Qu’est-ce que la psychanalyse ? Avec Deleuze et depuis Hume

Jean-Paul Matot

24/08/2020

Notes de lecture

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Le titre choisi par Pascal Nottet, s’inspirant de l’ouvrage de 1991 de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, annonce l’ambition de son auteur : à travers cette analyse critique – exposée de manière didactique mais néanmoins ardue – de Deleuze lisant Hume, et au-delà, plus largement, de la pensée de Gilles Deleuze, questionner les paradigmes de la psychanalyse afin de répondre aux questions irrésolues que pose la clinique de l’autisme « typique », et ainsi, étendre le champ de pertinence de la psychanalyse.

Cette note de lecture aimerait donner aux lecteurs « psys », non familiers de la fréquentation des textes philosophiques, le courage de persévérer dans l’effort de lecture des quelques 300 pages de l’essai de Nottet, leur permettant d’y découvrir de précieux stimulants pour alimenter la réflexion sur les fondements de la psychanalyse et les voies de relance de sa vitalité.

Le premier tiers du livre expose les principaux concepts que met en exergue Deleuze lisant Hume : l’esprit, et son devenir-nature humaine ; les impressions des sens, qui affectent l’esprit, selon les catégories des passions et du social, reprises comme idées dans l’imagination ; l’entendement ; l’association des idées. Il est assez remarquable de trouver dans une oeuvre philosophique de la première moitié du 18è siècle une réflexion aussi aboutie sur l’origine sensible de l’esprit. La philosophie de Hume est, pour Deleuze, une critique de la représentation : celle-ci ne peut pas re-présenter, elle est plutôt une nouvelle présentation qui « dénature » nécessairement la présentation. Elle porte ainsi, selon Deleuze, une critique du rationalisme classique et de la figure du sujet cartésien, lequel, niant cet écart structurel entre présentation et représentation, fait « s’équivaloir raison et pensée ». Or, cet écart est précisément celui où s’inscrit la psychanalyse.

Les deux autres tiers de l’ouvrage permettent à Nottet de rendre sensible l’intérêt des propositions de Deleuze – amorcées dans la lecture de Hume en 1953, puis développées dans l’ensemble de son œuvre jusqu’à Qu’est-ce que la philosophie. Le grand mérite de l’auteur est de rendre abordables et compréhensibles ces propositions complexes, en les éclairant par l’expérience acquise dans le traitement institutionnel d’enfants et adolescents autistes. « La clinique et la thérapeutique de l’autisme infanto-juvénile provoquent la psychanalyse, écrit Nottet, … à concevoir le territoire d’où elle émerge non pas comme déjà ressaisi en sujet, avec transfert possible à l’adresse d’un autre …, mais bien plutôt comme le pur donné que se trouve être … la collection sans système des idées dans l’esprit … : et ce, d’ailleurs, aussi bien pour la personne qui se présente avec autisme … que pour la ou les personnes qui l’accompagnent » (p.110). « La lecture de Hume par Deleuze pose donc, poursuit Nottet, que l’esprit humien ou l’imagination humienne ne sont pas un sujet … Une telle affirmation désigne d’emblée l’écart aussi bien avec Freud qu’avec Descartes : toutes les formes de pensées, pour Descartes en effet, sont dans la chose pensante, depuis la chose pensante et pour la chose pensante ; il en est de même pour Freud : signe-de-perception, représentation-de-chose autant que représentation-de-mot, tous et toutes sont pensés comme étant dans, pour et depuis le sujet dit de l’inconscient. Hume et Deleuze prennent donc les choses, si l’on peut dire, depuis un lieu qui n’est pas un sujet » (p.120).

Ce lieu est celui d’un devenir-sujet pour lequel Deleuze introduit le concept de « plan d’immanence » que Nottet rend progressivement accessible au lecteur profane. L’immanence est ce qui fait qu’un devenir peut advenir comme processus résultant de la co-présence d’éléments non-organisés a priori, en dehors de toute transcendance. Le plan d’immanence procède d’une sorte de coupe intuitive du chaos, reliant par son émergence des « concepts » selon une courbure qui peut varier, résultant du mouvement même de leur ajustement. Ceci suppose l’existence d’une multiplicité de plans d’immanence, tous particuliers, partiels, et en constante transformation, conditions mêmes de leur vitalité. Fort heureusement, Nottet vient nous secourir en nous lançant un fil clinique : « très concrètement : le plan d’immanence dont il est question … ce sera d’abord qu’il puisse y avoir rencontre entre l’enfant et les soignants. Mais pour que cette rencontre soit possible et devienne possible, il faudra lui trouver les concepts pertinents , avec un tel, ce sera simplement rester assis quelques minutes à ses côtés ; avec telle autre, lui frapper dans les mains mais sans la regarder ; avec tel autre encore, faire comme s’il n’était pas là … De tels concepts, c’est le plan immanent de la rencontre qui assure entre eux leur raccordement – pendant qu’ils assurent eux-mêmes le peuplement du plan de la rencontre : c’est ainsi qu’après avoir fait comme si tel jeune n’était pas là, alors – nouveau concept – nous pouvons lui dire bonjour sans provoquer de crise. Le raccordement des concepts assuré par le plan pourra dès lors se faire avec des connexions toujours croissantes. » (p.193)

A partir d’une telle mise en place théorico-clinique, Nottet peut affirmer que « notre expérience de travail clinique et thérapeutique avec l’autisme typique ne cesse pas de nous apprendre que la psychanalyse, en aucun cas, ne peut y trouver place comme méthode : c’est à la seule condition de l’instauration d’un plan d’immanence que la praxis analytique a quelque chance d’y assurer son effectuation, son usage, son orientation » (p.196).

L’enjeu est donc bien de sortir la psychanalyse du dualisme cartésien et de la réduction ontologique sujet/objet. La voie proposée par Deleuze dans « Qu’est-ce que la philosophie », dans la suite de sa lecture de Hume et de quelques autres (Kant, Leibnitz, Wittgenstein, Sartre, …), est d’envisager « autrui » comme position pouvant être occupée et définissant potentiellement un sujet et/ou un objet, mais tout aussi bien un non-sujet-non objet,  selon la perspective adoptée. Un tome 2 de cet ouvrage important est annoncé.

 

Lire aussi l’article dans Psy.Kanal : Plan d’immanence, devenir-sujet, position d’autrui