90). – Risquant ce trait, nous pourrions dire que « transpective » annonce une « perspective trans » comme fondamentalement « transitionnelle » : la question du genre, la problématique du genre, ce serait ce qui « se transitionnalise » entre l’énigme du sexe et ses traumas d’une part, la nécessaire identité et ses effets d’impasses de l’autre.  Sans pouvoir entrer davantage dans la construction théorique des enjeux de la problématique du genre quand elle est sur le point, questionnée par la psychanalyse, de la questionner en retour et à son tour, Bourseul articule quatre moments d’une logique préliminaire à un renouvellement de la praxis psychanalytique, théorique et clinique, aux prises avec la question du sexe dont elle se fonde, et du genre qui la trouble (en son identité autant qu’en son objet).  Ces quatre moments, à titre purement suggestif, contentons-nous de les citer :

  • défaire le genre
  • le genre crée le sexe
  • mon sexe n’est pas mon genre
  • le genre défait le sexe et crée le sexe.

Terminons cette note de lecture par la présentation, de loin, de possibles effets de savoir, sur la métapsychologie, d’une praxis psychanalytique où la triade genre-sexe-identité met au travail et se laisse mettre au travail dans un dispositif de cure ? – Ce que le livre de Bourseul aide à penser, à la faveur de la question du genre, ce serait que le sexe est impossible à définir tout autant que l’identité serait impossible à fixer.  Le genre, dès lors, comme s’il était « transitionnel » entre ces deux pôles impossibles, permettrait à tout être parlant, à tout « parlêtre », de « trouver-créer » son inscription dans le sexe en tant qu’il impossible à définir, par le truchement d’une identité qu’il est impossible de fixer : ce trouver-créer sexuel, nous pouvons l’appeler – comme Lacan l’a proposé – « sexuation ».

Pour présenter une métapsychologie qui rendrait compte d’un tel travail psychique entre « possible-impossible-nécessaire-et-contingent » depuis l’énigme du sexe et du sexuel, Bourseul recourt à neuf notions qu’il tente d’engager dans un repérage conceptuel.  Ces notions, les voici trois par trois :

  • genre, sexe, sexuation – (questions fondamentales et fondatrices de et pour la psychanalyse)
  • objet, processus, instance – (notions directement issues de Freud)
  • imaginaire, symbolique, réel – (proposition métapsychologique spécifiquement lacanienne).

Le défilé d’une cure aux prises avec la question du genre pourrait être ainsi schématisé en sept moments :

  1. le genre apparaît comme un objet imaginaire
  2. le sexe apparaît comme un objet symbolique
  3. le genre devient un processus symbolique
  4. le sexe devient une instance imaginaire
  5. le sexe s’éprouve comme un processus impossible (et réel)
  6. la sexuation apparaît comme portant sur un objet impossible (et réel)
  7. la sexuation devient un processus imaginaire, en même temps qu’elle est aussi une instance symbolique en tant qu’articulée à l’instance impossible du réel.

Mais les effets de jargon nous guettent.  Et le but de cette note est de donner le goût de lire un livre dont la promesse est forte.

Ce qui fut pour nous l’occasion de lire ce livre et de rencontrer son auteur fut une après-midi de travail organisée le 21 octobre 2017 à l’initiative conjointe de l’Ecole de psychanalyse Sigmund Freud, de l’Association Freudienne de Belgique et du Questionnement psychanalytique.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Joan_Wallach_Scott

Lors de la rencontre du 23 septembre 2017, l’auteur nous a laissé savoir qu’il avait été membre, en son temps, d’Act Up, association militante de lutte contre le sida

« Néologisme fondé par Lacan en 1979, pouvant être pensé comme la contraction de ‘être’ et ‘parlant’ » (p. 11, note 1).

Selon la formule de Freud à propos du processus psychique du refoulement (p. 31, note 1).