Notes de lecture

De Rijck, Arsène

1989-10-01

Notes de lecture

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Depuis que Winnicott y a consacré d'inoubliables pages, la solitude est au centre d'intérêt des psychanalystes. Comme souvent dans les numéros de la Nouvelle Revue de Psychanalyse, les aspects dialectiques du thème sont mis en lumière : tantôt la solitude est une valeur positive, recherchée comme un bien comme le dit Anzieu, pour arriver à un travail créatif ; tantôt elle se présente comme négative et destructrice. Deux thèmes, jouant un rôle important dans la théorie psychanalytique des dernières années, reçoivent beaucoup d'attention. Il ressort de plusieurs des articles que le rapport à la solitude met à l'épreuve le narcissisme du sujet : plus ses assises narcissiques sont solides, plus il supporte la solitude. L'accent est également mis sur le manque de représentation : celui qui se sent seul, ne se représente pas à ce moment ce qui lui manque. Un malentendu, concernant la solitude et dissipé par l'étude de ce volume, est qu'elle est liée à l'idée de séparation et à la perte d'amour. Elle renvoie plutôt à une incomplétude fondamentale de l'être, le travail du négatif étant à l'oeuvre dans ce sentiment si tenace d'une absence. Ces idées se dégagent entre autres de l'article fondamental de Jean-Claude Arfouilloux : "Celui qui ne cessait de m'accompagner". Ce volume situe bien le thème et donne amplement à réfléchir. On y trouve aussi les diverses solitudes décrites : celle de l'ermite, de l'autiste, de l'enfant endeuillé, de l'homme exilé ainsi que celle du pianiste Glenn Gould.

Un sujet comme "La lecture" (N° 37) peut-il valoir la peine qu'un psychanalyste s'y consacre ? C'est une gageure réussie dans ce fascicule. Si la lecture est, comme le disait Proust, "un miracle fécond d'une communication au sein de la solitude", il s'en suit qu'elle donne lieu à une sorte de dialogue imaginaire entre auteur et lecteur. Elle éveille chez la personne intéressée un réseau très personnel d'expériences, couvrant une multitude de pensées, d'images, d'affects. Dans ce sens on pourrait dire que la lecture mène à une ouverture à l'inconnu, à la rêverie, au non-réel. En opposition avec cela, on peut s'adonner à la lecture en restant sur un plan soi-disant plus objectif, c'est-à-dire en se bornant à l'acquisition de "données". Les psychanalystes s'inscrivent plutôt dans la première lignée. On fait dans ce numéro une comparaison intéressante entre l'oral et l'écrit en ce qui concerne leurs effets dynamiques. Nos analysés nous parlent et ne nous laissent que rarement des écrits. Il semble bien que l'oral favorise l'émergence du refoulé et d'autre part, on peut se demander si nos interprétations ne sont pas plus actives parce qu'elles sont énoncées oralement. Poursuivant dans cette voie, on s'interroge sur le parallèle entre l'acte psychanalytique et la lecture. Ainsi on pourrait concevoir une séance d'analyse comme une lecture faite par le patient à haute voix à son interlocuteur, l'analyste. D'ailleurs comment nous, psychanalystes, faisons-nous la lecture de nos patients ? Différents articles ont encore retenu mon attention, entre autres une interview avec Pontalis par Michel Chaillou où l'interrogé plaide pour la construction d'une intériorité à l'aide de la lecture dans un monde où l'accent est aujourd'hui trop mis sur l'acquisition d'informations par les médias. Laurent Assoun se livre à des spéculations philosophiques et compare la lecture à l'actualisation de l'écriture à la façon du bloc-note magique. La lecture montre pas mal de points d'interférence avec notre travail analytique.

Le numéro 38 est consacré au "Mal", sujet controversé s'il en est et suscitant des prises de position passionnantes, à commencer par nous-mêmes. Dans pas mal d'articles, on examine de près le rôle que le mal a joué dans l'histoire des sociétés et des régimes politiques, fondés sur le culte de la santé et de la pureté. Les gens ont souvent été tentés de partir en croisade avec le feu sacré mais sont finalement tombés sous la coupe de tendances irrationnelles et d'une cruauté manifeste. La tendance à glisser vers des positions extrêmes est très bien mise en lumière dans ce volume. D'une part, il y a la tendance actuelle à minimiser le mal. Satan a perdu la place privilégiée qu'il occupait jadis dans la fantasmagorie et on considère les maladies, le chômage, la criminalité, les accidents de la route, la toxicomanie, la pollution de l'air et la prostitution comme des maux à vaincre en les traitant adéquatement. D'autre part, il y a la vision pessimiste : le mal est un fléau absolu qu'il faut exclure de soi et détruire ceux qui en sont porteurs. On vit alors dans le monde des boucs émissaires, de l'inquisition et de la paranoïa. Plusieurs auteurs nous rappellent qu'il est trop simpliste de vouloir opposer, comme noir et blanc, la noble tâche de la civilisation et de l'éducation au mal car la barbarie est présente sous mille formes dans notre civilisation même. On trouve à ce sujet des idées chères à plusieurs rédacteurs de la Nouvelle Revue de Psychanalyse qui rejettent le couple et la dialectique Eros-Thanatos. Ils voient plutôt un Eros se retournant contre lui-même, la haine étant enfermée dans l'amour et la douleur dans la jouissance. Ainsi le mal serait inhérent à la nature humaine. A côté de ces considérations plus générales on trouve des contributions consacrées plus spécialement à des analystes ou au travail psychanalytique. En parlant du mal en psychanalyse on pense à Mélanie Klein qui a radicalisé la vue que le bon serait retenu en nous tandis que le mauvais serait éjecté. Le psychisme individuel devient ainsi la scène où bons et mauvais objets internes s'affrontent. Finalement ce serait le bon objet interne qui devrait en sortir victorieux. Mais une question nous reste : en acquérant le bon objet interne, l'enfant kleinien est-il délivré du mal ? En d'autres mots, le mal est-il l'équivalent du mauvais et peut-il être saisi par la dialectique de l'inclusion et de l'exclusion ? Dans le prolongement de la vue que l'Eros contient en lui les germes de sa dégradation, la réponse des auteurs de ce fascicule serait : non. Finalement, plusieurs auteurs s'interrogent sur la position du psychanalyste vis-à-vis du mal dans sa pratique. Comme psychanalyste, on voudrait bien se situer au-delà du bien et du mal ; on se rend toutefois compte à la lecture de ce numéro combien on est entamé par ses propres prises de position. Plusieurs sujets passent en revue : dans quelle mesure par exemple faisons-nous comme psychanalyste l'apologie du désir ? D'autre part l'analyste est tenu par son patient pour une personne ayant une certaine intégrité morale lui permettant l'expression d'idées et de sentiments sans danger de réponse de la part du thérapeute. Autre point : où se situent les limites de l'analysabilité, vu sous l'angle de la tolérance de l'analyste du "mal" dans son patient ? Numéro fascinant et que je recommande fortement de lire !

Le numéro 39, intitulé "Excitations", reflète bien le caractère ambigu de la théorie freudienne qui, d'une part, veut être fondée sur des bases neurophysiologiques et scientifiques mais dont les notions glissent très vite vers un contenu métaphorique. Il s'en suit une diversité très grande dans les sujets traités : ainsi on parle de l'excitation telle qu'elle court dans le neurone et le rêve, dans la fébrilité d'Hamlet, dans les cahiers de Valéry, dans la vie d'Artaud et au centre financier de Wall Street ! Une fois de plus, le phénomène étudié est évalué dans ses aspects positifs et négatifs. L'excitation est positive quand elle est signe de jouissance, négative quand elle est signe de détresse. J'ai été particulièrement intéressé par le rôle joué par l'excitation chez le fétichiste, quoique d'une façon plus secrète, où celui-ci va organiser tout un scénario pour mener l'excitation vers un point culminant.

L'article de Roger Dorey est bien instructif à cet égard. Dans "Le fétiche, l'image et le signifiant", il montre comment l'objet fétiche est en même temps source d'excitation et rempart contre l'angoisse. L'excitation est aussi opérante chez l'obsessionnel, par exemple, qui voudrait s'en débarrasser mais n'y réussit pas. Jean Cournut nous livre des considérations économiques intéressantes : on peut concevoir deux modèles psychiques : le modèle névrotique centré sur la représentation et le refoulement mais aussi un modèle reposant sur un rapport de forces plus primaires : il s'agirait là d'états psychiques où des excitations traumatiques anciennes ont eu une force telle qu'elles ont empêché la mise en figurabilité. De ce fait, elles doivent être contrées par les mouvements de l'énergie propre de l'appareil psychique. Ce combat épuisant donne souvent lieu à un vécu de vide. A partir de là, on comprend davantage les tableaux psychiques où prime le vide, où il y a absence de représentation et où on glisse vers des symptômes psychosomatiques. Il s'avère aussi que l'accès à la figurabilité n'est pas un acquis définitif mais peut toujours être remis en question.