Notes de lecture

Vaneck, Léon

1989-04-01

Notes de lecture

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C'est une très judicieuse initiative que cette traduction française de l'ouvrage des LAUFER publié en 1984 aux Yale University Press, New Haven et Londres.

En effet, depuis de nombreuses années, ces deux psychanalystes de la Société Britannique ont développé un très important travail théorique et clinique autour d'adolescents gravement perturbés. Les lecteurs francophones connaissent peu et mal les travaux de ces auteurs ; depuis quelques années toutefois, à travers Colloques et Congrès (je pense par exemple au Ier Congrès International de psychiatrie de l'Adolescence qui s'est tenu à Paris en 1985), nous les avons peu à peu découverts, à travers leurs spécificités et aussi certaines divergences de vue avec les acteurs francophones "spécialistes" de l'adolescence, tels par exemple Raymond Cahn, Philippe Jeammet, Evelyne Kestemberg en France ou François Ladame à Genève. Dans cette perspective, je vous renvoie à une précédente note de lecture (n° 9 de cette revue) sur "La psychiatrie de l'adolescence aujourd'hui. Quels adolescents soigner et comment ?", ouvrage publié en 1986 aux PUF, justement sous la direction de deux spécialistes du travail avec les adolescents, Fr. Ladame et Ph. Jeammet. J'y avais souligné le grand intérêt de l'intervention de M. Laufer "Comment imaginons-nous qu'un changement est possible dans le psychisme de l'adolescent et comment voyons-nous notre rôle de spécialiste, pour autant qu'il y en ait un, dans ce processus de changement ?" Et "Qui devons-nous traiter ?". Il développait là sa notion de "cassure", de "breakdown" dans le développement, à savoir un rejet inconscient du corps et le besoin de maintenir inconsciemment une image de soi comme victime ou quelqu'un qui est persécuté ou rendu impuissant par des forces à l'oeuvre à l'intérieur de soi sur lesquelles aucun contrôle n'est possible. Suivaient des considérations tant théoriques que cliniques qui, en quelque sorte, nous faisaient découvrir des perspectives différentes de celles auxquelles nous étions plus familiarisés avec les auteurs français. Mon collègue, A. Alsteens, avait évoqué l'importance de cette pensée dès la première parution de la Revue Adolescence (ibid, n° 6) et à propos de "Psychanalyse, adolescence et psychose" (ibid, n° 12). Je crois important de rappeler que M. Laufer dirige depuis plusieurs années le "Centre for Research into Adolescent Breakdown – Brent Consultation Center, London" où sa femme travaille comme psychanalyste. A travers leurs travaux tant cliniques que théoriques, les Laufer ont progressivement découvert que nous pouvions comprendre beaucoup de graves désordres psychologiques à l'adolescence dans le cadre d'une rupture du processus de développement, essentiel à l'adolescence, rupture qui provient du rejet par l'adolescent de son identité nouvelle. La parution de ce livre permet aux auteurs de nous faire pénétrer plus en profondeur dans leurs recherches.

La première partie est consacrée au "Développement de l'adolescent, pathologie et rupture" ; les auteurs y développent leurs réflexions sur l'organisation sexuelle défensive à l'adolescence et sur ce qu'ils considèrent comme la rupture du développement. Ils formulent ainsi leur thèse : bien que la résolution du conflit oedipien signifie que les principales identifications sexuelles soient fixées et que le noyau de l'image du corps soit établi, ce n'est qu'au cours de l'adolescence que le contenu des désirs sexuels et les identifications oedipiennes seront intégrées en une identité sexuelle irréversible. Cette organisation sexuelle définitive doit maintenant inclure les organes génitaux physiquement matures ; elle est liée à la manière dont le contenu du "fantasme masturbatoire central" est intégré dans cette organisation sexuelle définitive en fin d'adolescence ; cela reflète la manière dont l'adolescent a intégré ses organes génitaux arrivés à maturité dans l'image du corps. Cette notion de fantasme masturbatoire central, qui n'est pas facile à comprendre, est une clé de voûte de l'édifice conceptuel des auteurs. Ils démontrent comment ce phénomène, qu'ils estiment universel, joue un rôle capital après la puberté quand il doit être vécu au sein des relations d'objets et dans la vie sexuelle. Mais on ne peut retrouver l'histoire du développement de ces fantasmes qu'à travers leur compréhension dans le transfert et dans la cure psychanalytique. Les auteurs étudient alors ce qui se passe dans le développement normal et dans le développement pathologique, alors que l'adolescent va rechercher un compromis qui le rendra capable de satisfaire les désirs exprimés par son fantasme masturbatoire central. Le risque pathologique est grand, si, à travers la masturbation et les fantasmes qui l'accompagnent, les désirs prégénitaux ont priorité sur la génitalité, si la libido n'est pas orientée sur un objet, s'il n'y a pas recherche active d'un objet d'amour sexuel. Seule la victoire de la génitalité constitue l'issue heureuse quand le rôle du fantasme masturbatoire central est déterminant pour l'établissement de l'organisation sexuelle définitive. Les désorganisations manifestes du comportement et du fonctionnement pendant l'adolescence sont, pour les auteurs, toujours précédées par une rupture du développement à la puberté, cette désorganisation ayant alors pour conséquence de perturber gravement la fonction développementale de l'adolescence, à savoir l'établissement d'une identité sexuelle définitive. Une des idées centrales de ce concept est qu'il existe une relation précise entre l'unification de l'image du corps, la dernière différenciation masculin/féminin, la résolution de l'Oedipe et le moment où la psychopathologie s'organise et devient irréversible vers la fin de l'adolescence. Quelle est donc cette rupture du développement à la puberté ? M. et Mme Laufer la définissent comme le rejet inconscient du corps sexué et le sentiment d'être passif face aux exigences de son propre corps, ce qui a pour conséquence l'ignorance et le désaveu de ses propres organes génitaux. La pathologie de l'adolescence est donc contenue dans la perception déformée que l'adolescent a de son propre corps et de sa relation à celui-ci exprimée par la haine ou la honte de son corps sexué. Les conséquences de la rupture du développement sont ensuite étudiées de façon différentielle selon qu'elles se manifestent dès la puberté ou bien plus tard. Il est également important pour l'adolescent d'intégrer l'existence de l'appareil génital du sexe opposé, ce qui ne va pas sans angoisse, ce que les auteurs abordent dans des sous-chapitres intitulés "Différenciation homme/femme" et "rupture du développement et complexe d'Oedipe". Suit un chapitre où sont élaborées l'image du corps et la masturbation, notamment leurs rôles et celui des fantasmes masturbatoires pour permettre à l'adolescent d'établir ou non la primauté de la génitalité ; l'adolescent parviendra-t-il ou non à modifier l'image de son corps pour y inclure ses organes génitaux matures et fonctionnels ? Il est capital que la masturbation et les fantasmes masturbatoires pendant l'adolescence jouent le rôle d'une activité auto-érotique qui permette d'intégrer les fantasmes régressifs à l'effort pour accéder à la primauté génitale. Dans le cas contraire, les adolescents qui ne parviennent pas à utiliser la masturbation et ses fantasmes dans cette perspective élaborative vont les ressentir comme la perte du contrôle de leur corps ou encore comme la soumission passive à une force intérieure contre laquelle ils se sentent impuissants. C'est toute la question de la propriété de son propre corps, de pouvoir le vivre émotionnellement comme achevé et sien et non plus comme appartenant encore à la mère. Un autre chapitre aborde plus spécifiquement la masturbation féminine à l'adolescence et le développement de la relation au corps, où, à travers certaines considérations et quelques belles illustrations cliniques, les auteurs nous expliquent que l'intégration définitive des organes génitaux matures, pour l'adolescente, dépend de sa capacité à différencier l'utérus et le vagin (l'utérus qui permet d'avoir un bébé en sécurité et le vagin qui est utilisé dans la relation sexuelle avec un homme). Les adolescentes très perturbées ne parviennent pas à bien différencier utérus et vagin ; le vagin continue à être vécu comme le réceptacle de leur haine, tandis que la capacité de porter un enfant n'est pas intégrée à la relation à leur corps. La première partie se termine par un intéressant chapitre "Le Surmoi, l'image idéalisée du corps et la puberté" où est discuté le rôle capital et décisif du Surmoi dans le succès ou l'échec de la tentative de l'adolescent à assurer son organisation sexuelle définitive. Le rôle du Surmoi est abordé, notamment, dans le maintien de l'équilibre narcissique dans trois directions : la masturbation et l'image idéalisée du corps, l'idéal du Moi et le passage à de nouvelles relations d'objets, l'utilisation de la relation transférentielle par l'adolescent malade. J'ai été particulièrement intéressé par ce dernier aspect, et notamment quant à l'utilisation que fait l'adolescent malade du transfert et qui nous explique certaines réactions contre-transférentielles spécifiques. Ces pages méritent une lecture très attentive, en référence avec notre pratique ; je ne peux qu'inviter le lecteur à les découvrir et à les méditer ! J'ai délibérément choisi de m'étendre un peu sur cette première partie car elle illustre remarquablement les principales positions des auteurs.

La suite de l'ouvrage est tout aussi passionnante, mais à mon sens beaucoup plus difficile à résumer en quelques pages, tant chaque thème abordé est dense, riche, et sujet à de nombreuses réflexions et interrogations pour ceux qui pratiquent le traitement d'adolescents. Je dirais volontiers que toutes nos références théoriques et notre pratique thérapeutique sont sans cesse questionnées. Aussi ai-je préféré me limiter à énumérer les têtes de chapitre.

La deuxième partie aborde plus spécifiquement la notion capitale pour M. et Mme Laufer de la rupture du développement ainsi que l'approche thérapeutique telle qu'ils la pratiquent dans leur service "expérimental". Sont successivement abordés : Rupture, transfert et reconstruction. – Relation d'objet, utilisation du corps et transfert. – La tentative de suicide à l'adolescence : un épisode psychotique. Ces chapitres sont largement étoffés de considérations théoriques et de réflexions sur le traitement au décours d'illustrations cliniques fort évocatrices, telle l'histoire de Mary. Les auteurs centrent leurs propos sur les possibilités thérapeutiques qu'ils considèrent essentielles pour annuler les conséquences de la rupture de l'adolescence et pour écarter les facteurs pathologiques entravant la vie adulte. Ils étudient donc les caractéristiques du processus thérapeutique, l'importance de l'expérience transférentielle, le rôle de la construction ; de plus, ils insistent sur la nécessité fondamentale que la rupture qui s'est produite à la puberté soit revécue dans le transfert, ce qu'ils appellent d'ailleurs une "rupture de transfert", qui doit s'organiser et être élaborée dans la cure.

Dans la troisième partie : "Questions cliniques", sont développés les thèmes suivants : – Comportement compulsif et fantasme masturbatoire central, implications cliniques. – Arrêt du processus du développement.Ce sont surtout deux histoires cliniques très intéressantes qui alimentent les réflexions et élaborations des auteurs. – Le contre-transfert et le développement sexuel de l'adolescent. Dans ce chapitre, M. et Mme Laufer nous expliquent clairement leurs conceptions et leurs perspectives de travail avec les adolescents gravement malades.

Enfin, et pour terminer, la quatrième partie est une "évaluation", qui est abordée dans deux directions : – Une évaluation de la psychopathologie au cours de l'adolescence. – Le travail d'évaluation. Les auteurs nous expliquent que l'application du mode développemental de l'adolescence à l'évaluation de la psychopathologie signifie que notre objectif devrait être : 1. d'établir s'il y a bien eu une rupture de développement. 2. de mesurer la gravité de la fragilité actuelle. 3. d'essayer de prévoir la gravité de la fragilité qui risque de perdurer à la fin de l'adolescence, une fois l'organisation sexuelle définitive acquise. Ces objectifs les conduisent à développer les catégories d'évaluation, trois principalement : le développement qui est dominé par le fonctionnement défensif, l'impasse dans le développement qui précipite une crise aiguë de fonctionnement, et l'arrêt du développement qui interrompt prématurément le processus. Suivent bien évidemment des critères d'évaluation bien précis qui sont largement discutés et justifiés. Les processus de défense sont aussi bien étudiés, de même que l'implication des formes spécifiques de symptomatologie pour l'évaluation, laquelle reste tout à fait centrale dans son but et sa fonction. Issu d'une longue pratique psychanalytique et d'une profonde expérience des adolescents, ce remarquable travail constituera à n'en pas douter une indispensable référence pour les psychothérapeutes d'adolescents. Mais, en outre, il élargit nos horizons théoriques et cliniques en nous apportant des perspectives originales et spécifiques, surtout pour ceux d'entre nous qui sommes plus familiarisés avec la littérature francophone.