Quelques motifs de la psychanalyse

Jean-Paul Matot

02/05/2020

Notes de lecture

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Cet ouvrage réunit les contributions d’un Colloque de Cerisy de l’été 2019 abordant, à partir des travaux de Laurence Kahn, la question des conditions de pertinence des théories et pratiques psychanalytiques face aux enjeux des évolutions sociales actuelles. S’y côtoient les contributions de psychanalystes allemands, canadiens, français, d’anthropologues, ethnologues, philosophes, organisées en six sections : les déclinaisons du mythe, la psychanalyse et les enfants, l’écoute et la méthode de l’analyste, quel genre de sexe ?, l’usage de la parole, les destins de la psychanalyse. Cette grande variété et diversité des thèmes et des auteurs, certes réunis par les thématiques chères à Laurence Kahn et par le souhait de dialoguer avec elle, rend évidemment vaine toute ambition de synthèse, ni même d’exégèse. D’autant que chaque section est complétée par un espace de débat reprenant les principales interventions des participants.

L’intérêt du livre est certainement d’offrir des perspectives plurielles permettant de varier les angles sous lesquels peuvent être comprises et envisagées les principales options théoriques défendues avec talent, constance et conviction par L. Kahn, que je rassemblerais de manière quelque peu provoquante et certainement réductrice sous la bannière d’une psychanalyse résolument fidèle aux fondements du père de la psychanalyse : éloge de la pulsion et primat du sexuel, ancrage d’une phylogénèse de la destructivité dans les mythes personnels de Freud, méfiance à l’égard de toute déviation de la cure de parole par les rejetons pernicieux de l’empathie et de l’adaptation à l’air du temps.

Certaines discussions laissent parfois percevoir un certain « entre soi » dans la critique des courants jugés « affadissants » de la psychanalyse contemporaine. Rien de bien nouveau sous le soleil – quelque peu voilé ces temps-ci – de la psychanalyse, mais heureusement, la variété des propos et des orateurs maintient toujours une dynamique d’ouverture et de questionnement qui donne envie de poursuivre la lecture. Au fil des articles et des discussions, de nombreuses associations et questions viennent à l’esprit, et l’agrément de la formule de cette publication est de laisser la liberté de parcourir le livre à son gré, de se laisser attirer par un énoncé puis par un autre, mais de retrouver à chaque fois dans la discussion la trace d’une ambiance, de moments partagés, et, pour qui l’a connu, d’un lieu propice à l’aération de la pensée.

Ayant renoncé très vite, comme je l’ai signalé au début, à l’exégèse autant qu’à la synthèse, j’ai choisi, pour donner une idée de la qualité de l’ouvrage, de m’arrêter sur deux articles dont les thèmes sont en lien direct avec mes intérêts actuels.

Dans la section « déclinaisons du mythe », Ellen Corin (psychanalyste et anthropologue canadienne, par ailleurs correspondante de la RBP) part de l’importance, soulignée par L. Kahn, « de s’attacher au contenant autant qu’au contenu des mythes » pour aborder les récits mythiques de l’Inde. L’étude des textes du Véda, dont Corin expose quelques exemples, en insistant sur l’importance de l’effet sonore de la parole, doit inclure les commentaires ainsi que les jeux de langage des poètes védiques : « la syllabe Om[1] est faite de deux unités phonémiques, o et m, et de quatre temps brefs qui permettent chacun d’embrasser un domaine du cosmos, un point cardinal, une saison, un organe sensoriel. En effet, Om s’analyse en a bref, u bref et m, ce dernier son se prolongeant par une sorte de bourdonnement. Le caractère indéterminé de la partie finale de Om lui permet de symboliser ce qui est secret, insaisissable, hétérogène ».

Corin a été interpellée, dans ses rencontres avec des sannyasins – ascètes parcourant les routes de pèlerinage dans une quête spirituelle – par l’association paradoxale d’un détachement radical et d’une intensité de présence charnelle dans le regard, qu’elle rapporte à une coexistence de la voie ascétique et de la voie pulsionnelle : « L’intrication entre ascétisme et énergie sexuelle est « incarnée » par la double figure de Siva : l’ascète par excellence … ; mais aussi, figure intensément érotique ». La fonction de Siva, une des trois figures majeures du pouvoir divin, à côté de Brahma, associé à la création, et de Visnu, associé à la préservation, est « de rendre perpétuellement possible (la) création (du cosmos) en produisant périodiquement la dissolution de l’univers ».

L’univers mythologique indien, que l’auteure approche dans les pas de C. Malamoud, est caractérisé par un foisonnement de récits dont les multiples variantes induisent une grande complexité, les divinités pouvant s’englober, « se transvaser », prendre la forme et les fonctions les unes des autres : « seul est accessible un jeu de formes et d’apparences qui, à la fois, soutiennent la ferveur populaire et indiquent que, justement, la divinité n’est assimilable à aucune forme qui en épuiserait le sens … Ainsi, …, de manière paradoxale, en Inde, ce foisonnement des dieux recouvre un monothéisme d’autant plus radical que l’Absolu est au-delà de toute forme et de toute nomination ».

Corin reprend l’idée, chez Kahn (2001), « d’ « un fond, par lui-même insaisissable » auquel nous n’avons accès que par les modalités de transformation des formes », fond où les traces mnésiques ne seraient pas de l’ordre de la représentation mais se rapprocheraient plutôt « d’une énergie qui se déplace de forme en forme et n’est réductible à aucune de ses figurations ». Elle en rapproche le questionnement de N. Zaltzman lorsque celle-ci se demande « quelle part et quel espace intellectuel la métapsychologie réserve-t-elle à l’inconnaissable dans l’activité de l’esprit ? A l’inconnaissable comme irréductible à une démarche de savoir possible … Tout mystère n’est pas transformable en énigme ; il conviendrait de réserver au sein même de la démarche d’élucidation ce qui ne relève pas des énigmes de l’infantile et du sexuel, mais d’une origine et d’une fin qui pour la psyché n’auraient d’autre réponse que mythique (Zaltzman, 2003).

Dans la section « L’usage de la parole », Dominique Scarfone met au travail la notion de « trace », à partir de la critique que fait L. Kahn du concept de signifiant énigmatique de Laplanche. Pour Scarfone, la trace ne peut se concevoir comme empreinte, mais comme « présence évanescente …, à peine pensable et encore moins détectable en tant que telle … ». La question est bien en effet celle de l’utilisation dans le champ des représentations d’un concept qui renvoie à une « chose » à la fois originaire, irreprésentable, et néanmoins indispensable pour penser le psychique. Scarfone s’appuie la théorie des systèmes vivants autopoïétiques élaborée par Varela et Maturana : « Fait système, écrit Scarfone, tout ce qui s’auto-organise à la faveur d’une « clôture opérationnelle » – barrière semi-perméable à travers laquelle une circulation est possible à certaines conditions, mais qui garantit la permanence des lois internes au système à l’encontre de ce qui se constitue comme environnement ». L’instauration d’un dedans et d’un dehors est ainsi un élément déterminant de la constitution d’un système, et l’autopoïèse « est le fonctionnement qui assure l’autoréparation et l’auto-entretien permanent du système dans un rapport dynamique avec son environnement ». Un sociologue s’inscrivant dans cette perspective, Niklas Luhman, considère le langage (qui est beaucoup plus large que les langues) comme un « non-système ». Scarfone reprend cette idée et envisage le langage comme ce qui assure au mieux « un « couplage » entre le système psychique individuel et l’environnement constitué par le système socio-culturel ». D’autre part, il assimile la trace à cet « énigmatique intraduisible » du sexuel adulte qui, dans le modèle de Laplanche, compromet le message (en cela « compromis ») adressé à l’infans et constitue le « sexual » laplanchien. Selon Scarfone, ce « bruit aux frontières », « intraduisible », fait l’objet d’une « transduction », d’un « saut transductif », c’est-à-dire de la « propagation structurante » (Simondon) d’un signal qui s’accompagne d’une transformation (Scarfone parle de « transmutation ») de la nature de ce signal lui permettant de s’inscrire dans les caractéristiques structurelles du système d’ « accueil ». Ainsi, c’est le fait que le sexuel adulte intraduisible soit comme intriqué à un message « ordinaire » de la communication signifiante de l’adulte avec le bébé ou le petit enfant, qui impose l’opération d’une transduction de ce « bruit » parasite. C’est de ce processus que résultent les signifiants énigmatiques qui sont, eux, déjà de l’ordre de la représentation. Il est intéressant de noter que, pour Scarfone, reprenant le modèle des instances freudiennes, cette trace « irritante » produit nécessairement une différenciation topique ; mais également, que la « transduction » ne se produit pas seulement entre le psychique individuel et l’ « environnement », co-émergents dans le processus d’individuation (Simondon), mais également au sein du psychique entre les « divers systèmes emboîtés l’un dans l’autre (par exemple d’ics à pcs-cs) ». En effet, il postule le même destin « transductif » pour les « fueros » freudiens, ces « restes » intraduisibles qui résultent du caractère toujours partiel des passages d’un niveau de représentation/symbolisation à un autre. Ainsi Scarfone conclut-il en posant que « la transduction ne transforme donc pas la trace elle-même ; elle contraint le psychique à se réorganiser autopoïetiquement, à se recomposer face à l’effet perturbateur de la trace ».

Si, à travers ces deux articles, j’ai eu plaisir à m’attarder sur ce qui me semblait contribuer à une pensée de l’informe, de l’inconnaissable, et de leurs transformations, d’autres textes que j’ai lu avec plaisir abordaient de manière stimulante des thématiques plus cliniques ou plus classiquement métapsychologiques.

Le travail éditorial des directrices de la publication est ainsi une belle réussite, qui prolonge et diffuse utilement la « décade » cerisyenne  consacrée à quelques motifs des travaux de Laurence Kahn.

[1] Om indique le but à atteindre – Brahman – dans la voie de l’illumination nécessitant « de se dégager du bonheur et de la tristesse, de la pensée de la cause et de l’effet, de la différence entre passé et futur » … « les soi individuels, les atman, se résolvent dans l’Atman … identique au Brahman, l’Absolu, signe une indifférenciation qui n’est pas perçue comme une régression, mais comme le résultat d’un long travail d’ascèse »