Notes de lecture

De Rijck, Arsène

1989-10-01

Notes de lecture

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Une notion comme l'humeur paraît être dépassée et appartenant à des théories très anciennes. Pourtant dans ce numéro 32 de la Nouvelle Revue de Psychanalyse, différents auteurs s'évertuent à en montrer l'actualité et l'intérêt qu'elle peut susciter chez des psychanalystes. Deux caractéristiques de l'humeur sont pointées en relief : son caractère changeant et son manque de représentation. Il signale un passage, un changement et il serait le retentissement dans le corporel des représentations non parvenues à la conscience ou l'indice confus d'affects réprimés. Quels sont les points de tangence avec la psychanalyse ? On pourrait dire que la théorie de la libido est en quelque sorte une sexualisation de l'ancienne théorie des humeurs. On a maintes fois décrit la théorie de Freud comme faisant usage de métaphores hydrauliques. La libido pour Freud est comme l'humeur qui se déplace et se transforme. Il y est question de termes comme le flux, le barrage, l'angoisse flottante, le couple circulation libre-stase, fixation etc. Finalement l'humeur n'est ni un affect, ni une représentation. Dans un article qui me parait être une des contributions-clé de ce numéro, Laurence Apfelbaum-Igoin pose la question : l'humeur est-elle un rêve manqué ? D'habitude, le rêve est vu comme une réalisation hallucinatoire (visuelle), parvenant à désamorcer le continu de sa charge affective. Dans l'humeur, il y aurait seulement passage de l'inconscient au préconscient de la charge affective (quoique restée vague, imprécise), sans l'élément représentatif. Le préconscient accepterait cet affect et à défaut de pouvoir exiger l'indifférence du rêve, il changerait carrément de camp et aiguillonnerait l'ennemi même en lui offrant en pâture toutes les perceptions de la journée. Plusieurs articles s'occupent à mettre en lumière cette ancienne théorie hipocratique et galénique des humeurs et à déchiffrer son imaginaire ainsi que de mettre en valeur ses liens avec des conceptions actuelles. Retiennent encore l'attention : la mélancolie et la dépression, l'élation et surtout l'ennui. Comme d'habitude, ce numéro de la Nouvelle Revue de Psychanalyse prête à la réflexion et à la mise en question de certains sujets. N'empêche que quelques articles me donnent l'impression d'être trop littéraires ou posés dans un style alambiqué. Espérons que cette tendance ne s'affirmera pas à l'avenir.

Le thème du numéro 33 étonne : "L'amour de la haine." Pourquoi ne pas simplement réfléchir sur la haine ? D'habitude, la haine est associée à son contraire : l'amour. On pense souvent aussi à l'ambivalence comme un mélange de haine et d'amour plutôt que comme un processus dialectique.

Le terme "amour de la haine" est pourtant justifié. Il existe beaucoup de situations où les individus et les collectivités ne semblent plus aimer qu'une chose : leur haine. Ainsi sur le plan politique et social, la haine du rival et de l'opposant réunit plus les individus que l'amour. Il y a dans ce volume une interview intéressante avec Claude Lanzmann, auteur du film "Shoah", où l'on trouve des considérations sur le génocide juif et un article de Alain Boureau sur "L'inceste de Judas". Sur le plan individuel on pense à l'amant jaloux qui ne sait se passer du rival et où la présence et la permanence de l'objet haï lui est nécessaire. Il est classique – comme on le fait dans ce volume – de distinguer la haine que le sujet porte à ses objets et la haine venant des objets et par laquelle le sujet se sent visé. L'amour que le sujet porte à sa haine, garantit une continuité paradoxale de l'amour. Dans certains fonctionnements psychotiques par exemple la haine est constitutive des limites et de la distinction moi – non-moi. Dans le registre névrotique on trouve entre autres la névrose obsessionnelle où la haine maintient une relation érotique du sujet à ses objets. Quant à la haine subie par le sujet, l'exemple typique en est le sujet paranoïaque pour qui cette haine est indispensable. Et puis bien sûr, il y a la perversion masochique (morale ou sexuelle). Je réfère ici aux articles intéressants de Roger Dorey, traitant des fantasmes de fustigation et celui de Alain Crivillé : "A corps et à cris" (avec comme sous-titre "Parent maltraitant, enfant meurtri"). Ce qui frappe également dans ce fascicule est le rôle important joué par l'amour de la haine dans l'établissement par le sujet de relations avec les objets. C'est peut-être l'objet lui-même qui serait à la base de la haine, car la constitution de l'objet ne serait possible que par un mouvement primaire de la haine : la "menace d'objet", c'est-à-dire la menace d'une discontinuité et d'une délimitation, ceci en opposition avec une aspiration fondamentale à une continuité substantielle (avec la mère). Tout au long de ce volume, on trouve des réflexions intéressantes sur l'apport enrichissant de ce thème pour la psychopathologie : qu'on pense par exemple à la pathologie du couple où la haine est parfois le lien le plus solide ou à la compétitivité et la concurrence forcenées ou encore aux formes extrêmes comme la criminalité et le sadisme. Volume remarquable, tant par ses assises théoriques solides que par sa finesse clinique !

Le numéro 34 est intitulé : "L'attente". En lisant les différents articles, je me suis rendu compte combien l'attente est une dimension importante dans beaucoup d'affections psychiques, comme la procrastination de l'obsessionnel, la rencontre espérée et crainte du phobique, l'attente jamais comblée de l'hystérique, le pervers jouissant plus de son scénario en attente que de sa réalisation. Dans certains autres états psychiques par contre, l'attente semble faire défaut comme chez le déprimé où elle est insupportable dans la compulsion du passage à l'acte. Une fois de plus, les différents auteurs s'appliquent à mettre en valeur les différents aspects, parfois contradictoires, dans l'attente. Nous croyons connaître l'objet de notre attente mais seule la rencontre avec l'inattendu a le pouvoir de satisfaire complètement notre désir. Une question posée à travers plusieurs des articles m'a particulièrement intéressé : quel rôle l'attente joue-t-elle dans la pratique du psychanalyste ? Qu'est-ce que nos patients attendent de nous et qu'attendons-nous d'eux, de leur cure, de nos interprétations ? Il est de bon ton de dire que nous devons psychanalyser sans l'intention de guérir et même sans aucune intention du tout. Je pense qu'il serait irréaliste de prétendre que nous psychanalystes, n'aurions pas des attentes de la psychanalyse mais sont-elles encore les mêmes que celles de Freud, énoncées dans "Les intérêts de la psychanalyse" de 1913 ? Ce volume m'a quelque peu déçu dans la mesure où la plupart des articles contiennent peu de matériel clinique mais les fondent davantage sur des oeuvres littéraires.

On a en psychanalyse prêté beaucoup d'attention à la parole et au langage mais accordé moins de poids au sensoriel. C'est ainsi que dans ce numéro 35, "Le champ visuel", le visuel est pris comme thème de réflexion. Comme nous érigeons notre monde interne et externe à l'aide des perceptions, il va de soi que le visuel y prend une part importante. Un point important me semble être la façon dont le visuel est organisé dans la situation psychanalytique : comme le patient ne voit pas l'analyste, ceci favorisera la mise en parole de la vie intérieure. En opposition avec son séjour sur le divan, le patient investira les moments avant et après séance – quand il voit effectivement l'analyste – d'une façon spéciale, ce qui amènera également du matériel. Beaucoup d'attention est prêtée à cette asymétrie de la situation psychanalytique. Une question intéressante se dégage de certains articles : la parole liée au regard fonctionne-t-elle de la même façon que si elle en est détachée ? Et quel autre visuel est l'organisateur des représentations évoquées sur le divan ? On constate d'ailleurs que beaucoup de patients ont besoin du repère visuel et n'osent pas lâcher le face à face. Il ressort de plusieurs contributions de ce volume le rôle important du visuel dans certains états psychopathologiques. Ainsi, par exemple dans la perversion où l'on pense tout de suite au couple voyeurisme-exhibitionnisme. Mais dans presque chaque perversion voir souffrir, voir jouir, voir déféquer etc… est très important. Freud lui-même accordait au visuel une place prépondérante : la figurabilité dans les rêves s'exerce essentiellement sur le mode visuel. A travers la lecture de ce numéro, la conviction s'impose que le visuel est un organisateur privilégié des représentations et un outil fondamental du psychisme. J.B. Pontalis nous livre des considérations philosophiques sur le visuel. Ainsi dit-il par exemple que l'art ne reproduit pas ce qui est visible mais rend des choses visibles dont au premier abord, on ne se rendait pas compte. La peinture et le rêve nous enseignent qu'on doit désapprendre à voir pour que l'horizon de la chose, des lointains, se donnent à voir dans son immédiateté. Nicole Loraux se penche sur Oedipe aveuglé et Joyce Mac Dougall décrit le cas d'une femme, ayant des doutes sur son identité sexuelle et où la dialectique voir-savoir jouait un grand rôle. Ce volume réussit amplement à décrocher notre curiosité et à nous convaincre de l'importance du sensoriel et du visuel pour la vie psychique.